Dignitas infinita : un texte définitivement provisoire ?
René Poujol.
Ce texte du Vatican illustre bien les limites d’une parole d’Église lorsqu’elle aborde des sujets nouveaux questionnés par les sciences.
Ce texte, daté du 2 avril 2024, est publié sous l’égide du Dicastère pour la doctrine de la foi. Il a reçu l’assentiment du pape François. Son objectif semble ambitieux, à la mesure de l’enjeu que représente à ce moment précis de l’Histoire de nos sociétés, la nécessité de définir le concept de dignité humaine pour mieux la servir en s’opposant partout à ce qui lui fait obstacle. Ce texte développe une vision « chrétienne » à prétention universelle. Mais déjà les critiques s’accumulent, inégalement convaincantes. Les abus dont l’Église s’est rendue coupable suffiraient-ils à délégitimer, de sa part, toute parole publique indépendamment de son contenu même, comme l’avancent certains ? Il y a là quelque chose d’excessif. Pourtant, si le texte propose des réflexions stimulantes, sans doute utiles, il comporte aussi des considérations – sur le genre ou le changement de sexe par exemple – dont l’argumentation semble mal assurée. Cela interroge sur la finalité et l‘autorité réelle de ce type de déclarations lorsqu’elles abordent des univers où l’expertise de l’Église fait défaut. Contribution au débat ou parole magistérielle ?
Pas facile pour le blogueur ni théologien, ni philosophe, ni « expert en humanité », de se plonger dans la présentation et l’analyse d’un tel texte. Pourtant il faut bien s’y risquer. Et le mot « risquer » ne semble pas excessif lorsque le Préfet signataire reconnaît que le texte est l’aboutissement de cinq années de travail et, reconnait-il, d’arbitrages serrés. À ce stade je ne puis conseiller au lecteur de ce blog qu’à se plonger lui-même dans le texte pour se faire sa propre idée. Je m’en tiendrai pour ma part à en présenter ici l’articulation et les points saillants tout en esquissant quelques réflexions sur les probables obstacles à sa « réception » y compris au sein du monde catholique.
« Dignité humaine » une expression aux multiples sens possibles
Le texte réaffirme qu’aux yeux de l’Église « tout être humain possède une dignité inaliénable » de type ontologique qui tient, pour chacun, au simple fait d’exister par volonté divine, de partager une humanité corporelle « sanctifiée » par l’incarnation de Jésus Christ et d’être promis à une existence pour toujours auprès de Dieu par-delà la mort. Et l’Église salue la reconnaissance de cette « dignité » par la communauté internationale à travers la Déclaration universelle des droits de l’homme de décembre 1948, même s’il peut y avoir divergence sur les fondements de cette dignité. Sauf, souligne le texte, que ce terme de « dignité humaine » peut se prêter à une diversité d’interprétations qui n’est pas sans conséquence pratique. Et c’est sans doute là un premier apport théorique de cette déclaration de distinguer cette dignité ontologique de trois autres concepts : dignité morale, dignité sociale et dignité existentielle.
Diversité des « lieux » où la dignité humaine est engagée
Disons ici simplement (on nous le pardonnera) que cela recouvre et différencie : des comportements qui peuvent être moralement dignes ou indignes, des conditions concrètes d’existence imposées aux personnes qui, de même, facilitent ou font obstacle à une vie digne, enfin des situations liées au handicap, à la grande vieillesse ou à la maladie qui peuvent questionner l’état de dignité de la personne. C’est là une grille de lecture pertinente pour réaffirmer quelques grands principes qui rejoignent la doctrine sociale de l’Église. Et l’on sait gré au document, dans sa quatrième partie, de lister une douzaine de domaines où, selon l’Église, la dignité humaine est en jeu, largement au-delà des seuls domaines traditionnels de bioéthique ou de morale sexuelle, même s’ils sont bien présents : le drame de la pauvreté, la guerre, le travail des migrants, la traite des personnes, les abus sexuels, les violences faites aux femmes, l’avortement, la gestation pour autrui, l’euthanasie et le suicide assisté, la mise au rebut des personnes handicapées, la théorie du genre, le changement de sexe, la violence numérique… Autant de thèmes à propos desquels le texte précise l’approche de l’Église catholique.
