Autour du procès Becciu. Le cas Libero Milone : déni de justice au Vatican ?
Régine et Guy Ringwald.
Quand le pape François s’est attaqué au problème des finances du Vatican, il a fait un choix : il a nommé au Secrétariat à l’Économie, qu’il créait, le cardinal Pell qui voulait mettre en œuvre une organisation inspirée des usages anglo-saxons : centralisée, contrôlant l’ensemble des opérations financières. On peut le comprendre comme une réaction salutaire au grand désordre qui régnait, avec, en particulier, l’IOR, la banque du Vatican (qui avait servi à blanchir l’argent de la drogue) et la Secrétairerie d’État dont les énormes moyens financiers étaient engagés de manière discrétionnaire, comprenons sans contrôle.
Le cardinal Pell [1] s’est attaché les services d’un professionnel de haut niveau, Libero Milone, qui avait fait carrière au sein du cabinet Deloitte, d’envergure mondiale dans le domaine de l’audit et du conseil, en matière de finances. Il a été membre de la direction centrale de ce groupe et a dirigé la branche italienne. Plutôt une bonne référence. Le cardinal Pell avait fait savoir que Milone ne serait responsable que devant le pape, et qu’il avait toute latitude pour auditer les finances et la gestion de tous les dicastères : « une autorité et une indépendance totales » [2]. Le dispositif est en place, Milone va se mettre au travail, le travail qu’en haut lieu on lui a demandé. Mais peut-être ne savait-il pas qu’au Vatican, il y a ce qu’on dit et proclame, et ce qui se fait. Quand il a voulu regarder ce qui se passait à la Secrétairerie d’Etat, il s’est heurté de front à une résistance, qui a conduit à l’affreux « procès Becciu », dont les conséquences sont encore imprévisibles. [3]
Il n’aura pas fallu plus de trois mois pour que Libero Milone, nommé par le pape lui-même le 5 juin 2015, soupçonne que les ordinateurs de son bureau avaient été espionnés et piratés. Il fait appel à une société extérieure pour le vérifier. Ce sera le prétexte de l’accusation qui sera portée contre lui. En juin 2017, il fait l’objet d’une descente de police : son bureau est perquisitionné. Comprenons bien : la police du Vatican perquisitionne le bureau d’une haute personnalité, une pièce essentielle du dispositif financier de l’institution, un homme nommé par le pape et se rapportant – en principe – qu’à lui. Le lendemain, nous sommes le 18 juin, Libero Milone est arrêté et interrogé par la police pendant douze heures. Il reçoit un ordre de démissionner, justifié, lui dit-on, par une enquête longue de sept mois. « Des faux, fabriqués… j’étais en état de choc. Toutes ces justifications n’avaient aucune base crédible. » Les explications sont données par le commandant de la gendarmerie, Domenico Giani, et un certain cardinal Becciu. Selon celui-ci : « Il a outrepassé toutes les règles et il espionnait les vies privées de ses supérieurs et de ses employés, y compris la mienne… S’il n’avait pas accepté de démissionner, nous aurions dû, nous l’aurions poursuivi en justice. »
Des preuves accablantes : ordinateurs espionnés et piratés
Selon Domenico Giani, les preuves sont accablantes, mais il ne précise pas. Libero Milone est aussi accusé de détournement de fonds : grave pour un audit chargé de voir clair dans les finances. Il s’agit en fait de l’intervention de la société extérieure, que Milone avait chargée de vérifier ses ordinateurs – ce service n’était pas disponible au Vatican -, et c’est à cela qu’on ajoute l’accusation d’espionnage. Selon ses déclarations, jusqu’en avril 2016, Milone rencontrait le pape toutes les quatre à cinq semaines, puis grand silence. En septembre 2017, on lui fait savoir que pour rencontrer le pape, il lui faudrait passer par la Secrétairerie d’Etat. Il aurait fait deux demandes, restées sans suite.
Secrétairerie d’État : refus de fournir des explications sur certains mouvements
À la salle de presse, on a seulement dit que la décision avait été prise « d’un commun accord ». Mais Milone explique qu’il a été forcé de signer une lettre de démission, qu’ils avaient préparée « depuis plusieurs semaines », et sous la menace de poursuites. On sait peu de choses sur ce que Milone et son service avaient découvert, car il est lié par une clause de confidentialité. Sans donner de nom, il distille qu’il menait une enquête sur ses soupçons de conflit d’intérêts d’un cardinal italien. Il se dit aussi qu’il avait mis au jour des dépenses somptuaires dans l’appartement du commandant de la gendarmerie. Milone fait aussi savoir : « J’ai écrit au pape à la mi-juillet et je lui ai donné mon point de vue, je lui ai expliqué que tout cela était un montage. » Il n’a jamais reçu de réponse. Ce qui est sûr, c’est que Milone s’était heurté à la Secrétairerie d’État et spécifiquement à Becciu. Celui-ci refusait de fournir des explications sur certains mouvements et avait empêché une société internationale de conseil, PricewaterhouseCoopers (PwC), d’aller y voir de plus près. En arrière-plan, les investissements liés à « l’immeuble de Londres ».
