Luc Chatel.
Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, vient d’engager la dissolution de l’organisation catholique intégriste Civitas, après des propos antisémites. Fondé en 1999 par l’amiral François de Penfentenyo, Civitas est, depuis 2012, dirigé par Alain Escada, 43 ans, proche de la Fraternité Saint-Pie X. Si l’on avance le chiffre d’à peine 500 adhérents parmi lesquels de nombreux retraités et quelques officiers au conseil d’administration, Civitas est un groupuscule, mais qui s’est fait une réputation par ses opérations spectaculaires. Luc Chatel, ancien rédacteur en chef de « Témoignage chrétien », auteur en 2014 du livre « Civitas et les nouveaux fous de Dieu », éd. Temps Présent, présente pour « Golias » quelques clés pour comprendre leur stratégie.
Les catholiques identitaires se sont donc imposés dans le paysage. Et ceci, grâce à des méthodes inédites dans leur courant de pensée. Ces adversaires féroces du « modernisme » ont utilisé sans complexe l’un de leurs chevaux de Troie : les nouvelles technologies. C’est l’une des bizarreries d’Internet : les catholiques ont fait partie des pionniers du web. Que ce soit à travers des sites, des blogs ou des forums. Et plus récemment sur Twitter et sur Facebook. Le 22 février 2003, un document officiel du Vatican, « L’Église et Internet », en fait une priorité : « Il est également important qu’à tous les niveaux de l’Église, Internet soit utilisé de façon créative pour répondre aux propres responsabilités et accomplir l’œuvre de l’Église. Rester timidement en arrière de peur de la technologie ou pour d’autres raisons n’est pas acceptable. » S’il arrive en deuxième position des comptes Twitter les plus suivis au monde, avec dix millions d’abonnés contre quarante millions pour Barack Obama, le pape François est en revanche le plus influent sur ce réseau social, d’après une étude de l’agence Burson-Marsteller du 26 juillet 2013. En effet, ses messages sont retweetés en moyenne plus de 11 000 fois, contre 2 309 fois pour le président des États-Unis. En France, des blogueurs catholiques comptent depuis des années parmi les plus influents : Cybercuré, Koz, Patrice de Plunkett, Le petit chose… Or, parmi les plus actifs, on trouve bons nombre d’adeptes de la messe en latin. Le Salon beige, Tradinews, Le Rouge et le noir ou La Porte latine (site officiel de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X) sont des mines d’information. Et de grande qualité du point de vue technique. Le Salon beige a été classé 11e blog le plus influent de France en janvier 2014 par le site e-buzzing. Le mouvement créé par Béatrice Bourges, le Printemps français, et tous les satellites qui gravitent autour, ne fonctionnent quasiment que par Internet, notamment à travers les réseaux sociaux : diffusion d’informations théoriques et pratiques, opérations de recrutement, commentaires d’actualité… Tout passe par la toile. Le Printemps français place l’utilisation d’Internet au rang de ses « principes de fonctionnement » : « Face à un pouvoir autoritaire, isolé, qui emploie la violence policière, nous opposons le modèle du réseau, de l’adaptation, de la fluidité. Notre message se crée des canaux de communication spontanés. Notre réputation nous précède de ville en ville… » À l’occasion d’une conférence donnée sur « Les nouvelles technologies au service du bien », Louis-Marie Resseguier, jeune militant fougueux de Civitas, déclarait : « Nous devons être des cybercombattants. Un réseau social, c’est indispensable pour militer et commenter l’actualité. Aujourd’hui, ça devient indispensable. » C’est aussi sur Internet que l’on trouve le plus grand nombre d’entretiens accordés par les catholiques intégristes, que ce soit sur des sites partisans ou sous forme de vidéos postées sur YouTube. On signalera par exemple le travail effectué par Franck Abed, activiste royaliste qui avait envisagé de se présenter à la présidentielle de 2007. Il a réalisé des dizaines d’entretiens vidéos, parfois très longs, qui vont de religieux intégristes à l’intellectuel proche de l’extrême droite Alain Soral, en passant par Jean-Marie Le Pen.