On vérifie à la lecture du document ce que cette liste laisse déjà pressentir : il est des affirmations concernant la dignité humaine qui font sans doute consensus, au-delà des seuls catholiques ; d’autres qui d’évidence font débat dans nos sociétés ; certaines enfin où l’Église elle-même peut être mise en contradiction avec ses propres pratiques au risque de voir la légitimité même de sa prise de parole contestée ou relativisée.
Là où il semble y avoir consensus…
Sans doute l’analyse déployée par le texte rejoint-elle un ressenti partagé lorsqu’elle affirme que la dignité intrinsèque de la personne humaine est « indépendante de son statut social », ce qui n’était pas le cas dans les sociétés antiques; qu’elle n’est pas « accordée à la personne par d’autres êtres humains » susceptibles de la lui retirer ultérieurement ; qu’elle existe « indépendamment de la perception que les personnes (individuellement) peuvent en avoir »; que « l’être humain doit s’efforcer de vivre à la hauteur de sa dignité » même si celle-ci dépend en réalité « de la situation des injustices » à laquelle chacun est confronté : économiques, sociales, politiques, juridiques, culturelles… De même peut-on imaginer l’existence d’un consensus sur l’idée « de dénoncer comme contraire à la dignité humaine le fait que dans certains endroits de nombreuses personnes soient emprisonnées, torturées et même privées du bien de la vie, uniquement en raison de leur orientation sexuelle. » Enfin, le texte réaffirme une exigence de sollicitude, sans doute acceptée par tous, à l’égard des personnes qui se trouvent dans une situation de déficit physique ou psychique.
Des affirmations qui font débat
Plus délicate sera la réception, hors de l’Église, mais aussi parmi certains catholiques, d’autres principes énoncés par le texte. « La liberté humaine a besoin d’être libérée », affirme le texte c’est-à-dire, sans doute, « éduquée » ; oui, mais par qui ? ; « s’oppose à la dignité humaine tout ce qui s’oppose à la vie elle-même » (homicide, génocide, avortement, euthanasie et suicide assisté) ; « la souffrance ne fait pas perdre à la personne malade la dignité qui lui est propre » ; aider la personne suicidaire à mettre fin à ses jours est donc une atteinte objective à la dignité de la personne qui le demande, même s’il s’agit de réaliser son souhait. » Autant d’affirmations qui font débat.
En réalité on voit ici poindre avec clarté – c’est l’un des mérites du texte – des points de divergence entre l’Église et la société. Lorsqu’on lit par exemple : « Ce serait une erreur de penser que loin de Dieu et de son aide, nous pouvons être plus libres et, par conséquent, nous sentir plus dignes. » Cela semble poser le principe sinon qu’il n’est de morale possible que fondée sur la foi du moins que la foi suffit à fonder la dignité. Une idée que l’on retrouver ailleurs formulé en ces termes : « La foi contribue de manière décisive à aider la raison dans sa perception de la dignité humaine » ce qui sous-tend la question – aujourd’hui débattue parmi les croyants eux-mêmes – de savoir qui a pleine autorité pour interpréter les exigences de la foi.
Dignité liée à l’être ou à la personne, à des libertés individuelles ou collectives ?
De même apparaît clairement une double pierre d’achoppement dans l’approche respective de l’Église et de la société : la dignité est-elle le fait de « l’être humain«, quel qu’il soit (embryon, vieillard grabataire…) ou de « la personne humaine » capable de raison et d’autonomie, ce qui peut les exclure ? ; la dignité est-elle « identifiée à une liberté isolée et individualiste » indépendamment de la liberté, possiblement antagoniste de l’autre, de la société ou de la création ? Ce sont là de vraies questions où les grandes traditions religieuses et sagesses philosophiques ont sans doute leur légitimité à entrer en dialogue, fût-il conflictuel, avec la pensée contemporaine dominante centrée sur l’émancipation de l’individu !
