L’intellectuel compatissant et le vote RN
Sonia Roche.
On rencontre ces temps-ci dans les tribunes des journaux une figure type : celle de l’intellectuel – de gauche ou de droite, peu importe – compatissant envers l’angoisse de relégation et les conditions de vie des électeurs du RN, et qui refuse, par crainte du mépris de classe, de condamner le vote de ceux-ci.
Or il nous semble qu’il s’agit là d’une erreur d’un point de vue factuel, éthique, politique et chrétien.
On sait en effet que le fait sociologique marquant des dernières élections est la banalisation du vote RN : « Le RN bénéficie de l’électorat le plus semblable à la population française » (Fondation Jean Jaurès). Même si les personnes faiblement diplômées et habitant dans des communes rurales constituent le socle de son électorat, le RN a désormais un ancrage chez les employés, cadres et diplômés. La montée du vote RN n’est donc pas réductible à une analyse de classe et l’on perçoit plutôt dans la figure de l’intellectuel compatissant qui refuse, du fait de sa position privilégiée, de condamner le vote RN, un fantasme : celui du bon peuple, simple, travailleur, homogène et, au fond, dépourvu de capacité politique.
Car refuser de condamner le vote des électeurs RN revient à les infantiliser et à leur refuser l’exercice de la liberté politique. Ce sociologisme ne s’intéresse pas, en effet, aux personnes de même catégorie socioprofessionnelle qui ne votent pas RN – or même dans le groupe où il recueille ses plus forts suffrages, à savoir les personnes de niveau inférieur au baccalauréat qui votent à 47 % pour lui, le RN n’est pas majoritaire. Mais il ne s’intéresse pas non plus à leur impact sur la vie de ceux qui les entourent : même si ces électeurs sont contraints, leur action compte. C’est pourquoi les infantiliser est aussi une faute politique.
Pourtant, alors que les tribunes excusant le vote RN fleurissent, celles qui dénoncent la centralité raciste du discours RN sont bien plus rares, tant il est désormais entendu qu’une telle dénonciation serait mal fondée. En revanche, les tribunes mettant en cause, pour expliquer la montée du RN, et souvent de façon justifiée, le mépris de la « gauche brahmane » (Cagé, Piketty) sont trop nombreuses pour qu’on puisse les citer.
Or le problème n’est pas ce que disent ces tribunes, mais ce qu’elles ne disent pas : la centralité persistante du racisme dans le vote RN. Car ce n’est pas tant la baisse du pouvoir d’achat et la crainte de relégation qui motivent ce vote, que la façon dont celles-ci se cristallisent sur la figure de l’étranger – plus précisément « celui qui n’a pas l’air Français », qu’il soit citoyen français ou non, l’une des mesures phares du RN restant la suppression du droit du sol. Le sociologue F. Faury a ainsi récemment montré (Des électeurs ordinaires) que, chez ces électeurs, l’immigration reste le principe explicatif central de la dégradation de leurs conditions de vie et que, pour eux, revendiquer une place sociale juste revient souvent à revendiquer une place supérieure à celle des étrangers.
Ces étrangers, les tribunes en question n’en parlent plus beaucoup. On sent que le sujet commence à être lassant et l’on entend, en creux : « le racisme est évidemment une mauvaise chose, mais il faut avouer que l’on comprend les laissés-pour-compte que l’immigration de masse inquiète et que la place croissante de l’islam dans l’espace public rend mal à l’aise ; qui suis-je pour juger ? » Quant au discours qui pourrait être ici mobilisé, celui des « valeurs de la République », il a été si instrumentalisé qu’il est démonétisé : presque plus personne n’y croit sérieusement lorsqu’il s’agit de défendre la société multiculturelle et l’indifférence républicaine aux origines et religions – sauf à passer pour un idiot.
Le chrétien, justement, n’éprouve pas de difficulté à passer pour un idiot en politique. Un idiot qui écoute les « clameurs de la nature et des pauvres » (Laudato Si’). « Les derniers seront les premiers » : en politique comme ailleurs c’est le point de vue des plus petits qui est le plus pertinent. L’attitude la plus juste est donc d’écouter leurs cris. Mais parfois ces cris crient les uns contre les autres, alors à quel cri se fier ?
Le début de l’Évangile de Marc aide à s’orienter.Jésus rencontre à Capharnaüm un « homme tourmenté par un démon » qui lui crie : « Je sais qui tu es : tu es le Saint de Dieu ». Jésus le fait taire et délivre l’homme du démon. Un frère franciscain parisien commentait récemment ce passage : le démon dit vrai, mais Jésus le fait taire, car la vérité, ainsi proclamée, est mensonge. Pourquoi ? Parce que « La vérité sans amour tue » : une vérité, aussi exacte soit-elle, n’est porteuse de vie que lorsqu’elle est articulée à l’amour.
Le démon sait qui est Jésus, mais n’est pas transformé par ce savoir : Jésus demeure pour lui une réalité extérieure, non une occasion de conversion intérieure. C’est une vérité pour ainsi dire sèche. D’ailleurs, le démon est ventriloque : il passe par un autre pour parler. Or il y a aussi en politique des vérités sèches proférées par des sujets ventriloques. Tel est celui du RN. Le constat du sentiment d’abandon et de relégation d’une partie de la population française faiblement diplômée et éloignée des services publics est juste. Mais cette vérité est dite sans amour par un sujet médiatique bien portant, qui capture le cri des plus exposés au déclassement pour légitimer ses propres passions racistes. Un sujet populiste qui propose une pseudo-solution mensongère et vile : celle de l’abaissement de l’étranger.
Chez beaucoup, le vote RN part d’une souffrance, mais y répond par la logique du bouc émissaire – logique contre laquelle toute la vie du Christ est témoignage, et vis-à-vis de laquelle le chrétien ne peut montrer aucune complaisance. D’autant plus lorsqu’il n’appartient pas à l’une des catégories de personnes visées par le RN. Et y compris, ce qui est plus exigeant, lorsque ce sont nos familles, nos voisins ou nos amis qui votent pour le RN.
Mais nous mettons-nous ainsi en surplomb d’un point de vue moral ? Le risque existe et il n’y a, au fond, qu’une voie pour l’éviter, dont Jésus nous donne sans cesse l’exemple dans les Évangiles : aller à la rencontre des laissés-pour-compte et les écouter – depuis le point intérieur où nous sommes « petits ». Ne jamais choisir « nos pauvres » ni un pauvre contre un autre. Ne pas solder ainsi, à bon prix, notre mauvaise conscience. Mais se laisser enseigner par leur parole et la présence du Christ dans le lien qui se noue. On ne sait pas a priori ce qu’elle nous enseigne – ce serait de l’idéologie. Mais on sait une chose, avec certitude : que son amour n’exclut jamais aucun pauvre de son indignation.
https://collectif-anastasis.org/2024/08/02/le-vote-rn-part-dune-souffrance-mais-y-repond-par-la-logique-du-bouc-emissaire/ (Cette tribune est parue le 30/07 dans le journal La Croix.)
Illustration : Frère Yves, de l’Abbaye de la Pierre qui Vire