La face cachée du mal
Mario Dion [1].
Dans Le Devoir du 21 novembre 2023 (Le piège, c’est de penser qu’il y a un Bien et un Mal), l’auteur Jean-Pierre Gorkynian défendait l’idée que « le vrai piège serait de penser qu’il y ait un bien et un mal. Il n’y a ni l’un ni l’autre […]. Ces concepts nous emprisonnent dans des carcans.
Quelques lignes plus loin, il invitait « à renverser le récit judéo-chrétien qui nous enferme dans le cercle vicieux de la violence ». On pourrait dire que pour l’auteur, le récit biblique emprisonne l’humanité dans un cercle vicieux du mal et que ce mal serait le récit biblique lui-même. Nous questionnons cela, car le vrai piège ne serait-il pas d’enfermer le mal dans un récit ?
La pensée de l’écrivain israélien Amos Oz (Chers fanatiques. Trois réflexions, Gallimard, 1918) apparait plus féconde pour définir la source du mal. Il convoque à réfléchir sur tous les fanatiques. « Le fanatique prône une vision manichéenne du monde en noir et blanc. Le fanatique ne sait compter qu’à un. En même temps, sans contradiction aucune, il a une certaine propension à un sentimentalisme doux-amer, un mélange de rage et de narcissisme. C’est un adorateur subjugué par un système sophistiqué de propagande et d’endoctrinement, un système qui s’adresse intentionnellement à l’élément puéril de l’esprit humain. […] Le fanatique est bien antérieur à l’islam, au christianisme, au judaïsme et à toutes les autres idéologies universelles. C’est une constante de la nature humaine, un “gène déficient” : entre les criminels qui rasent les dispensaires, ceux qui tuent des migrants en Europe, des femmes et des enfants juifs en Israël, qui brûlent une maison habitée par une famille palestinienne, etc. »
Bref, pour cet écrivain, la violence du mal s’explique par un « gène déficient ».
Des récits issus des monothéismes
Il y a de nombreux récits violents de vengeance dans le monothéisme. Cependant, il y a aussi des restrictions quant à la violence à l’infini. La loi du talion en est un exemple. Dans la Bible, on l’énonce à plusieurs reprises. « Mais si malheur arrive, tu paieras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure » (Exode 21, 23-25).
On retrouve la même chose dans le Coran. « Ô, les croyants ! On vous a prescrit le talion au sujet des tués : homme libre pour homme libre, esclave pour esclave, femme pour femme. Mais celui à qui son frère aura pardonné en quelque façon doit faire face à une requête convenable et doit payer des dommages de bonne grâce. » (Sourate 2, verset 178)
Dans les civilisations du Moyen-Orient et de l’Occident, des principes éthiques ont donc été énoncés pour minimiser la violence infinie, ouvrir un espace de négociation et ultimement des formes de réconciliation (voir par exemple la Convention de Genève de 1949, sur les droits des populations civiles en temps de guerre). Sans ces principes éthiques, la violence devient un mal absolu puisque les belligérants s’enferment dans des religions politiques, en justifiant leur pouvoir par des récits religieux.
En s’inspirant de l’encadrement de la loi du talion dans le Code de Hammurabi (texte juridique babylonien du 18e siècle avant l’ère courante), les religions du Livre ont voulu limiter la vengeance à l’infini qui pourrait résider dans un « gène déficient ». Évidemment, les récits sacrés peuvent toujours être manipulés à des fins idéologiques et politiques.
Prenons par exemple un épisode qui se retrouve dans les évangiles synoptiques (Matthieu 22, 15-22 ; Marc 12,13-17 ; Luc 20, 20-26). Des pharisiens et des partisans d’Hérode demandent à Jésus de Nazareth s’il est permis ou non de payer l’impôt à César. Question politique s’il en est. Sa réponse surprend. Il les traite d’hypocrites et les accuse de lui tendre un piège. Ayant demandé à voir une pièce d’argent, il leur demande qui y figure. Ils lui répondent qu’il s’agit de César. Ainsi, Jésus conclut : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ».
Cette phrase est très connue et peut même servir des politiciens afin de revendiquer la laïcité de l’État. On l’interprète souvent comme la base de la distinction entre le « spirituel » et le « temporel ». Or, l’enjeu est beaucoup plus fondamental. Il réside dans la notion de dieu. En demandant de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, Jésus affirme que César, qui était considéré comme dieu, n’est pourtant pas Dieu. Jésus désacralise César en le réduisant à un simple collecteur d’impôts. Il refuse à César son titre de divinité. Il conteste la prétention de ce pouvoir à la divinité. Cet acte politique par excellence restitue aux sociétés le pouvoir de s’organiser en fonction des problèmes concrets qu’elles ont à résoudre (à ce sujet, voir V. Cosmao, Changer le monde, une tâche pour l’Église, Paris, Cerf, 1979).
Une clé d’interprétation ?
Avons-nous ici une clé pour comprendre le « gène déficient » évoqué par Amos Oz ? Dans Le Devoir du 20 novembre 2023, Ismaël Houdassine (Le Hamas, un retour de bâton pour Israël) s’entretient avec le journaliste Charles Enderlin. L’analyse offre un éclairage sur la construction sacralisante du gouvernement israélien. Nétannyahou serait habité « par une sorte de vision messianique de lui-même ». Il a fait voter en 2018 la loi « Israël État-nation du peuple juif », qui constitue selon Enderlin « une cassure idéologique violente avec les principes séculiers de l’État d’Israël ». Ainsi, avant le 7 octobre, il y avait un « grand mouvement prodémocratie qui se rassemblait contre l’instauration du régime totalitaire » de Nétanyahou. Puis, de l’autre côté du mur, il y a longtemps que le Hamas s’est lui-même autosacralisé et s’est conféré un pouvoir au moyen, lui aussi, d’un discours religieux. Aujourd’hui, ces deux récits politiques sacralisés s’affrontent.
Une voie de sortie ?
La désacralisation des pouvoirs politiques apparait comme une tâche importante pour les peuples israélien et palestinien, mais aussi pour tous les peuples. Une tâche urgente ! Une tâche qui implique de ne plus voir dans l’autre le mal absolu. Enlever des mains des politiciens les pouvoirs absolus qui appartiennent aux dieux ou à Dieu demeure un labeur permanent. Cette responsabilité aride exige des populations civiles qu’elles se réapproprient le pouvoir : casser les statues des divinités de chaque camp afin d’offrir un espace respectueux de l’altérité.
En réduisant les pouvoirs sacrés à l’administration du bien commun des peuples, nous pourrions retrouver un espace démocratique viable. Un espace pour réfléchir et agir positivement, à l’encontre du « gène déficient ». Un espace pour que la violence infinie s’arrête !
[1] L’auteur est chargé de cours en travail social à l’Université du Québec en Outaouais (UQO).N.B. Ce texte est une version abrégée d’un article de l’auteur publié dans L’Action nationale, « Lire. Pour saisir l’époque, pour lever l’horizon », vol. CXIV, no. 2 (février 2024), p. 40.
https://presence-info.ca/article/idees/reflexion/la-face-cachee-du-mal/