Le catholicisme d’ouverture est aujourd’hui minoritaire, et alors ?
Patrice Dunois-Canette.
À un moment de l’histoire de l’Église en France où les tendances identitaires se renforcent et semblent visiblement encouragées, quel peut être le rôle du « catholicisme d’ouverture » ou « catholicisme libéral » ?
À quoi peut servir ce catholicisme quand se développent de manière pratique dans trop de paroisses de France des pratiques traditionalistes ?
Comment ce catholicisme d’ouverture peut-il continuer à se faire entendre dans l’univers des paroisses ou mouvements où fort heureusement encore les choses semblent plus liquides, plus fluides et où la conscience des oppositions est moins nette ? Comment peut-il se faire entendre quand, aux moments traumatisants, des révélations des crimes et abus lui donnant à nouveau visibilité, reviennent les conforts des oublis qui exonèrent d’avoir à poser la question de la fabrique des déviances ?
Pour ouvrir ces questions, il faut sans doute d’abord reconnaître que le catholicisme hier majoritaire en France est devenu minoritaire. Et parce qu’il est minoritaire, fortement tenté à nouveau de se refermer sur lui-même, de renouer avec ses vieux démons.
Le catholicisme d’ouverture ou catholicisme libéral, c’est-à-dire le catholicisme se voulant témoin d’une parole évangélique dans la modernité, a-t-il cru que le repli du catholicisme intransigeant dans les décennies qui ont suivi le Concile, signifiait sa fin ?
A-t-il pensé que l’Église avait cessé de regarder comme forcément « incompatible » la culture moderne et la foi ? Qu’elle s’efforcerait désormais de mettre en lien la foi chrétienne et la culture sans caricaturer la société moderne et, par la suite, se placer en dehors d’elle, se renfermer sur elle-même ? Le catholicisme d’ouverture a-t-il cru que l’Église allait s’inscrire désormais dans la dynamique d’un Vatican II qui était « boussole », concile programmatique ? L’intransigeantisme serait-il indécrottablement le cadre structurant des rapports de l’Église avec le monde ? Et le discours modernisé, « pastoralisé », « miséricordialisé », un trompe-l’œil finalement ?
On assiste en tout cas aujourd’hui incontestablement au « retour » d’une Église à nouveau rétive aux nouvelles émancipations individuelles, minoritaire, mais ne renonçant pas décidément à imposer des normes, en matière conjugale et sexuelle, en matière de mœurs, des choix de vie ; se gargarisant de mots soutenant l’égale dignité de l’homme et de la femme, mais incapable de vivre en son sein l’égalité et la parité que la société s’efforce de développer. Prônant même un « féminisme intégral » qui souvent sous couvert de « différence », de « complémentarité », du « génie » et de la « vocation » de la femme, n’est rien d’autre que la remise au goût du jour de la formule d’Hippocrate « tota mulier in utero », « la femme est tout entière dans son utérus »… un « nouveau féminisme militant de la réaffirmation de la vision de la femme comme épouse ou mère, complémentaire de l’homme, dont les pères » sont Jean-Paul II et Benoît XVI.
On découvre, qu’à bas bruit, un catholicisme que l’on pensait appartenir à hier, préempte paroisses et lieux symboliques, services pastoraux et lieux académiques avec la bénédiction d’évêques paniqués et conquis par tant de zèle, rassurés aussi par une fidélité qu’ils goûtent comme un élixir et ne leur contestent pas le caractère sacré de leur triple pouvoir législatif, exécutif et judiciaire.
Le catholicisme d’ouverture découvre déçu, meurtri, qu’un immense Concile pastoral et missionnaire qui voulait une Église « semper reformanda », est peu à peu regardé comme un point d’arrivé.
Il voit des évêques en France professer leur attachement à ce Concile, mais pour pouvoir insister vite sur ses supposés égarements, dérives, suggérer sa responsabilité dans les désaffections, les échecs de transmission, les maux dont l’Église souffre, et opposer à une lecture dite idéologique ou politique, une interprétation censée résister à la culture dominante, à l’esprit du monde qui, elle, est bien sûr adossée à la tradition.