« Des cyber-combattants »
Ce même Alain Soral que l’on retrouve fin janvier 2014 dans une affaire très médiatisée, autour de la soi-disant « théorie du genre ». Une personnalité de son entourage, Farida Belghoul, a utilisé massivement Facebook et l’envoi de SMS pour diffuser des rumeurs qui ont incité certains parents à retirer leurs enfants de l’école un jour par mois. Ces messages dénonçaient l’application d’une « théorie du genre » qui consisterait à enseigner les pratiques sexuelles aux enfants. Le vaste écho reçu par cette rumeur s’explique en partie par le long travail préparatoire des catholiques identitaires. C’est en effet un de leurs thèmes de prédilection. Pendant des années, Béatrice Bourges a donné des conférences au sein de l’institut Ichtus sur « la théorie du gender ». Alain Escada, lui, en a fait le thème d’un livre au titre à rallonge, publié en novembre 2013 : Théorie du genre : l’idéologie qui voulait détruire la Création et libérer toutes les perversions humaines. Il publia fin janvier 2014 un communiqué déclarant que « Civitas soutient Farida Belghoul et dénonce les mensonges de Vincent Peillon concernant la théorie du genre ». À la même période, Internet démontra son efficacité foudroyante à l’occasion du voyage officiel de François Hollande au Vatican, le 24 janvier 2014. Quelques jours avant, une pétition est lancée par un site, citizengo.org, sous forme de lettre ouverte au pape pour que celui-ci « puisse officiellement faire état » au Président de la République « du profond malaise et de l’inquiétude grandissante de nombreux catholiques de France face à la promotion par son gouvernement d’atteintes majeures aux droits fondamentaux de la personne humaine ». La pétition diffusée sur Internet atteint en quelques jours plus de 100 000 signatures. Toutes anonymes. À l’exception d’une personne, Julie Graziani, présentée comme une mère de famille de 35 ans. On n’en saura pas plus. Mais elle se retrouve interrogée dans tous les médias : Le Monde, Le Parisien, La Croix, Le Point, BFM-TV, Famille chrétienne, « L’émission pour tous » de Laurent Ruquier sur France 2, etc. Elle affirme être co-rédactrice du texte, avec deux autres personnes. Dont on n’aura jamais l’identité. Et explique que cet appel s’est fait à l’initiative de quelques amis, en dehors de toute organisation. Sur France 2, habillée de façon sexy, elle se présente comme une catholique moderne. Ce qu’elle ne dit pas en revanche, c’est que le site qui est à l’origine de cette pétition, citizengo.org, appartient à une fondation espagnole intégriste, HatzeOir. L’un de ses combats est notamment de faire interdire tout remboursement de l’IVG, même en cas de viol. Elle est, avec d’autres, à l’origine du projet de loi espagnol qui vise à revenir sur le droit à l’avortement. Par ailleurs, HatzeOir est soupçonnée par certains d’être financée par une puissante organisation paramilitaire intégriste d’extrême droite, El Yunque, fondée au Mexique (voir l’article du quotidien El Païs : « Los secretos del Tea Party español », 2 janvier 2011). Formidable outil de transparence, Internet permet aussi d’avancer masqué.
