Parler de Dieu aujourd’hui, pourquoi et comment ?
À propos du livre de José Arregi « Dieu au-delà du théisme »
Félix Placer Ugarte.
Dieu n’est-il pas un sujet en déclin ? N’est-il pas un mot qui, pour beaucoup, sonne ambigu et que chacun comprend à sa manière ? N’a-t-il pas même conduit, à certaines époques et en certains lieux, au fanatisme et au fondamentalisme ? N’a-t-il pas légitimé les conquêtes et les pillages ? N’est-il pas un terme déjà indifférent pour beaucoup et qui ne préoccupe pas, n’occupe pas le temps et les mots dans les sociétés sécularisées ?
Quand les questions les plus urgentes comme la guerre qui ravage tant de pays, les inégalités flagrantes et injustes d’un système capitaliste qui tue, quand la terre gémit et crie le harcèlement auquel elle est soumise par l’avidité consumériste des pays riches pollueurs, quand la COP 28 se termine par de faibles accords sur l’urgence climatique, quand plus des deux tiers de l’humanité subissent les conséquences d’une inégalité croissante et que la pauvreté s’aggrave ? Parler de Dieu est au moins superflu pour beaucoup, quand ce n’est pas interprété comme une dérobade aliénante.
Une proposition radicale
Dans ces contextes, il est donc surprenant et compromettant de chercher Dieu quand c’est l’homme qui est perdu. José Arregi a pris ce risque avec son livre récemment publié, qui offre une réflexion dans laquelle il propose d’aborder le sujet de Dieu à la racine et d’offrir ou de proposer une voie alternative de recherche de Dieu. Pourquoi ? Pour se concentrer sur des débats théoriques, pour faire oublier la situation cruelle de notre monde, pour détourner notre attention vers un au-delà ou pour reproduire des spiritualismes aliénants, pour récupérer le terrain perdu ?
Certainement pas. Ce livre de théologie radicale a été écrit et publié à l’aube d’une nouvelle époque dans laquelle entre l’humanité, et qui lui lance un grand défi face à l’anthropocène, généré par l’« homo sapiens », pour découvrir une nouvelle période globalisante et transformatrice.
Ce livre n’est pas nouveau. Il a été élaboré au cours d’une longue période de réflexion par l’auteur qui, à partir de son inspiration franciscaine, pressant et réfléchit de manière cohérente et logique sur le thème de Dieu qui, en fin de compte, est le problème de l’humanité et le Mystère de l’univers. Il n’est pas le seul théologien à penser ainsi ou à explorer ce domaine de cette manière. D’autres théologiens qu’il cite au fil des pages l’ont fait et l’ont inspiré. C’est à partir d’eux, mais surtout de leur vie cohérente et de leur pensée structurée, que José Arregi propose ce « passage exigeant et libérateur de Dieu ». Transit des dieux des multiples religions vers le Mystère insondable, vers le Souffle inspirateur de Dieu en qui « nous vivons, nous nous mouvons et nous existons » (Actes 17,28), non pas pour se perdre dans des élucubrations métaphysiques, mais pour transformer ce monde.
Depuis leur naissance au Ve millénaire avant J.-C. à Sumer, les dieux ont conditionné l’histoire de l’humanité et c’est en leur nom qu’ont été légitimés les pouvoirs, les conquêtes, les pillages et les guerres. Chaque royaume ou empire a mis ses dieux de son côté. Il en a été ainsi jusqu’à l’époque moderne en Occident. C’est aussi au nom du Dieu du christianisme qu’on a légitimé les conquêtes, les impositions de pouvoir, la condamnation de ceux qui croyaient en un Dieu d’amour et de justice et qui agissaient en conséquence en défendant les pauvres et leurs causes.
Cette idéologie religieuse existe encore aujourd’hui, mais pour de nombreuses personnes, elle a perdu sa pertinence dominante. Les processus culturels et de sécularisation, la pluralité religieuse, la liberté de croyance ou d’incroyance, l’athéisme et l’agnosticisme l’ont supprimée pour de nombreuses personnes.