Vatican II est, pour les jeunes générations, un événement appartenant au passé comme la dernière guerre, soutiennent ces évêques, de manière démagogique, qui se sont mis dans l’incapacité de vouloir comprendre que l’avenir de l’Église est inséparablement lié à l’avenir du Concile.
Le catholicisme d’ouverture se voit accusé de tiédeur, de manquer de foi, prévenu de conduites de dénigrement ou d’accablement, d’infidélité et de désobéissance, condamné à voir ses questions sans cesse renvoyées à plus loin, plus haut : ministères, femmes, homosexualité… rapport au « monde », liturgie.
Il est qualifié de « soixante-huitard », de « libertaire », « crypto-marxiste »… Il est par ses questions sur la place et les rôles des femmes dans l’Église, le « complice », l’« idiot utile » d’un féminisme dépassé qui, en mettant en question le modèle anthropologique d’essence divine qui définit la place et les rôles naturels de l’un et l’autre sexe, le mariage et la famille, le mâle… rend possible toutes les dérives « homosexualistes »…
Il est perçu par une partie non négligeable du corps épiscopal français comme « petit reste » vieillissant d’un après-concile qui doit rentrer dans les rangs, quand le temps des réaffirmations est venu, quand la « nouvelle évangélisation » commande d’entrer en conflit avec un monde qui en voulant s’émanciper, courre à sa perte.
S’ériger en contre-société semble vouloir être devenu une preuve de fidélité à l’Église de toujours. Voilà donc les « vieilles lunes » recyclées et les catholiques jetés dans les fosses aux lions de la République !
Il découvre qu’il y a des porches et narthex et leurs « offres » affichées qui, de fait, l’exclut, l’excommunie, ou, à tout le moins, ne semble vouloir ne leur offrir aucune hospitalité, aucune occasion d’échanges. Des églises paroissiales, de fait, semblent être devenues des églises identitaires se positionnant comme les églises de l’Église.
Il ne peut ignorer que se multiplient des célébrations « drapeaux » du maintien d’un ordre dépassé, d’une émotion esthétique datée plus que du partage d’une nourriture donnée par Dieu aux hommes et aux femmes pour qu’ils vivent : textes et prières en latin valorisé comme langue maternelle catholique et langue que comprend Dieu ; encens, aspersions et agenouillements multipliés ; communion dans la bouche ; prêtres revêtus des vêtements liturgiques d’avant la réforme… se manifestant comme les acteurs sacrés de l’offrande du « sacrifice propitiatoire »…
Il constate une séparation genrée entre filles et garçons, les uns servants d’autel, les autres servantes d’assemblée… un service de la communion de plus en plus réservé aux hommes.
Il voit les offres de pèlerinages genrées entrer dans les offres des services de la pastorale des pèlerinages des diocèses de France. Des offres aux jeunes, couples et familles liées aux officines catholiques les plus conservatrices et droitières.
Il habite des paroisses pourvues de jeunes prêtres issus des communautés et associations de prêtres « tradis » à qui l’Église de France confie désormais la formation de ses séminaristes.
Ceux-là, soucieux d’affirmer une « paternité virile » qui entend faire pièce à une vision démocratique du « peuple de Dieu » ou « du peuple sacerdotal », demandent expressément qu’on les appelle « pères ».
Ces « parachutés », sans la moindre concertation, ne veulent rien savoir des formes de vie communautaire et des pastorales initiées avant eux. Ils agissent en terrain conquis. En commandos.
Est-il donc, ce catholicisme d’ouverture, minoritaire aujourd’hui, voué à disparaître, ou à n’avoir place dans l’Église qu’en s’effaçant, se faisant oublier, se conformant ? s’éloignant, faisant dissidence ou repenti ?
L’histoire ne dit pas cela. Le catholicisme d’ouverture, le catholicisme libéral ne peut disparaître. Même condamné dans l’histoire moderne, il s’est toujours montré résilient.
Il est l’héritier de l’Église constitutionnelle de la Révolution qu’une histoire ecclésiastique hémiplégique [1] persiste à vouloir sans nuances noircir et à effacer alors qu’elle qui cherchait à concilier les aspirations nouvelles et le christianisme et pratiquait avec ses conciles nationaux une collégialité de type synodal.