Les tenants de la Tradition ont intégré une autre leçon de nos temps hypermodernes, celle de la société du spectacle. Longtemps, ils ont confiné leurs débats aux épaisses enceintes des abbayes et des séminaires. Et réservé leurs tribunes à des revues confidentielles. La nouvelle génération, elle, fait un choix radicalement différent. Celui de l’arme fatale : la télévision. Et pour passer dans la petite lucarne, il faut faire sensation. Organiser une mise en scène, un spectacle. Béatrice Bourges l’a également théorisé dans la liste des principes du Printemps français, sous l’intitulé « création d’événements » : « L’événement provoqué devient le média du militantisme. Nous devons rechercher l’efficacité politique du témoignage jusque dans sa mise en scène. Il s’agit de perturber la codification convenue de l’information pour créer un sens différent. Le nouvel impératif de la politique est d’installer l’événement au centre du débat. C’est de cette manière que nous briserons l’encerclement médiatique. » Pourtant, ce n’est pas elle qui en a donné l’illustration la plus flagrante. Elle s’est longtemps contentée de suivre le mouvement. Le plus efficace, dans ce domaine, c’est incontestablement Alain Escada. C’est à Avignon qu’il en a fait la preuve pour la première fois, en 2011, lors de l’exposition de l’œuvre polémique « Piss Christ ». Il a été épaulé dans ce show par un collectif plus groupusculaire et violent, Renouveau français. L’action s’est passée à deux niveaux. Le premier était du ressort de Civitas.
Lobbying auprès des élus
L’association a initié des manifestations en forme de processions, où tous les sens du public ont été mis en éveil. Les yeux se sont régalés du cortège de religieux en soutane et col romain. Au-dessus de leurs têtes flottaient une multitude de fanions et de drapeaux rappelant le bon vieux temps de la monarchie de droit divin. Les oreilles, elles, pouvaient goûter à la musique, devenue rare dans les mass médias, de chants religieux entonnés en chœur. On se serait presque cru à un spectacle du Puy du Fou, cher à Philippe de Villiers. Le deuxième niveau, orchestré par Renouveau français, était plus brutal : destruction partielle de la photo Piss Christ à coups de marteaux et agression de spectateurs des pièces de théâtre à Paris, avec des œufs et de l’huile de vidange (voir la deuxième partie). Démonstration + transgression = opération réussie. Outre la visibilité inédite qu’elle a offerte aux catholiques ultras, la mobilisation anti-mariage pour tous marque une autre évolution. Elle les a amenés sur ce qui est devenu leur terrain privilégié : la politique. C’est un des grands tournants pris par les traditionalistes et les intégristes ces dernières années : une partie d’entre eux a délaissé les combats théologiques et ecclésiologiques pour suivre au plus près l’actualité parlementaire et partisane.
L’organisation de Civitas est à ce titre exemplaire. Les seules encycliques qui sont analysées et décryptées sur leur site remontent à plus de cinquante ans ! Quant au mot « homélie », le moteur de recherche du site ne le connaît pas. Alain Escada lui-même a reconnu à plusieurs reprises quelle était la nature de sa mission à la tête de Civitas : le lobbying auprès des élus. En novembre 2009, à l’occasion d’un entretien accordé au site generationfa8.com, et alors qu’il vient d’être nommé secrétaire général de l’association, il déclare : « Il y a bien longtemps que je souhaite développer un authentique lobbying catholique, pénétré de foi profonde et de ferme volonté, mais aussi de rigueur, de méthode et de tactique. À Bruxelles, tant auprès des institutions européennes que de sociétés commerciales ou de médias, j’ai déjà pu vérifier le réel potentiel d’une telle démarche. » Avant de s’investir en France au sein de Civitas, Alain Escada a été président de l’association catholique d’extrême droite Belgique et chrétienté. Et il a en effet réussi à la faire accréditer officiellement comme lobby auprès du Parlement européen. Il poursuit, dans ce même entretien : « Il s’agit de démontrer avec beaucoup de pédagogie que les catholiques ont des devoirs qui ne se limitent pas à assister à la messe chaque dimanche. Ils doivent aussi prendre leurs responsabilités dans le domaine politique. Avec humilité, bien sûr. Mais aussi avec foi et espérance. La résignation de tant de catholiques traduit en fait leur manque de foi et leur peu d’espérance. Civitas veut contribuer à rendre confiance aux catholiques et à fortement augmenter la visibilité des catholiques dans la vie publique. »
