Repenser l’Europe après Delors
Thomas Piketty.
Avec la disparition de Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995, c’est toute une page de l’histoire européenne qui se tourne. Il est temps de faire aujourd’hui le bilan critique de cette période décisive et d’en tirer des leçons pour l’avenir, à quelques mois des élections européennes de 2024.
Acte unique en 1986 (libre circulation des biens et des services), directive européenne de 1988 sur la libéralisation des flux de capitaux, traité de Maastricht en 1992 : c’est peu de dire que l’Europe que nous connaissons aujourd’hui fût modelée au cours de cette période.
En particulier, c’est le Traité de Maastricht, adopté de justesse par les électeurs français en septembre 1992 (51 % de oui), qui transforme l’ancienne Communauté économique européenne (CEE, instituée en 1957 par le traité de Rome) en Union européenne (UE) et la dote d’une monnaie unique. Comme prévu en 1992, l’euro entre en vigueur en 1999 pour les entreprises et en 2002 pour les particuliers.
Le Traité constitutionnel de 2005, rejeté en France par référendum (55 % de non) puis adopté par la voie parlementaire après quelques menus changements sous la forme du Traité de Lisbonne en 2007, se contente au fond de consolider les décisions cruciales prises entre 1986 et 1992 et de constitutionaliser les principes de libre concurrence et de libre circulation, sans nouveauté majeure. Le Traité budgétaire de 2012 durcit les critères de Maastricht fixés en 1992 sur la dette et les déficits, là encore sans innovation centrale.
Pour comprendre ce qui se joue dans les négociations européennes décisives menées entre 1985 et 1995, l’ouvrage de référence reste celui publié en 2007 par Rawi Abdelal (Capital Rules. The Construction of Global Finance, Harvard University Press, 2007, non traduit en français). À partir de dizaines d’entretiens approfondis avec les principaux acteurs politiques et hauts fonctionnaires européens de l’époque, en particulier Jacques Delors et Pascal Lamy, Abdelal analyse avec finesse les visions de l’avenir et les marges de négociation des uns et des autres.
Pour résumer, le pari des socialistes français est que la création de l’euro et de la Banque centrale européenne (BCE), puissante institution fédérale prenant ses décisions à la majorité des voix, permettra à terme la constitution d’une puissance publique européenne capable de réguler les forces économiques plus efficacement que n’a réussi à le faire le gouvernement français d’union de la gauche issu des élections de 1981. Pour obtenir ce résultat, ils accèdent à la demande centrale des chrétiens-démocrates allemands, qui plaident pour une libéralisation absolue des flux de capitaux, sans aucune régulation publique, et en particulier sans aucune fiscalité commune, question cruciale et largement négligée par Mitterrand et Delors lors des négociations. Les bases du compromis sont posées.
Trente ans plus tard, le bilan de ces innovations radicales est forcément nuancé. D’un côté, la BCE a joué un rôle central pour éviter un effondrement généralisé à la suite de la crise financière de 2008 et de la crise du Covid de 2020. Après quelques errements initiaux lors de la crise grecque et de l’inutile rechute austéritaire de 2012-2013, le mode de décision à la majorité a permis à la BCE de passer outre les vétos nationaux (notamment allemands) et de mobiliser rapidement et efficacement des sommes considérables pour stabiliser l’économie européenne et réduire les écarts de taux d’intérêt au sein de la zone euro. Personne ne sait ce qui se serait passé sans la monnaie unique, et force est de constater que les pays nordiques restés à l’écart de l’euro ne s’en sont pas si mal sortis (sans plus). Toujours est-il qu’aucun acteur politique crédible ne propose aujourd’hui de revenir au franc.
D’un autre côté, chacun comprend bien que la création monétaire ne peut pas à elle seule régler tous les problèmes. Les banquiers centraux se sont en outre montrés beaucoup plus allants pour sauver les banques et les banquiers que pour permettre d’investir dans la formation, la santé et le climat. Ils ont ainsi contribué à accroître la concentration des fortunes, les plus riches bénéficiant notamment du gonflement des actifs boursiers et immobiliers permis par les rachats de titres et l’argent public, alors que l’épargne des plus modestes est laminée par l’inflation en cours. Les règles européennes de libre circulation des capitaux fixées en 1992 se sont révélées tellement extrêmes et déstabilisantes que même le FMI a décidé après la crise asiatique de 1997 puis celle de 2008 de réintroduire certaines formes de contrôles des capitaux pour les flux de court terme.
Les nouvelles règles européennes ont aussi puissamment contribué à exacerber le dumping fiscal : baisse sans fin de l’impôt sur les sociétés, développement sans précédent des paradis fiscaux, sous-imposition structurelle des milliardaires et multimillionnaires. Politiquement, les référendums de 1992 et 2005 ont fortement contribué à éloigner une partie des classes populaires des urnes et de la gauche. Le non de 2005 constitue ainsi le meilleur prédicteur du vote RN en 2022, notamment dans les villes moyennes touchées par la désindustrialisation.
Que faire face à cet héritage complexe ? D’abord, proposer enfin à nos partenaires de constituer au sein de l’UE un noyau dur capable de prendre des décisions à la majorité sur le plan budgétaire, fiscal et environnemental. Même si cette Union parlementaire européenne (UPE) ne voit pas le jour dans l’immédiat, elle reste l’objectif central. Ensuite, en attendant qu’un compromis soit trouvé, il sera sans doute indispensable de prendre des mesures unilatérales substantielles face au dumping fiscal, social et environnemental intra-européen et extra-européen. Cela provoquera des crises complexes mais surmontables si l’on garde un cap internationaliste conséquent, et probablement inévitables si l’on veut sortir des blocages actuels.
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