Il est l’héritier du catholicisme libéral hostile à un concile qui entendait condamner sans contredit les idées modernes et la liberté de conscience, tout en affirmant la suprématie de l’ordre spirituel sur l’ordre temporel et voulait se donner en point d’orgue un dogme de l’infaillibilité pontificale et de la primauté universelle du pape comme vérité de foi.
Il est l’héritier d’un catholicisme qui, comme a pu l’écrire Georges Weill, associe trois caractères : « sympathie pour la liberté politique, sympathie pour la démocratie sociale, sympathie pour la libre recherche intellectuelle » (Histoire du catholicisme libéral en France (1828-1908) Genève Slatkine Reprints 1979 de l’édition de 1909) Présentation de René Rémond).
Il a sa place, toute sa place, dans une Église où le catholicisme d’identité, attestataire et intransigeant, tente de reprendre la main avec l’assentiment d’évêques inconséquents, maintenus parfois envers et contre tout en dépit des dérives constatées, ou qui benoîtement, devenus « émérites » feront trop tard « mea culpa ».
Il est comme l’antibiotique (du grec anti : contre, et biôtikos : qui concerne la vie) nécessaire à l’institution si elle ne veut pas devenir ou redevenir un grand corps malade, en proie à une affection auto-immune qui la rend incapable d’être l’Église du Christ.
Sans lui, ses protestations, ses actes transgressifs symboliques, sa volonté de se laisser interroger par les Écritures et par la vie, l’Église, bousculée, fragilisée aujourd’hui, s’enfermerait dans un système spirituel vertical de subordination et de dépendance, de répartition sacralisée des places, rôles et pouvoirs selon le genre et le sexe, se satisferait d’un fondamentalisme scripturaire, dogmatique et disciplinaire, d’une « vérité » présentée comme normative et éternelle., d’un rejet du monde regardé si ce n’est comme « satanique » parce qu’il échappe à son autorité, permissive, mortifère.
Dans le catholicisme vécu dans nombre de paroisses encore où la conscience de ce qui se joue est plus diffuse, on le perçoit, le pressent : même si parfois, ce catholicisme libéral paraît trop « progressiste », voire « hétérodoxe », même s’il semble parfois avoir oublié qu’un « ministère » critique doit s’accompagner d’un « ministère » d’accompagnement… on lui est reconnaissant de vouloir maintenir ouvertes les portes et les fenêtres, de vouloir une Église de la confiance et pas du soupçon, de l’écoute et pas de l’injonction, du dialogue et pas du monologue, de l’invitation et pas du commandement.
Ne serait-ce pas grâce à ce catholicisme d’ouverture que pour une large part les catholiques ont redécouvert qu’ils formaient un peuple, et que la fraternité était constitutive de la foi en un Christ-Frère ? Qu’ils étaient appelés à être acteurs et non confinés dans des rôles de spectateurs, d’éternels figurants dans les célébrations dominicales ?
Ne serait-ce pas grâce à ce catholicisme libéral et ses « lanceurs d’alerte », individus ou groupes, qu’ils ont compris qu’ils ne pouvaient être les « malgré nous » d’une préservation de l’institution qui passait par la justification du silence et de la dissimulation des crimes sexuels, des abus de pouvoir, spirituel, de conscience, et phénomènes d’emprise qui souvent vont de pair ?
Ce catholicisme d’ouverture a une histoire. Il a une identité. Il a aussi aujourd’hui partie liée avec les combats de celles et ceux qui, hors de l’Église, sont, épris de liberté de justice, d’égalité., veulent plus de démocratie et en cherche les formes. Avec eux il cherche à construire un dialogue interéthique qui promeut la dignité et renouvelle les conceptions du bien commun.
Pour lui le souffle du Saint-Esprit ne saurait se laisser enfermer ou confisquer.
Pour lui, la vérité de la fraternité, de la relation existentielle l’emporte sur l’objectivité « naturelle » des principes éthiques et parce qu’il encourage l’Église à innover en matière morale, c’est-à-dire à substituer à une morale du droit naturel une morale de la relation, de la vérité des relations.