Trois ans plus tard, en juin 2012, lors d’un conseil d’administration, Alain Escada souligne de façon beaucoup plus explicite le tournant qu’il a fait prendre à l’association : « Civitas n’est plus un institut de formation et d’action, mais un mouvement d’action politique catholique. » Le 1er juin 2013, dans la rubrique Poing de vue du site Nouvelles de France, il écrit : « Continuons sans faiblir à chahuter les ministres, à faire entendre partout la voix de la colère et de la résistance. Profitons de l’été pour participer à des sessions de formation. Maîtrisons les concepts. Identifions les adversaires en parvenant à distinguer les exécutants et les commanditaires. Décortiquons les différentes phases de leur plan. Mettons au point une stratégie de reconquête. »
« Bulletin de veille législative »
Décortiquer, c’est le travail de Jean-Claude Philipot, le délégué national de Civitas et bras droit d’Alain Escada. Il publie environ tous les deux mois un « bulletin de veille législative ». De façon très méthodique, il y détaille et commente les projets et propositions de loi qui lui semblent importants, article par article. Il doit y passer ses jours et ses nuits… Même lorsque Civitas aborde un sujet éloigné des priorités gouvernementales du moment, il y a toujours un moyen de le raccrocher à l’actualité politique. Ainsi, quand Alain Escada est interrogé en 2013 sur son dernier ouvrage, qui porte sur la théorie du genre, il dénonce le ministre de l’Éducation nationale Vincent Peillon et la porte-parole du gouvernement Najat Vallaud-Belkacem. Ils ont, d’après lui, le projet de propager cette théorie dans la société française, ses écoles, etc. Et il va même jusqu’à pointer une menace de niveau mondial : « Il faut être conscient que des organisations internationales comme l’ONU, l’UNESCO ou le Parlement européen participent depuis des années à l’élaboration d’un plan méthodique pour imposer la “théorie du genre”. Des stratèges et des tacticiens ont été mis au service de ce plan diabolique. » (Entretien au site medias-press.info, le 15 octobre 2013.) L’inflexion politique des catholiques ultras se retrouve de façon tout aussi éclatante au sein de l’institut Ichtus [1]. Notamment depuis qu’il est présidé par Bruno de Saint Chamas, nommé à ce poste en 2010. Depuis 2012, il organise chaque automne un colloque intitulé : « Catholiques en action ». Parmi les thèmes abordés lors des deux éditions : « Agir via un parti politique pour le bien commun », « Agir sur les idées et sur les lois : “think tank” et influence », « Enjeux de l’engagement des catholiques dans la vie sociale et politique », etc.
L’ambiguïté d’Ichtus – organisation à vocation religieuse ou politique ? – existe depuis sa création. Comme le rapporte le sociologue Massimo Introvigne dans un article très documenté (« Jean Ousset et la Cité catholique. Cinquante ans après Pour qu’Il règne »), Jean Ousset avait été accusé par certains théologiens, jésuites notamment, de détourner de leur usage les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, dont il avait fait une des bases de sa doctrine. Selon eux, explique Massimo Introvigne, il « aurait mis les Exercices ignatiens au service d’une propagande politique de droite et monarchiste », au risque, pour les membres de la Cité catholique, « de “fausser complètement l’équilibre spirituel” voulu par saint Ignace lorsqu’ils considèrent l’aspect social et politique comme plus important que l’aspect individuel et moral. Le livre des Exercices spirituels deviendrait ainsi “une sorte de manuel politique contre-révolutionnaire”, et l’on courrait le risque de fréquenter les Exercices en les prenant d’ordinaire comme une “école de guerre” politique. »
Note :
[1] Frère jumeau de Civitas, mais « rallié » à Rome alors que Civitas est le bras politique de la Fraternité Saint-Pie X, toujours en rupture avec le Vatican.Pour aller plus loin : Luc Chatel, Civitas. Les nouveaux fous de Dieu, éditions Temps Présent, 2014, 149 pages.
https://www.golias-editions.fr/2023/08/08/civitas-les-nouveaux-fous-de-dieu-en-croisade-2/