Une transition « théologique » et subversive
Conformément à cette observation, J. Arregi propose ce qu’il appelle une « transition théologique » du « dieu » théiste dans ses multiples dénominations, vers un Dieu qui se découvre au plus profond de l’humanité et de l’univers comme un Mystère insondable, un Souffle et une Énergie qui inspirent et enveloppent tout ce qui est, toute vie. Du Dieu d’en haut, nous passons au Dieu intime et profond qui se trouve dans les profondeurs de notre existence et de l’univers. Nous remplaçons l’idée dualiste de « dieu » par un Dieu qui nous transforme et transforme le monde contre toute domination, inégalité et subjugation, pour être toujours libérateur et, contre toute haine et injustice, Amour.
C’est pourquoi je considère le livre d’Arregi comme un livre subversif, car rien n’est plus subversif dans le monde d’aujourd’hui que de croire en un Dieu-mystère qui pousse nos cœurs et nos actions à la liberté et à la solidarité. Il nous appelle donc à dépasser-subvertir l’anthropocène pour comprendre l’univers dans une relation holistique profonde où tout tend à la rencontre, à la communication, à l’Amour ; où l’humanité acquiert son sens définitif ; non pas dans la croissance technocratique nécrophile illimitée des puissants, mais à partir des plus humbles et des plus pauvres.
Ces « notes pour une transition théologique », selon le sous-titre du livre, ne sont pas centrées sur des formulations dogmatiques ; il ne les nie pas non plus, bien sûr, mais les réinterprète. Il n’est pas enfermé dans une religion qui l’empêche d’être libre, mais il est guidé par une pensée créative au-delà des contrôles ecclésiastiques conservateurs. C’est en fin de compte l’attitude spirituelle et libre de Jésus de Nazareth à l’égard de la théologie et de la religion de son temps.
Il nous a montré un Dieu avec un langage qui correspondait aux catégories de son époque. Il a voulu aller au-delà des religions, des rites, des mandats et des normes pour trouver le Mystère profond qui animait et motivait sa vie, pour montrer le Père accueillant, l’Amour définitif. À cause de cette annonce subversive qui nous fait passer du « dieu » dominateur des religions au Dieu profondément intime, humain et libérateur (Lc 4,18), il a été condamné et exécuté. Mais avec sa mort, l’Esprit qui l’a suscité n’est pas mort. Il a continué à animer la découverte du Dieu qui l’avait envoyé pour libérer les pauvres et les captifs, pour annoncer et faire advenir son Royaume de justice, de vérité et d’amour, de bonheur selon les béatitudes (Mt 5, 3-12).
La transition à laquelle nous invite le livre d’Arregi, dans cette ligne non théiste, se fait, à mon avis, selon trois axes : théologique, doctrinal et spirituel.
Tout d’abord, en tant que livre de théologie, son sujet est Dieu. C’est l’œuvre de la théologie développée dans d’innombrables réflexions où l’approche théiste a prédominé, présentant Dieu comme transcendant, tout-puissant, éternel, début et fin de toutes choses ; et aussi, bien sûr, personnel dans sa relation trinitaire et personnelle avec l’humanité. Cette théologie classique a sans doute évolué tout en conservant l’approche de base exprimée dans les dogmes de l’Église au sein d’une approche théiste. Sans les nier, comme souligne Arregi, sa réflexion propose un Dieu, au-delà du théisme, comme une Réalité première, suprapersonnelle, dépassant toute dualité, dans une relation de communion, « sans “autre” en face de Lui-même ». La compréhension de cette réalité s’inspire des traditions sapientielles profondes des mystiques et des mysticismes théistes ou non, qui est transparente dans l’univers et dans la partie la plus intime de la personne, comme l’a dit Teilhard de Chardin, et qui, avant tout, a été communiquée par Jésus de Nazareth comme la source de la réalité et qu’il a appelée Père.
Mais il ne s’agit pas seulement d’un livre théologique, il est aussi théologal, c’est-à-dire qu’il propose une autre façon de comprendre et de vivre les attitudes qui nous relient à Dieu, à sa Réalité, à l’univers, aux autres personnes. Il s’agit de ce que l’on appelle classiquement les vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité.
Comment croire en Dieu, comment le chercher et le trouver, et où ? Non pas comme une affirmation de vérités et la profession de croyances immuables qui nous sont lointaines, mais comme un Mystère communiqué, ouvert, sans limites, en qui « croire, c’est créer ». Il ne se trouve pas dans les marchés où le « fou » de la métaphore de Nietzsche le cherchait avec sa lanterne pour voir que nous avions tué ce dieu, mais dans les plus pauvres et les plus abandonnés, dans les gens qui fuient les ruines de Gaza détruites par la haine, dans les familles des maisons détruites d’Ukraine, dans les enfants sans nourriture, dans ceux qui souffrent de l’injustice et cherchent la libération, luttent pour un monde humanisé ?
