Qui est schismatique ?
Patrice Dunois-Canette.
Il y a aujourd’hui dans l’Église catholique des « parties » des « appartenances », des Églises qui ont des visions opposées, antagonistes, ennemies de ce que doit faire et ce qui doit être l’institution.
Les catholiques ont depuis longtemps pris leurs aises avec ce qui serait ou ne serait pas, de leur point de vue, catholique. Ils s’inscrivent dans des formes et degrés d’appartenance : rythmes, intensités, expressions des plus variées. Devant cette réalité l’institution a choisi d’éviter ce qui pourrait être compris comme un jugement de valeur entraînant un classement de ses fidèles.
Elle s’accommode des appartenances plus ou moins distanciées, mais aussi des rapports à elle plus ou moins critiques quelles qu’en soient les raisons avancées.
Elle s’ingénie à faire prévaloir l’unité essentielle d’un peuple obéissant à ses pasteurs, au premier rang desquels le pape et les évêques. Et les médias dans leur ensemble, fascinés par cette institution, une et universelle dirigée par un « monarque », contribuent au maintien de cette représentation.
L’appartenance au tout prime. Être catholique l’emporte sur les façons de l’être, sur les distances, les refus, les différences, les abandons, les bricolages, les libertés, les contestations à l’égard des doctrines, des rites, des pratiques morales.
L’institution se présente seule habilitée à dire le vrai et à donner accès au vrai. Elle dit ce qu’il convient de croire. Elle est la véritable interprète de l’action véritable de Dieu et des signes du temps, le juge du bon usage de la raison et de la liberté. Elle est l’ordonnatrice des rites et rassemblements qui fabriquent la communion des uns avec les antres. C’est elle, et elle seule, une et indivisible, même contestée, qui finalement offre bénéfices et rétributions à ses fidèles.
Le peuple de Dieu « pluriel », traversé par des appartenances en opposition, continue à croire que la docilité, l’obéissance rationnelle, calculée, affective, l’amour de l’Église comme « mère » de tous, assure la pérennité d’un modèle qu’elle a tendance à voir comme de droit divin, surnaturel, instrument de salut.
Divisés, en conflit -sauf à rompre- les catholiques ne s’imaginent pas en fait, appartenir à une Église qui ne soit pas une, uniforme, unanimiste, ou dit autrement à une Église d’Églises.
L’Église ne peut pas « être » tout bonnement si elle n’est pas une, uniforme, sans couture, communion, si elle n’est pas un tout, un ensemble.
C’est l’unité du tout qui, pour tous, définit l’institution, l’idéalise, permet de la sacraliser, elle et ses dirigeants.
On appartient à l’institution, on est « possédé » par l’institution.
Les oppositions, les divergences, les contestations tant qu’elles ne remettent pas en cause le sentiment bénéfique d’adhérer à une institution une, supérieure, transcendante, dispensatrice des biens du salut, ne remet pas finalement vraiment eu cause la fidélité, fût-elle parfois douloureuse.
Être « singulier » dans le monde, avoir un autre rapport au temps, à l’histoire, c’est appartenir à une institution singulière, universelle, conduite par un pouvoir vertical reçu d’ailleurs, échappant aux aléas des soubresauts des organisations ordinaires du monde.
Aujourd’hui pourtant, le « théâtre » de l’Église présente une tout autre réalité. Des Églises de l’Église, des institutions de l’Institution entrent en rébellion, remettent en cause la vérité de l’institution, contestent à l’institution le pouvoir de dire le vrai, la capacité et la compétence à la faire accepter.
La Rome du pape François n’aurait plus la capacité à transmettre la vérité dont tous les hommes ont besoin de veiller sur le dépôt sacré, de le transmettre, de l’interpréter sans erreur, de veiller sur l’orthodoxie des pratiques, de garder les fidèles dans la vérité.
Rome ne serait plus dans Rome. L’unité, la vérité ne serait plus à Rome. La véritable Église ne serait plus à Rome. Angelii Gaudium, Amoris Laetitia, puis Fiducia Supplicans, et de manière générale la manière dont François fait le pape et se réclame de l’« esprit » du Concile depuis son élection, ont fait apparaître au grand jour une sorte de guerre civile larvée qui se joue depuis fort longtemps, à bas bruit.
La sourde bataille du « commerce » de l’Église avec le « monde », des visions de l’ordre moral et social, des représentations du divin et de l’institution, des comportements moraux et obligations, des « exemples » de vie, des positions disciplinaires et doctrinales, des rites, pratiques, dévotions, des places et des rôles qu’on occupe selon que l’on est homme ou femme, clerc ou laïc, qui agite l’institution, a trouvé ses hérésiarques.