Pas plus à l’aise avec le « gender » qu‘hier avec Copernic, Darwin ou Freud…
Sans doute le point le plus discutable de ce texte qui suscitera l’ironie de certains, est-il le passage qui concerne la théorie du genre (paragraphes 55 à 59). Le document l’estime « dangereuse, parce qu’elle efface les différences dans la prétention de rendre tous égaux » ; il l’accuse de « chercher à nier la plus grande différence entre les êtres vivants : les différences sexuelles » ce qui « sape la base anthropologique de la famille ». Et le texte invite à « respecter l’ordre naturel de la personne humaine » en rappelant ce propos du pape François selon lequel « La Création nous précède et doit être reçue comme un don. » Sauf que l’apport des sciences empêche toute lecture simpliste des Écritures portant sur une différenciation mâle-femelle absolue et définitive. Il suffit de fréquenter, comme des millions de personnes peuvent le faire, quelque Aquarium de l’Hexagone pour découvrir, parfois avec stupéfaction (je pense par exemple à celui de La Rochelle) le nombre d’espèces qui, de femelles, deviennent mâles au cours de leur vie (Labre oiseau, Girelle, Coquette femelle); celles qui changent de sexe durant leur vie (Poisson clown, Crevette nettoyeuse…) ; celles enfin qui vivent en harem autour d’un maître dominant avant qu’une femelle se transforme pour le remplacer (Anthias tricolore, Barbiers). On est loin du récit simplificateur de la Genèse, quelle qu’en soit la poésie ! Et nul ne peut nier que cela interpelle aussi le croyant.
Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’on trouve dans cette séquence le paragraphe sans doute le plus incompréhensible de tout le document [1]. On pense à Boileau et à son : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». D’évidence, l’Église enseignante n’est pas plus à l’aise avec cette pensée en plein développement qu’elle ne le fut jadis avec celles de Copernic, Darwin ou Freud. Et pour les mêmes raisons de vouloir les juger à l’aune de l’interprétation qu’elle faisait de ses récits fondateurs.
Lorsque l’Église est rattrapée par l’éthique de responsabilité… pour elle-même !
Il est enfin d’autres passages du texte où l’Église risque de se voir confrontée à ses propres contradictions. Difficile de dénoncer comme atteintes à la dignité humaine « la marginalisation des femmes », « la contrainte psychologique », « le travail d’esclave » ou « les abus sexuels » sans prendre le risque de susciter ce type d’interpellation : « Et chez vous ? ». Et il ne suffit pas d’affirmer que « les femmes ont exactement la même dignité et les mêmes droits que les hommes », ou à rappeler à propos de l’Église « Son engagement constant pour mettre fin à tous les types d’abus en commençant par elle-même » pour convaincre de sa bonne foi. Surtout lorsqu’on tombe sur cette autre phrase du texte : « On affirme une chose par la parole, mais les décisions et la réalité livrent à cor et à cri un autre message. » En réalité, l’inconfort pour l’Église est de revendiquer dans une société dont elle n’a pas la charge, l’expression d’une « éthique de conviction« sous forme de grands principes, tout en étant elle-même, dans le champ de ses responsabilités ecclésiales propres, confrontée aux exigences d’une « éthique de responsabilité« qui l’amène, par la force des choses, à prendre des distance avec ces mêmes principes.
Quelle autorité accorder à cette déclaration ?
