Le Pain descendu du ciel
André Scheer, bibliste et exégète laïc.
Jn 6, 51-58
Prêtre du Temple, Jean écrit son Évangile [1] après 70 et la chute de ce Temple. Devant la reconstruction d’un judaïsme sans temple à laquelle s’attelle le mouvement des Sages (Rabbins), il va choisir de présenter Jésus de Nazareth comme Le Fils de l’Homme, descendu du Ciel à la demande du Père pour offrir sa vie en sacrifice pour le salut de l’humanité. Bref, il va faire de l’homme Jésus de Nazareth un « Christ » (ou un Messie), un Sauveur.
Jean va ainsi préparer la reprise en main des premières Assemblées des Disciples de Jésus par les prêtres sadocites (ou Esséniens) réchappés de la guerre. Ceux-ci vont y importer leur conception sacrificielle si opposée à celle du Maître de Nazareth pour lequel le Règne de Dieu était déjà là, comme il l’annonçait dans la synagogue de Nazareth en Luc 4. Le mouvement est lancé pour diviniser Jésus…
Le pain de Dieu
51. « - C’est moi, celui-là, le pain vivant descendu du ciel : chaque fois que quelqu’un mange de ce pain-là, il reste vivant pour la durée du monde qui vient, et le pain que moi je donne, c’est ma chair, pour la vie du monde de la durée qui vient. »
52. « Ils se battent entre eux, les Judéens, disant : -Comment celui-ci a-t-il la force de nous donner de la chair à manger ? »
53. « - C’est Jésus qui leur dit : – C’est sûr, c’est sûr, je vous dis : Si vous ne prenez pas la chair du fils de l’homme et ne buvez son sang, vous ne tenez pas la vie en vous. »
54. « Celui qui mange sa chair et boit son sang tient la vie du monde de la durée qui vient, et moi, je le relèverai au dernier jour. »
Jean va donc nous présenter Jésus comme le pain descendu des cieux, c’est-à-dire directement issu de Dieu lui-même, faisant partie de Dieu. Ce personnage divin qui s’offre pour le pardon des péchés de l’humanité, comment ne voyons-nous pas qu’il ne peut être qu’une création sacerdotale ? Qui peut assurer parler à autrui au nom de Dieu ?
Jésus lui-même ne s’est jamais pris pour Dieu : « Ne m’appelle pas mon Bon. Nul n’est bon que le Dieu unique ! » (Lc 18,19), c’est très clair ! Comment peut-on ne pas voir qu’un Jésus qui offre son sang en signe d’une nouvelle Alliance, c’est-à-dire d’un nouveau contrat entre Dieu et les hommes pour le pardon de leurs péchés, est une fabulation sacerdotale ? Jésus s’est opposé de toutes ses forces à l’idée d’Alliance (ou de Contrat) par laquelle les fautes seraient effacées. Elles le sont déjà pour lui (encore Luc 4), ce qui fait qu’il va demander la fin des sacrifices du Temple, donc remettre en cause les revenus des sacrificateurs, et… s’attirer leur haine mortelle !
« Nul ne peut servir à la fois Dieu et un Contrat » [2] dira-t-il (Lc 16,13). Pour Jésus, il n’y a pas de contrat qui tienne, pas d’Alliance. Pour lui, les humains ne pèchent jamais contre Dieu, mais contre ceux à qui ils font mal.