Des membres et relais du pouvoir clérical, dont en principe le devoir d’État est de rester en communion avec le chef de l’Église une et indivisible, disent aujourd’hui publiquement ne plus voir Rome dans Rome, s’opposent à ce que Rome soit Rome puisqu’elle n’est pas la Rome, pas la Rome de Jean Paul II ou de Benoît XVI, censée être la Rome de toujours.
La tunique sans couture est déchirée. Rome qui n’aurait pas su rester Rome en serait responsable. C’est Rome qui a fait les gestes et commis les déclarations, voulu les pratiques qui nuiraient à l’expérience collective de l’unité, au tout.
Le pontificat bergoglien et sa politique de discontinuité aurait perdu la confiance des fidèles. Le document Fiducia Supplicans, signé ex audientia par le pape François, devrait être l’expression du magistère ordinaire de l’Église, mais parce qu’il s’écarterait de l’enseignement de l’Église, il perdrait tout caractère de « magistère ». Ses affirmations touchant à la foi et aux mœurs tant sur le plan doctrinal que pastoral heurteraient le sensus fidei. La rupture de Tradition serait consommée. Il y aurait déni de la volonté divine. Ce qui viendrait de la Rome occupée par le pontificat bergoglien ne pourrait être désormais reçu comme s’il venait de la Rome éternelle, de la Rome de toujours, de la Rome telle que Dieu la veut.
La thèse « sedevacantiste », qui affirme que le Pape François n’est pas vraiment le Pape de l’Église une, et que L’Église qu’il veut n’est pas la véritable Église du Christ, circule.
Les plus extrémistes prient pour que l’indignation des fidèles, le « non possumus » des évêques et des prêtres grandisse et atteigne le Vatican, et que « tel le fleuve Alphée, purificateur des écuries d’Augias », elle « balaie les hérésies conciliaires et restaure le Magistère du Divin Maître ».
Le pape François cristallise toutes les critiques, et finalement tous les rejets du Concile Vatican II et de sa mise en œuvre durant plus d’un demi-siècle. D’aucuns, prudents encore, parlent de dérives, d’abus, de perversions, d’instrumentalisation politique du Concile ; les autres affirment que le concile et son application est la source du mal et du déclin.
Rome aurait besoin d’un pape qui soit entièrement fidèle à la Tradition, d’un successeur de Pierre véritablement catholique. Pas d’un « pape néo-moderniste et néo-protestant ».
Fiducia Supplicans est devenu un étendard de ralliement.
Pour ses détracteurs, cette exhortation récapitule les égarements, déviances, qui contribuent à ébranler tout l’édifice et achève de disqualifier François comme gardien fidèle de l’Église du Christ. Désobéir à ce pape devient obéir à ce que Dieu veut pour son Église.
Il n’est plus ici question de sensibilités, de formes et degrés d’appartenance. Ce n’est pas ici l’appartenance à l’institution qui est mise en cause, c’est l’impossibilité d’appartenir à l’institution telle qu’elle se présente aujourd’hui qui est affirmée. L’institution à la tête de laquelle est François ne serait plus, encore une fois, l’institution voulue par Dieu.
C’est l’institution placée sous le pontificat de François, et son « régime de vérité », sa prétention à guider les comportements, à gérer l’Église comme un tout cohérent qui est remise en cause. C’est le pontificat bergoglien qui est schismatique.
À l’autre bout, une autre Église de l’Église a reçu de manière favorable et critique Fiducia Supplicans, a souligné les avancées, a redit sa satisfaction devant la manière dont François fait le pape. Elle voit ce que veut susciter son pontificat pastoral. Elle lui rappelle avec persévérance, insistance, force les « nœuds » à défaire encore, les questions emblématiques à ne plus renvoyer.
Cette Église-là, à qui ses détracteurs reprochent ses demandes de réformes de l’institution comme constitutives d’un schisme, s’est inscrite dans l’immense et nouveau travail synodal voulu par le pape. Elle n’a pas fait de la manière dont Rome a semblé recevoir ses impatiences, un motif de rupture. Elle n’a pas rompu les échanges quand bien même l’interlocuteur romain paraissait brutal, définitif.