Pour lui le Dieu, père et mère, masculin et féminin, dont il veut témoigner a aussi le visage de l’opprimé, du prisonnier, de l’étranger, de l’immigré, de la femme bafouée, de la femme victime d’homicide…
Ce catholicisme d’ouverture, ce catholicisme libéral refuse une Église qui se voudrait propriétaire de Dieu et imaginerait qu’on ne puisse venir à sa rencontre hors de ses murs. Pour lui, il n’existe pas une « préférence » catholique qui donnerait préséance aux « catholiques et français toujours ».
Il renvoie en fin de compte sur l’essentiel de l’essentiel « Deus homo factus est ut homo fieret Deus », c’est-à-dire : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu » ou si on préfère : « Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu. »
Le catholicisme d’ouverture n’est pas majoritaire et il n’est pas du côté de l’autorité qui est du côté de la majorité qui dans la société est minoritaire.
Son histoire, ses convictions fondées dans une lecture des Écritures conjointe à sa lecture du monde, de l’homme, de l’Église et de ses sacrements, sa constance à vouloir questionner des représentations et des visions traditionnelles, sa volonté de vouloir que l’Église grandisse avec la vie, lui confère une place que l’Église ne peut lui dénier.
Sans ce catholicisme-là, l’Église ne serait-elle pas une chose « aussi impossible et irréalisable qu’un carré rond », pour reprendre l’expression de Serge Moscovici, théoricien entre autres de la façon dont les minorités participent au changement social ?
L’Église des Évangiles ne peut être du côté des crépusculaires qui confondent la fin d’un monde et la fin du monde. Elle ne peut pas être non plus du côté des professeurs Roult qui mobilisent à tout va contre la démocratie des mœurs, la laïcité, le genre, le féminisme en caricaturant ceux qui pensent autrement, en ignorant ou travestissant les sciences humaines et l’histoire, en dénonçant la » pensée dominante », les médias, où on ne sait quel complot.
Si l’Église en France ne veut pas être tout entière l’Église d’une jeunesse, confessante et démonstrative, dont les modèles de vie sont Marie et Joseph, qui accorde une grande place à la dévotion eucharistique, qui est fascinée par le sacerdoce, attachée au magistère et à la tradition, tentée de reproduire l’Église de leurs pères et mères, si elle veut que la ferveur et l’exigence de cette génération ne deviennent pas suffisance, enfermement, repli sectaire, elle doit cesser de marginaliser les générations du Concile, cesser de vouloir ignorer ou disqualifier ce que cette minorité d’ouverture hier majoritaire, persiste à dire.
Ce catholicisme-là apporte de la « différence », utile, nécessaire. Il est gage d’ouverture et d’avenir, d’une vie chrétienne qui est rencontre, croisement, incarnation et nouvelle relation à Dieu.
L’effervescence d’une génération des « certitudes », des « répétitions », des « traditions » et des « mobilisations » antimariage homosexuel, antigenre, antiavortement, antieuthanasie, féministe, antiféministe, masculiniste donne certes visibilité au catholicisme minoritaire aujourd’hui.
Mais cette visibilité médiatisée, parce que jeune, riche de ses réseaux et influences, militante et socialement située, « butte témoin » d’une société traditionnelle, est trompeuse. Elle ne peut masquer que nos contemporains ne font pas de Dieu la référence absolue des valeurs individuelles ou sociales. Peut-on vouloir « évangéliser » sans retrouver les hommes sur leurs chemins, en voulant toujours condamner celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans les normes produites par l’institution et en n’accordant à l’homme hors de l’Église aucune capacité à être continuateur de la création ?
Note :
[1] Les évêques constitutionnels mêmes martyrs de la foi n’existent pas dans les « généalogies » des évêques des diocèses de France ; leurs prédécesseurs évêques souvent par une grâce de Dieu dont on se demande où et comment elle s’est manifestée, issus de la noblesse, fussent-ils carriéristes mondains et parfois dépravés, y figurent.