« Fratelli tutti » comme manuel de résistance et guide des droits humains
Juan José Tamayo.
Je ne connais aucun gouvernement, aucune organisation internationale qui se soit excusé de ne pas reconnaître ou pratiquer les droits humains. Bien au contraire. En général, ils ont la prétention de les défendre et même de s’enorgueillir de les respecter, se présentant comme un exemple pour les autres gouvernements et organisations internationales. Il est vrai que le discours sur les droits humains figure en bonne place dans leurs programmes et qu’ils le proclament dans leurs interventions publiques : rassemblements, débats parlementaires, conférences de presse, etc.
L’objectif de cet article est de montrer que, pour pallier le déséquilibre entre théorie et pratique, les politiques publiques constituent les outils fondamentaux et les plus efficaces pour la reconnaissance, le respect, la sauvegarde et la réalisation des droits humains. C’est grâce à elles qu’ils passent d’idéaux rhétoriques, de proclamations solennelles et d’obligations juridiques exécutoires à des actions positives concrètes et à des réalités tangibles qui améliorent la vie de tous. C’est vers le bien commun et la réalisation du bien-être de tous les citoyens à tous les niveaux que doivent être orientées les politiques publiques doivent.
Sécurité, développement et droits humains
Les relations entre droits humains et politiques publiques sont multiples. D’un côté, il est nécessaire d’inclure l’approche des droits humains dans les politiques publiques et d’en faire le facteur déterminant, l’inspiration, le cadre d’orientation et « l’axe d’articulation de toute action gouvernementale ». D’un autre, leur réalisation nécessite des politiques publiques générales et spécifiques. Et c’est là que les gouvernements échouent souvent. Comme le disait Kofi Anan, lorsqu’il était secrétaire général des Nations unies, « il n’y aura pas de développement sans sécurité, il n’y aura pas de sécurité sans développement, et il n’y aura ni sécurité ni développement si les droits humains ne sont pas respectés ».
Concrètement, je crois qu’on doit les mettre en œuvre dans les politiques publiques en priorité dans les domaines où ils sont le plus bafoués ; je me concentrerai sur quatre d’entre eux : l’immigration, les femmes, la communauté LGTBI+ et la pauvreté.
En ce qui concerne l’immigration, il est nécessaire de surmonter l’identification de la citoyenneté et des droits humains à la nation. Cette identification exclut les migrants, les réfugiés et les personnes déplacées de la citoyenneté et de la reconnaissance des droits humains, et de mettre en œuvre des politiques publiques qui défendent l’égalité de dignité et de droits de tous les êtres humains, indépendamment de leur origine géographique, de la couleur de leur peau, de leur ethnicité, de leur culture, de leur religion, de leur classe sociale, de leur sexe et de leur identité sexuelle : les droits de réunion, d’expression, d’association, de résidence, de travail, le droit au logement, au travail, à la culture, à l’éducation, aux services sociaux, à la santé, les droits politiques, sociaux et économiques, sans restriction.
C’est la meilleure façon de déconstruire les discours de haine contre les migrants et les pratiques xénophobes et racistes, ainsi que d’empêcher la mort et la souffrance d’une partie de l’humanité qui a besoin d’aide, d’accueil et de solidarité qui, comme le dit Pedro Casaldáliga, est la tendresse des peuples.
En ce qui concerne la discrimination et la violence à l’égard des femmes, qui se manifestent dans tous les domaines de la vie : politique, économique, travail, famille, social, loisirs, médias, internet, robotique, espaces récréatifs, il est nécessaire d’éliminer les politiques provoquées par le « néolibéralisme sexuel » et soutenues par le « mythe du libre choix » (Ana de Miguel) et d’activer des politiques d’égalité et de justice de genre dans les domaines où elles sont systématiquement transgressées, de parité dans les organes représentatifs des institutions et de reconnaissance des droits sexuels et reproductifs des femmes. Il est également nécessaire de lutter contre les pratiques qui humilient et dégradent les femmes, telles que la prostitution, la maternité de substitution, la traite des êtres humains, la discrimination salariale, l’absence de conciliation familiale, etc.
Protestation contre la violence masculine
Ces politiques, qui doivent s’inspirer du féminisme, contribuent à déconstruire les discours de haine à l’égard des femmes, à défendre leur vie contre la violence fondée sur le genre, qui conduit au féminicide, à éliminer leur souffrance multiséculaire et à imposer des sanctions proportionnelles à la gravité de la violence et de la discrimination exercées à leur encontre.
