Deux communautés qui vont naître et changer
André Scheer.
Mc 5, 21-43
Marc reprend ici les figures de deux femmes pour évoquer le destin de deux groupes de disciples de Jésus à des époques différentes, bien après la mort du Maître de Nazareth.
La vieille hémorroïsse ou l’annonce de Jésus à ses frères juifs
Dans la Bible, une femme représente toujours un peuple, un groupe humain. Ici, cette femme juive souffre, non de l’écoulement de son sang, mais de l’application des règles de pureté draconiennes du judaïsme orthodoxe. Elle est impure depuis… douze ans ! Elle ne peut donc rien toucher, rien faire avec les autres, car l’impureté est contaminante pour le judaïsme. Ne pas s’asseoir là où les autres s’asseyent, ne pas toucher un lit où ils vont dormir, ne pas toucher ses proches, leur nourriture, leurs meubles et leurs habits… C’est l’enfer et l’exclusion de toute vie sociale.
Elle a cherché à en sortir avec le concours des prêtres du Temple, chargés de gérer l’impureté. Mais à part lui avoir pris tout son avoir, le résultat s’est avéré nul. Bravo les parasites professionnels du Temple ! Mais après douze ans, c’est le temps de la rébellion, comme le dit l’unique passage de la Tora qui cite précisément cette durée dans le passage qui décrit la révolte des 4 rois contre les 5 qui les oppriment : « Pendant douze ans ils avaient été soumis à Kédarlaomer, mais la treizième année ils se révoltèrent ! » (Gn 14,4) Eh bien, la vieille, elle aussi, va se révolter pour tenter de rester vivante, ce qu’elle n’était plus. Se rebeller contre les règles de pureté forgées par les prêtres pour établir leur pouvoir sur les foules.
Elle a entendu, désiré et compris la manière ouverte de Jésus de vivre le judaïsme, et elle en veut ! Aussi va-t-elle s’agripper à son manteau et son flux va cesser. Le fouet [1] de la persuasion ne fonctionne plus pour elle.
Pas de démarche magique
Toucher le bord du manteau d’un juif était ce qu’avait rêvé le prophète Zacharie qui se rêvait, plusieurs siècles auparavant, qu’un jour les hommes de toute la terre attraperaient le manteau du juif qu’ils rencontreraient pour aller adorer « Il est là » à Jérusalem avec lui ! Un rêve d’universalité (Zach 8,23).
C’est précisément ce qu’elle va faire, s’agripper au manteau de Jésus, se nourrir de son enseignement à lui et non plus de celui, stérile, des élites du Temple. S’accrocher à sa manière propre de vivre la Tora.
Avec lui, elle est délivrée de son impureté, puisqu’elle vient de comprendre que celle-ci n’est qu’une invention d’un système religieux qui en vit. Fermez le ban !
« – Fille, c’est ta confiance qui t’a gardée vraiment vivante ! Va avec elle vers la paix, et reste en bonne santé, loin de ton fouet de persuasion ! »
La jeune fille du chef de la synagogue
22. « Et l’un des chefs de la synagogue s’est avancé et il est tombé à ses pieds. » 23. « L’appelant auprès de lui et disant : – “Ma petite fille est à l’extrémité. Avance-toi, touche-la de tes mains, afin qu’elle soit sauvée et qu’elle vive !” »
Après avoir vu la femme qui représentait le peuple d’Israël écrasé par la rigueur des règles de pureté, cette jeune fille qui atteint l’âge de la rébellion va représenter les adeptes d’un tout jeune mouvement. Un mouvement né du judaïsme, mais qui se développe hors de lui, après 90 ; celui des Églises.
Oui, elle est bien fille du chef de la synagogue [2] ! Mais elle s’en affranchit… à douze ans ! Cette jeune fille représente un groupe nouveau, un peuple qui naît. Et qui naît difficilement, si l’on pense aux difficultés que traversera le mouvement chrétien dans ses premières années, soumis alors aux juges de l’Empire, mouvement que le judaïsme des rabbins tentera d’éradiquer avec le soutien de Rome jusqu’au début du IIIe siècle.
L’historien Flavius Josèphe [3] va leur apporter un précieux concours jusque vers 100…
Ce n’est plus ici la traversée d’une tempête qui évoque cette période dangereuse, mais cette petite fille qui va mourir ; presque certainement…
D’ailleurs, les disciples qui accompagnent alors Jésus sont Pierre [4], Jacques et Jean ; ceux que l’on nommait les « colonnes de l’Église ». Nous sommes donc bien après 90, plus de 60 ans après la mort du Galiléen !
Le maître de Nazareth est bien mort, mais sa personne, son enseignement sont toujours vivants dans et par les disciples et présents dans l’annonce qu’ils font de lui.
C’est donc la voix du Maître de Nazareth qui va dire à ceux que la jeune fille représente, les membres des premières Églises : « – “Talitha koumi !”, ce qui signifie : “Réveille-toi, gamine”, je te le dis ! »
42. « Et aussitôt la fille s’est levée et marchait. Elle avait alors douze années. Et tous ont été bouleversés par une grande stupeur. » 43. « Et il leur a ordonné expressément que personne ne le sache et il a dit de se mettre à lui donner à manger. »
La stupeur de réussir alors que cela n’était presque plus envisageable, plus vraisemblable… La parole qui réveille tout le monde ! La force que les membres des Églises ont pu reprendre en se nourrissant de la présence [5] de Jésus dans le rite du partage eucharistique !
Notes :
[1] Le fouet de la persuasion ; on parle ainsi de la contrainte que font peser les règles de pureté sur les foules juives. Le fouet était l’outil du supplice le plus craint, pouvant conduire à la mort.
[2] Jean exprimera la même chose au pied de la croix en faisant dire par Jésus au disciple : « Vois, c’est ta mère ! » ; c’est-à-dire n’oublie pas que tu viens du judaïsme (que représente alors Marie, fille d’Israël).
[3] Comme le montre André Sauge, Josèphe a apporté son concours à l’identification des disciples de Jésus lors des mesures prises par Néron contre les membres des Assemblées nazaréennes de Rome. Curieusement, il n’évoque dans aucun de ses écrits sa présence à Rome à l’été 64… Il a surtout joué un rôle dans le procès de Paul et Silas en y défendant la position adverse (celle des prêtres du Temple) après avoir soudoyé Poppée, l’épouse de Néron, pour que l’affaire soit jugée par Tigellin, l’âme damnée de Néron.
[4] Pétros (ou Pierre) est un nom qui n’existe pas en grec classique avant le début du IIe siècle. Nommer ainsi Simon témoigne donc de la période évoquée par le Midrash. Simon, qui est mort vers 64, peut-être à Rome, n’a donc jamais su que Jésus l’avait nommé ainsi…
[5] L’institution de l’Eucharistie n’a pas pu être antérieure à 90, car auparavant les disciples étaient intégrés au judaïsme ; l’institution de ce second rite (le baptême de l’eau étant le premier) a été conduite par les prêtres sadocites qui reprennent les Assemblées délibératives pour en faire des Églises soumises à l’autorité d’un épiscope, au plus tôt à la fin des années 80. Comme l’a fait voir Jean Daniélou, l’eucharistie a été conçue à partir du souvenir du partage des ressources qui était une réalité dans le mouvement de Jésus, et établie sur le modèle du rite essénien du partage de la Table d’Alliance.
Rappelons que présence réelle n’a jamais voulu dire présence physique.
Source : Golias Hebdo n° 823, p.18