En ouverture de ce billet, je m’interrogeais sur le statut de cette Déclaration : « contribution au débat ou parole magistérielle ? » Le dernier paragraphe de l’introduction signée du Préfet du Dicastère pour la doctrine de la foi, le cardinal Victor Manuel Fernandez, semble apporter un éclairage qui pourra rassurer les uns, inquiéter les autres. Je le cite : « La présente Déclaration ne prétend pas épuiser un sujet aussi riche et déterminant, mais fournir quelques éléments de réflexion susceptibles d’être pris en charge dans le moment historique complexe que nous vivons, afin qu’au milieu de tant de préoccupations et d’angoisses, nous ne nous égarions pas ni ne nous exposions à des souffrances plus déchirantes et plus profondes. » Ici la balance penche vers la contribution de l’Église au débat. Un rôle qui lui est parfois contesté, au nom de la laïcité. [2]
On peut également vouloir lire ce texte au prisme du nouveau paradigme – inductif plus que déductif – introduit par le pape François à travers le Synode sur la synodalité : discerner la compatibilité avec le dépôt de la foi des requêtes surgies de l’expérience et de la réflexion du peuple de Dieu vivant la réalité du temps présent, plutôt que chercher à adapter à des situations radicalement nouvelles, l’enseignement traditionnel – et intangible – de l’Église. Peut-on dire que ce texte pèche d’être en porte-à-faux au regard des deux démarches ? Il y a là une nouvelle illustration de l’équilibrisme permanent, sans doute nécessaire, mais risqué, du pape François : donner des gages d’ouverture et de volonté de dialogue à des sociétés qui, souvent, n’en veulent pas, au risque de nourrir l’incompréhension de fidèles qui attendent de Rome, dans des périodes troublées, une parole de certitude et d’autorité.
L’impasse du faux procès en illégitimité !
Sans doute est-il trop tôt pour aller plus loin dans l’analyse de ce texte et la réflexion sur sa portée et son accueil. À peine était-il publié sur le site du Vatican que certains, d’évidence avant même de l’avoir lu, proféraient à son sujet des condamnations globales et définitives. En prenant prétexte du décalage que nous avons souligné entre certains principes éthiques et la gestion qu’en fait l’Église pour elle-même. De cette contradiction faut-il tirer la conclusion que l’Église serait illégitime à s’exprimer sur ces sujets, dans le champ du débat public et médiatique ou plutôt l’inviter à prendre conscience de ses contradictions pour les réduire ? Dans la période qui a entouré, en France, les débats sur le mariage pour tous, on a vu une certaine frange du monde catholique réduire aux seules questions de morale sexuelle et conjugale le propos du pape Benoît XVI sur les « points non négociables » à prendre en considération à la veille de tout scrutin décisif. Il est surprenant de trouver la même attitude, face à ce texte, dans la frange opposée des « catholiques d’ouverture », ne retenant eux aussi des domaines où se joue la dignité humaine, que les questions sociétales controversées alors même que le texte pointe plus largement, à la demande même du pape François, les atteintes à la dignité nées de la guerre, des injustices ou de l’exploitation des migrants. Et que cette parole n’est pas superfétatoire dans nos sociétés…
Sans doute le projet du blogueur signataire de ce billet (long) de se poser en « catholique en liberté« suppose-t-il, ici comme ailleurs, une exigence de nuance et de vérité qui ne peut s’accommoder ni d’inconditionnalité ni de dénigrement.
Notes :
[1] Je cite : « 56. En même temps, l’Église souligne les points fortement critiques présents dans la théorie du genre (gender). À cet égard, le pape François a rappelé que « la voie de la paix exige le respect des droits humains, selon la formulation, simple, mais claire, contenue dans la Déclaration Universelle des Droits Humains dont nous venons de célébrer le 75e anniversaire. Il s’agit de principes rationnellement évidents et communément acceptés. Malheureusement, les tentatives tentées ces dernières décennies d’introduire de nouveaux droits qui ne sont pas pleinement importants par rapport à ceux initialement définis et pas toujours acceptables, ont suscité des colonisations idéologiques, parmi lesquels la théorie du genre joue un rôle central, qui est très dangereuse parce qu’elle efface les différences dans la prétention de rendre tous égaux ». [2] Dans un entretien à la Croix, le jésuite Alain Thomasset, professeur de théologie morale aux Facultés Loyola Paris, regrette l’absence, parmi les lieux identifiés où se joue la dignité humaine : l‘écologie et l’intelligence artificielle.https://www.renepoujol.fr/dignitas-infinita-un-texte-definitivement-provisoire
Golias Hebdo n° 814.