Un autre groupe qui subit l’une des plus grandes transgressions des droits humains est celui des personnes LGTBI+, qui sont la cible de discours et de crimes de haine qui se traduisent par des violences morales et physiques. Ces discours sont promus et encouragés par l’extrême droite politique et culturelle, par un secteur important de la hiérarchie catholique et par les mouvements religieux fondamentalistes et intégristes, tous en alliance et en complicité.
En 2023, les crimes de haine contre la communauté LGTBI+ ont augmenté de 33,1 % en Espagne. Les droits de ce groupe se sentent gravement menacés, quand ils ne sont pas niés au niveau juridique, et condamnés à des peines de prison, voire à la peine de mort dans plusieurs pays. L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne avertit que « l’intimidation, le harcèlement et la violence [à l’encontre de ce groupe] restent des menaces constantes ». C’est pourquoi les politiques publiques qui défendent la diversité affectivo-sexuelle, au-delà de l’hétéronormativité et de la binarité sexuelle, apportent sécurité et garanties au collectif dans l’exercice de ses droits et évitent les souffrances vécues depuis des siècles sont plus que jamais nécessaires.
Ces politiques doivent commencer à l’école avec l’éducation à la diversité, qui « est un outil fondamental pour combattre la haine », comme le déclare le Manifeste des organisations organisant la Marche des Fiertés qui s’est tenue le 6 juillet à Madrid. L’actuel président de LGTBI+ a demandé un pacte d’État contre les discours de haine.
Le domaine où la mise en œuvre de politiques publiques pour la protection et l’exercice des droits de l’homme, dont le plus important est le droit à une vie écohumaine digne, est peut-être le plus urgent est celui de la pauvreté structurelle.
Le domaine où la mise en œuvre de politiques publiques pour la protection et l’exercice des droits humains, dont le plus important est le droit à une vie écohumaine digne, est peut-être le plus urgent est celui de la pauvreté structurelle, qui se traduit par des inégalités toujours plus grandes entre les riches et les pauvres sur toute la planète, générées par le modèle économique néolibéral, décrit par le pape François comme injuste à la base. La persistance et la progression de la pauvreté constituent la plus grande démonstration de mensonge des sommets mondiaux et déclarations sur les droits de l’homme et le plus grand échec des politiques néolibérales, tant au niveau local que mondial.
Le néolibéralisme nie toute base anthropologique aux droits humains, les prive de leur universalité et les transforme en une simple rhétorique derrière laquelle il dissimule la défense de ses intérêts. En même temps, il établit une logique purement économique pour leur exercice, celle de la propriété, de l’accumulation et du pouvoir d’achat. Dans la culture néolibérale, les droits humains tendent à se réduire aux droits de propriété. Tous les autres droits lui sont soumis.
Le plus grand déni des droits humains par le néolibéralisme est de voler le droit à l’espoir aux individus et aux groupes : dépossédés de leurs biens et de leur droit à une vie digne, ils sont conduits au désespoir et à l’’abandon de l’idée d’un avenir meilleur.
La persistance de la pauvreté à tous les niveaux est une violation flagrante des droits humains fondamentaux. Son éradication n’est donc pas un problème que l’on peut résoudre par l’aide sociale et la charité, mais un problème urgent à résoudre par des politiques publiques de droits humains qui contribuent à stopper la privatisation vorace du bien public par le néolibéralisme, à éliminer les inégalités et à construire un monde où tous les citoyens peuvent jouir des biens communs de la terre et de l’humanité.
Un bon guide pour l’exercice des pratiques politiques en faveur des droits humains se trouve dans l’encyclique du pape François Fratelli tutti. Sur la fraternité et l’amitié sociale. Il y défend « la meilleure politique au service du bien commun » (n. 154), estime nécessaire de « penser un monde ouvert qui fasse place à tous, intègre les plus faibles et respecte la diversité des cultures » (n. 155) et plaide pour la « mondialisation des droits humains », dont, affirme-t-il, nous sommes encore loin (n. 189). L’une de ses propositions les plus originales est celle de la nécessité de pratiquer la charité et l’amour traduits socialement et politiquement (n. 178 et 180).