En France, cette Église d’ouverture a vu que le mouvement n’était pas du côté de l’épiscopat, mais du côté de la Rome du pape François. Elle a regretté que la contribution à Fiducia Supplicans des évêques soit de l’ordre d’un « cachez ce couple que je ne saurais voir » : il ne faut voir dans les couples homosexuels que des individus ! Elle a déploré que les évêques français aient été incapables de s’emparer de l’exhortation Amoris Laetitia, pour lui trouver les traductions pastorales dynamiques dont l’Église en France a besoin. Les évêques français font le minimum syndical, résistent à bas bruit, encouragent le redéploiement d’un catholicisme dont les marqueurs se situent du côté de l’identité, des certitudes et de l’affrontement avec la culture d’aujourd’hui. C’est un fait. Et la machine des assemblées plénières empêche les hésitants et récalcitrants de faire véritablement entendre une autre voix.
Aussi remuant qu’il soit, excessif parfois dans sa volonté de tout questionner, tout interroger, ce catholicisme d’ouverture, ce catholicisme libéral, s’il s’exprime sur ce que doit faire et doit être l’Église, n’a pas, lui, en tout cas, remis en cause la légitimité du pape à conduire l’Église, n’est pas rentré dans des logiques de rupture d’appartenance, n’a pas déclaré qu’il était, lui, et lui seul, l’Église. Il veut voir les différends, les désaccords, comme des chantiers. Il est aujourd’hui, tout comme le pape François, la Rome du pape François, l’institution gouvernée par ce pape, exclu, déclaré schismatique.
L’Église intransigeante qui se réclame de Jean-Paul II et Benoît XVI, mais est l’héritière de Pie IX, établit un lien de cause à effet avec l’Église réformée née du Concile, et le déclin de l’institution et l’offre en représentation négative, en coupable des « apostasies collectives » et de l’effondrement des « structures de l’institution ».
Elle ne veut pas d’une Église sans cesse en mouvement au cœur de la modernité du monde, une Église qui accompagne. Elle veut une Église qui dicte sa loi, impose sa vérité sur Dieu, sur le Christ, sur l’homme, la société, reprend son combat contre l’esprit de ce monde, le cartésianisme, le kantisme, l’hégélianisme, les encyclopédistes français, la philosophie des lumières… l’existentialisme, l’évolutionnisme ou le faux historicisme… l’individualisme, l’hédonisme…
Un immense bras de fer commence dans lequel se jouent « l’après-François » et l’avenir de l’Église. Le refus public, militant et sans retenue, de Fiducia Supplicans, est vu désormais comme une opportunité :
• celle d’enrayer le processus synodal, qui à l’issue de ses travaux, aurait pu adopter des réformes substantielles, tel que peuvent être l’ordination des hommes mariés, l’ouverture des ordres sacrés aux femmes, la procédure de nomination des évêques… ;
• celle de peser avec fracas afin d’empêcher, lors de l’élection du successeur de François, que « l’histoire du précédent conclave » « ne se répète pas » (« élection en urgence de Bergoglio après l’émotion créée par la démission de Benoît XVI et la pression médiatique sans précédent ») et que les « gardiens de la révolution » du pontife argentin ne parviennent pas à imposer leur successeur au Sacré-Collège, en modifiant certaines règles du conclave notamment.
Empêcher l’élection d’un François II, imposer un retour à la ligne Wojtyla/Ratzinger au nom de l’unité, donner comme feuille de route à l’élu :
• de « rétablir les vérités de la foi et de la doctrine qui ont été obscurcies » de façon à engendrer « la confusion chez les fidèles » ;
• d’être l’acteur d’un « assainissement disciplinaire et doctrinal », de réaffirmation sans concession d’une éthique de la sexualité fondée sur la seule loi naturelle, d’une dénonciation de l’esprit du monde, du relativisme et de l’individualisme.
Céder sur les questions emblématiques qui font l’objet de demandes de la part d’un catholicisme « perdu » serait poursuivre un travail de « sape » de l’institution : on ne peut toucher impunément au statut de la vérité, à ce qui a été « divinement révélé » et qui doit être enseigné par l’Église comme définitif et qui finalement doit s’imposer à tout croyant et à tout homme créé par Dieu
Toucher à la discipline, c’est porter atteinte à la doctrine. La doctrine de l’Église ne peut être modifiée, pas même par un pape, pas même un synode mondial et pas non plus un concile. Le pape et les évêques sont les gardiens des enseignements et de la doctrine qui leur a été confiée comme un tout et pour toujours par le fondateur de l’Église.