Curieusement, en mai 2018, le promoteur de justice du Vatican ainsi que le président du tribunal ont signifié à Milone qu’il ne ferait « l’objet d’aucune procédure criminelle ni condamnation ». C’est évidemment reconnaître pour le moins une erreur, erreur qui n’est pas sans conséquence. Mais pas question de réparation.
Anomalies financières dans ce « nœud de vipères »
Libero Milone et son adjoint Ferruccio Panicco ont entamé, en novembre 2022, une procédure pour licenciement abusif. Ils font valoir la perte de salaire, l’atteinte portée à leur réputation de nature à les empêcher de trouver d’autres missions, et le préjudice moral. À l’appui, de leur demande, ils ont fourni des centaines de pages de documents. Les plaignants ont fait valoir qu’ils avaient découvert des anomalies financières dans ce « nœud de vipères », et que certains cardinaux s’étaient « sentis menacés par des enquêtes ou simplement pas des demandes d’éclaircissement [4] ».Pour Panicco s’ajoute un dommage inattendu : son dossier médical a disparu, et malgré ses demandes il ne lui sera jamais rendu. Or on venait de lui découvrir une maladie qui pouvait être un cancer. Selon lui, l’absence du dossier obligeait à refaire des investigations : le retard le condamnait à mourir après de longues souffrances. Et c’est ce qui s’est passé, Panicco est mort le 21 juin 2023.
Les plaignants demandaient 9,3 millions d’euros (dont 3,5 pour la perte des dossiers médicaux de Panicco). Le tribunal du Vatican a rendu sa sentence le 2 janvier 2024, les déboutant de leur demande, et les condamnant à verser plus de 110 000 euros, soit pour Milone 49 336 et pour Panicco [5] 64 140, pour partie à la Secrétairerie d’État et pour partie au Bureau de l’audit général. La Secrétairerie d’Etat a été jugée hors de cause : « La question est de savoir si les faits invoqués… peuvent être considérés comme attribuables à la Secrétairerie d’État… Après un examen attentif, toutefois, cette attribution doit être exclue. »
Milone aurait perdu la confiance du pape…
Mais Becciu qui avait organisé la chute de Milone avec Giani ? Pas de problème : le tribunal considère que Becciu n’a pas, dans ce cas, agi dans son rôle officiel. Il était bien, autant qu’on sache, substitut de la Secrétairerie d’État, c’est-à-dire en charge des affaires administratives et financières, et il aurait agi pour éviter que l’audit mette au jour des affaires désagréables, dont l’affaire de Londres. Mais il n’agissait pas dans son rôle officiel… D’ailleurs, Becciu a fait savoir que c’était le pape lui-même qui avait voulu l’exclusion de Milone, car « il avait perdu sa confiance ». C’est donc le pape qu’il faudrait juger, mais voilà : le tribunal du Vatican n’a pas le droit de juger le pape. Fermez le ban !
Libero Milone a fait savoir qu’il entendait faire appel [6]. Il dit avoir été « expulsé pour avoir mis en place les procédures de vérification internationales applicables, telles que définies dans le texte qui a créé le Bureau du vérificateur général ». Il confirme et précise avoir demandé des documents détaillés qui auraient révélé le scandale de l’immeuble de Sloane Avenue (immeuble de Londres), relevé un financement douteux d’une extension et d’une rénovation de l’appartement du chef de la gendarmerie (Giani), que l’audit externe que Becciu avait brusquement arrêté, et qui aurait pu aider à découvrir un réseau de corruption et de mauvaise gestion financière aux plus hauts niveaux de la Curie. Il pourrait aussi, pour mieux s’expliquer, se sentir délié de son obligation de confidentialité. On pense que le procès de Libero Milone en appel pourrait se tenir en parallèle avec celui du procès Becciu.
Notes :
[1] Nommé en février 2014, le cardinal Pell exercera la fonction jusqu’en juillet 2017. Il devra alors retourner en Australie pour répondre devant un tribunal de couverture d’abus sexuels sur mineurs. D’abord condamné, il sera finalement acquitté (pour insuffisance de preuves) et libéré en mars 2020. Il rentrera au Vatican, mais n’y exercera plus de fonctions. Il est décédé en janvier 2023.[2] Pullella, Philip (2017-09-24). « Auditor says he was forced to quit Vatican after findin irregularities ». Reuter
[3] Golias Hebdo n° 803 (8 au 14 février 2024) [
[4] https://www.acistampa.com/story/24278
[5] Pour Panicco, ses ayants droit avaient poursuivi la procédure.
[6] https://www.ncregister.com/blog/milone-to-appeal- vatican-tribunal-decision
Source : Golias Hebdo n°805