Le livre d’Arregi se présente comme une réflexion théologique sur l’espérance qui nous pousse à transformer tant d’injustices causées par l’anthropocène pour faire de nous des personnes solidaires dans lesquelles cette espérance naît parce que nous partageons ce que nous sommes et ce que nous avons.
Par conséquent, il n’y a de place que pour l’amour comme motivation définitive et énergie transformatrice qui est une relation avec tout ce qui existe, un soin respectueux de la nature, une compassion pour ceux qui souffrent, un engagement libérateur envers les opprimés, une table commune pour toute l’humanité.
« Dieu au-delà du théisme » est donc un livre de profonde « spiritualité de vie, au-delà de la religion », des rites, des normes, des commandements et des obligations qui peuvent encore servir, mais dans la mesure où ils nous font découvrir l’Esprit et le Souffle de vie de tout ce qui est et le sens ultime de la vie, comme l’insiste Arregi. Ce n’est que par ce chemin spirituel, avec ou sans médiation religieuse, que nous pouvons accéder au Dieu qui est le Fond ultime de tout ce qui existe, dans une liberté radicale, dans une créativité permanente, dans un amour total.
Tous reliés dans le Mystère
Ce Mystère insondable, ce Souffle inspirateur, cette Énergie qui anime tout, cet Esprit qui vivifie tout, qui bat dans le cœur d’un nouveau-né, dans le parfum d’une fleur, dans le battement d’un oiseau, dans l’immensité de l’univers, dans le pauvre, le simple et l’humble, inspire des spiritualités authentiques où nous le trouvons et l’expérimentons en créant des relations dans un monde holistique où tout est connecté. Elle s’est sans doute exprimée aussi dans les religions plurielles du monde ; bien que souvent manipulées par des intérêts politiques et économiques de domination, elles ont été pour beaucoup un lieu de rencontre avec Dieu et une aspiration limitée vers sa Source infinie.
Jésus, « métaphore de l’incarnation universelle », comme le présente Arregi et que nous célébrons en tant que croyants à Noël, expression de la lumière qui illumine toute la création, était également un homme religieux de son temps ; mais il n’a pas fondé de religion, il l’a transformée pour qu’elle soit un chemin vers Dieu, à l’instar des autres religions dans leur pluralité en dialogue. Il n’a donc pas non plus fondé le christianisme, qui est né à la suite de son mouvement spirituel libérateur et qui est soumis aux vicissitudes de l’histoire avec ses limites et ses erreurs, mais aussi, bien sûr, avec ses réalisations évangélisatrices et qui, aujourd’hui, dans ses formes historiques transitoires, est, comme l’indique Arregi, en « crise terminale ».
Le modèle actuel de l’Église, avec ses structures temporelles et contextuelles, née comme communauté et devenue une puissante institution cléricale, a également besoin d’une profonde réforme de son langage, de ses rites et de son organisation. C’est ce que reconnaît cette même Église qui, mobilisée par le pape François, lance un processus de synodalité de l’ensemble du peuple de Dieu. Pour cela, il est essentiel, comme le souligne Arregi, de passer de « dieu à dieu », en dépassant les idées dépassées et restrictives pour nous ouvrir à un Dieu-Vent mystique qui bat dans chaque vie en liberté, inspire chaque prière, nous pousse à l’action pour la justice et à l’engagement transformateur dans une relation fraternelle et holistique avec tout ce qui existe.
Ce sera la seule manière de répondre de manière testimoniale non seulement à un changement de structures ecclésiastiques, de relations et de langage, mais aussi aux aspirations et aux désirs de femmes et d’hommes qui ont confiance et espèrent en Dieu, qui encourage un cheminement uni et synodal. Alors, poussés par l’Esprit qui a envoyé Jésus annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres et la liberté aux opprimés (Lc 4,18), nous faisons l’expérience de la chaleur de la Flamme d’accueil, nous nous laissons guider par la Lumière qui, à son tour, nous guide dans notre cheminement vers l’avenir.
On peut lire aussi : https://nsae.fr/2023/07/31/dieu-au-dela-du-theisme-esquisses-pour-une-transition-theologique-de-jose-arregi/