Est-il raisonnable et réaliste dès lors de s’évertuer à ne voir dans ses oppositions frontales, ces deux « systèmes de vérité » qui s’affrontent que diversité et divergences inévitables, persévérer à parler d’une seule Église catholique, d’un tout, d’une tunique sans couture ? Peut-on sincèrement continuer à penser que le centre, le noyau dur, le « cœur » de la foi chrétienne n’est pas concerné dans ces oppositions frontales et irréconciliables, qu’il ne serait pas question ici de la manière d’être au monde de l’Église, de l’existence même de l’Église comme sacrement du salut, du visage même de Dieu ?
La représentation que l’institution donne d’elle-même, l’artefact « politique » de l’unité ne fonctionne plus.
Il y a des Églises dans l’Église catholique et elles s’affrontent aujourd’hui sur la scène publique avec virulence.
Que peut-il sortir d’un conflit des doctrines et des théologies, des conceptions de la dignité humaine, des manières d’être dans le « monde » et de vivre dans et en Église, des représentations du divin, et des gestes et paroles du Christ ?
Peut-on imaginer que l’Église intransigeante qui veut biffer le pontificat de François comme emblématique d’une Église d’ouverture, puisse tenir pour provisoires, révisables ou en tout cas « particuliers », « limitées », « relatifs » [1] ses manières d’être au monde, son hostilité militante à la reconnaissance de la liberté individuelle et des droits de l’homme, aux valeurs fondatrices de la modernité politique… soit disposée à entendre que les routes qu’elle emprunte puissent être des voies secondaires, voire des impasses… que le message évangélique oblige à d’autres déplacements que celui du retour à une figure de l’Église d’hier qui périssait lentement mais sûrement ?
Peut-on imaginer que cette Église puisse vouloir questionner les arrières-paysages qui la conduisent à se dresser toujours et encore face au monde que l’Esprit n’a pourtant sans doute pas déserté ?
Peut-on vraiment croire que cette Église-là emprunte un jour les chemins du Concile œcuménique que ses avant-gardes ont refusé et à qui elle emboîte maintenant le pas ?
L’unité de l’institution n’est pas, pour cette Église dressée contre le pape François et le Concile qui à son tour lui a été confié, un projet de communion, mais un étendard de ralliement à une figure de l’Église qui serait l’Église, toute l’Église, l’Église une, une Église dont l’identité même serait l’intransigeantisme.
Pour revenir en France -et c’est significatif-, notons qu’il est de plus en plus de porches ou narthex dont les « offres » affichées excluent, excommunient, signifient clairement qui « est » ou « n’est pas », qui est « de » ou « hors de », conforme ou non, appartient ou n’appartient pas.
Paroisses tenues par des communautés de prêtres, paroisses confiées à des mouvements charismatiques… il y a des gestes, des vêtures, des postures, des langages, des répartitions des places et des rôles selon que l’on est femme ou homme, une « summa divisio » entre prêtres et laïcs, qui disent la manière dont chacun, peut et doit se situer dans l’Église, vis-à-vis des « professionnels » de la religion, dans la relation à Dieu, dans un monde qui refuserait la vérité.
L’Église qui se donne à voir ici est l’Église d’une reconquête sociale, politique, morale et cette entreprise est présentée comme une croisade voulue par Dieu, le seul choix capable d’enrayer le déclin.
Cette Église-là n’est pas, ne peut pas être l’Église de tous, ne peut pas être ou prétendre être l’Église sacrement du salut de tous, mais elle se présente comme l’Église une, unique, véritable, l’Église qui effacera le pontificat bergoglien et un concile responsable des effondrements et veut ignorer que l’homme revendique la liberté de penser son destin et de choisir ses valeurs et qu’il ne se positionne plus par rapport à Dieu, comme référence absolue. Comment témoigner de la Bonne Nouvelle dans cette société-là. Cette question, l’Église intransigeante ne veut et ne peut se la poser.
Note :
[1] « Le relativisme signifie l’acceptation de l’autre comme son propre frère et son égal, malgré la différence. Il permet donc un dialogue. Aucun croyant ne peut se prévaloir de connaître la vérité, encore moins d’en tirer une posture de supériorité. Il existe donc un relativisme sain, voire désirable, car il admet que chacun peut avoir raison ou tort. Le relativisme a même une vertu théologique : l’existence des trois grandes révélations monothéistes, puisqu’elle est advenue comme un fait religieux, peut conduire à admettre le relativisme comme une volonté de Dieu. Ainsi, Dieu peut se manifester et se révéler comme il veut et à qui il veut… ». Bluma Finkelstein, dans une interview du journal Le Monde du 14 janvier 2024, titré « Les approches extrémistes du judaïsme et du christianisme créent des absolus qui excluent »