Le syndrome de Caïn
Père Francisco Aquino Júnior
Chaque année la Conférence des évêques du Brésil (CNBB) organise une Campagne de la fraternité. Cette campagne de carême est un peu comme celle du CCFD-Terre Solidaire en France, mais elle a beaucoup plus d’impact dans les paroisses qui organisent des rencontres de réflexion et des célébrations, à partir du thème annuel, toujours en lien avec des questions sociales et avec un éclairage biblique et des pistes d’action, selon la pédagogie du Voir, juger/discerner, agir. Dans ce texte publié sur le portail des Communautés ecclésiales de base le 22 février 2024, le père Francisco Aquino Júnior explique pourquoi le thème de cette année – « la fraternité et l’amitié sociale » – est une urgence sociale.
La Campagne de la fraternité 2024 a choisi pour thème cette année « La fraternité et l’amitié sociale », nous rappelant que nous sommes tous frères et sœurs en Jésus. Cela dans le contexte d’une société profondément divisée, inégalitaire et excluante.
Il est vrai qu’il y a toujours eu des divisions et des inimitiés entre les individus, les familles et les groupes, surtout en période électorale. Mais ces dernières années, avec la montée de l’extrême droite et l’utilisation des technologies numériques, elles ont pris des dimensions et des proportions effrayantes. La création du « cabinet de la haine [1] », la constitution de véritables « milices numériques » et la propagation de « mouvements numériques de haine et de destruction » ont créé un environnement d’intolérance, de haine, d’agression, de fausses nouvelles et de violences généralisées, où les opposants et aussi tous les êtres différents sont transformés en ennemis à haïr et à éliminer à tout prix. Cela a conduit à l’inimitié entre adversaires, dans les familles, entre amis et dans les églises. Cela a diffusé la pratique immorale du « tout se vaut » et du « tout peut se faire » : diffamation, mensonge, agression verbale et même physique. Cela a éveillé et aiguisé l’intolérance et le désir d’éliminer l’adversaire/l’ennemi, que ce soit d’une manière virtuelle (par effacement) ou réelle (par homicide). Le Texte d’orientation de la Campagne de la fraternité va jusqu’à parler d’une « culture de l’effacement [2] ».
Mais la prise en compte de l’ambiance de polarisation, d’intransigeance, de haine et de violence ne peut occulter ou relativiser la marque la plus fondamentale et la plus tragique de notre société, qui est l’inégalité sociale. D’abord, parce que les inégalités sociales au Brésil non seulement n’ont pas diminué, mais continuent de croître. Une étude présentée au Forum économique mondial de Davos (en Suisse) révèle que 1% de la population concentre 60% de la richesse nationale et que 4 des 5 personnes les plus riches du Brésil ont vu leur richesse augmenter de 51% en 2020 (en pleine pandémie !), tandis que 129 millions de Brésiliens se sont appauvris ; la personne la plus riche possède une fortune équivalente à celle de 107 millions de Brésiliens.
Ensuite parce que la polarisation du Brésil, dans une large mesure, a été provoquée et/ou instrumentalisée par l’extrême droite en raison d’un projet politique centré sur les intérêts des grands groupes économiques. Ce n’est pas un hasard si le discours « Dieu-patrie-famille » a toujours été associé au démantèlement des politiques publiques et des droits du travail, à l’aversion pour les droits humains et les politiques environnementales, à la haine de tout ce qui touche à la justice socio-environnementale et à la défense intransigeante du « plafond de dépenses » pour les politiques sociales, alors que pour le paiement des intérêts de la dette publique, il n’y a pas de plafond de dépenses ni de responsabilité fiscale !
Cette inégalité sociale atteint son paroxysme dans les secteurs les plus vulnérables, produisant une véritable exclusion sociale. Selon l’Institut brésilien de géographie et statistique (IBGE), 67,8 millions de personnes vivent dans la pauvreté (avec jusqu’à 637 réaux par mois) et 12,7 millions de personnes vivent dans l’extrême pauvreté (avec jusqu’à 200 réaux par mois) [3]. Particulièrement dramatique est la situation de la population sans-abri qui compte plus de 281 400 personnes au Brésil. Sans parler de la situation de la population carcérale, qui atteint 839 672 personnes (selon les données de juin 2023), composée en grande majorité de jeunes pauvres et noirs des périphéries. Et c’est là que se mêlent pauvreté/misère, racisme, préjugés et discriminations…
En cherchant à comprendre l’environnement culturel dans lequel se produit et se reproduit une société divisée, inégalitaire et excluante comme la nôtre, et en questionnant : « Pourquoi vivons-nous à une époque où la vie, les personnes et les relations humaines subissent tant d’agressions, tant de menaces », le Texte d’orientation de la Campagne de la fraternité parle d’une sorte de « syndrome de Caïn » dans lequel, « non seulement nous ne nous sentons plus responsables les uns des autres, mais aussi, même si nous ne l’exprimons pas de cette façon, nous voulons que les personnes qui pensent différemment de nous disparaissent, c’est-à-dire qu’elles sont, en pratique, exterminées ».
En effet, « nous sommes arrivés à un moment où la non-fraternité, c’est-à-dire l’inimitié sociale, est devenue le critère déterminant pour un bon nombre de personnes, de groupes sociaux ». C’est ce qui justifie et exige une Campagne de la fraternité qui rassemble, mobilise et promeuve « la fraternité et l’amitié sociale » dans tous les domaines de la société. Cette « pandémie socioculturelle » (division, inégalité, exclusion) « appelle à la transformation et à la conversion à la lumière de la fraternité née de l’Évangile ».
« Réconciliez-vous avec Dieu. C’est maintenant le temps favorable, c’est maintenant le jour du salut » (2 Corinthiens 5,20 ; 6,2).
Notes :
[1] C’est une référence au climat délétère, complotiste et violent créé par des groupes d’extrême-droite proches de l’ancien président Bolsonaro et de ses alliés et qui diffusent abondamment sur les réseaux sociaux et dans les médias toutes sortes de fausses nouvelles [fake news] incitant à la violence contre leurs adversaires politiques et les personnes discriminées (les noirs, les sans-abris, les personnes LGBT…) Au point de créer une situation insurrectionnelle associée à une tentative de coup d’État qui eut son paroxysme le 8 janvier 2023 avec l’occupation et le saccage de plusieurs édifices servant de sièges aux 3 pouvoirs à Brasilia, pour ne pas reconnaître les résultats des élections présidentielles donnant la victoire à Lula – NdT. [2] Cancel culture en anglais – note DIAL. [3] 637 réaux équivalent à 127 euros par mois pour les pauvres et 200 réaux à 40 euros par mois pour les plus pauvres – NdT.Portugais du Brésil : portail des Communautés ecclésiales de base, 22 février 2024.
Traduction de Pedro Picho pour Dial : https://dial-infos.org/spip.php?article9391#nh1