Tenir la vie en soi
55. « Car ma chair est en vérité nourriture, et mon sang est en vérité breuvage. 56 Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang reste en moi sans sortir, et moi en lui. »
Comment peut-on faire dire à Jésus qu’il faut absolument manger sa chair et boire son sang pour tenir la vie en soi ? Comment faire dire cela à l’homme de Nazareth, lui qui disait à ceux qu’il rencontrait « Ma fille ! C’est ce sur quoi tu t’appuies (ta confiance) qui te garde vraiment vivante ! » (Lc 8,48), véritable leitmotiv de l’Évangile ! Évidemment toujours en Luc, puisque c’est le troisième Évangile qui conserve au mieux la trace des archives du mouvement nazaréen…
La femme qu’il vient de rencontrer se meurt des règles de pureté draconiennes inventées par les prêtres pour tenir le peuple en laisse ; alors il lui répond que la Vie, elle la tient déjà en elle-même ! Elle n’a donc pas besoin d’aller manger sa chair ! [3]
Réécrire la liturgie de la célébration eucharistique
Si l’on veut rester fidèle à l’homme de Nazareth comme à son Annonce et à la haute conception qu’il se fait de la dignité de l’humain, il faudra bien, un jour ou l’autre (un siècle ou l’autre peut-être ?), réécrire la liturgie de la célébration eucharistique. Si, pour l’essentiel, Jésus s’est opposé à l’Alliance – contrat passé par les prêtres sous Esdras (-397) entre Dieu et le peuple juif pour le pardon des péchés – ainsi qu’au monde des Sacrificateurs qui ont fini par avoir sa peau, il faudra bien présenter, un jour, ledit « Sacrifice eucharistique » autrement, non ? Jésus de Nazareth est justement mort parce qu’il a voulu la suppression des sacrifices et la libération du peuple de cette Alliance mortifère, Nom de Nom !
Alors, pourquoi ne pas rêver qu’un jour, une Église qui reprenne conscience de ses origines dans les Assemblées délibératives [4] ne fasse désormais mémoire de la Vie et de l’Annonce de Jésus de Nazareth par la célébration d’un repas dans lequel le partage des ressources entre tous était si signifiant, si fondamental qu’il va incarner plus tard sa présence au milieu d’eux. Repas dans lequel ce partage disait tant sur le Don totalement gratuit de la Vie offerte par le Dieu vivant à tous les hommes. Comme le dit précisément le texte grec, c’est l’action de partager, et non le pain en lui-même dont on doit faire mémoire.
Pourquoi une telle infidélité de Jean ?
Eh bien, vraisemblablement pour construire une base solide, qui puisse s’opposer au Mouvement des Sages qui reconstruisent un judaïsme sans temple, mais rivé à une lecture stricte des textes anciens vus comme l’ensemble des conditions à remplir pour mériter d’avoir Yahvé comme Dieu.
Jean a pensé que le Mouvement de Jésus ne pourrait survivre qu’en s’implantant solidement sur tout l’Empire de Rome, et pour conquérir les hommes de l’Empire, il va falloir répondre à leurs attentes qui sont celles d’un personnage divin qui puisse les tirer de leur misère ; un Sauveur ! Et c’est des habits de ce personnage-là qu’il va revêtir l’homme de Nazareth.
Reste pour nous, aujourd’hui, à prendre conscience de la nature de ce qu’il écrit et à ne pas oublier l’essentiel : la recherche et la rencontre de Jésus de Nazareth [5].
La personne et l’enseignement de Jésus ne nous paraîtront jamais plus solides et universels qu’après avoir compris les contraintes et les motivations des auteurs qui nous en parlent, à leur manière, dans leurs écrits. Alors, lisons-les sans être dupes de leurs intentions !
Notes :
[1] L’Évangile de Jean ne connaît manifestement pas l’existence des 12 apôtres, à l’inverse des trois autres Évangiles. Il n’en donne pas de liste. Le mot apostellô en Jean signifie simplement envoyer (Jn 13,16). [2] Le mot Mammôn ne désigne pas d’abord l’argent, mais le contrat. Vient de Manah qui en hébreu signifie compter, mais aussi définir des conditions, établir un contrat (à la forme intensive du verbe). [3] Même si en hébreu, chair signifie aussi Annonce. Mais quand elle est liée au sang, comme ici, elle signifie bien le corps. D’où la surprise à juste titre des Juifs face à Jésus que Jean n’aura pas de peine à mettre en scène. [4] On rappelle que, jusqu’au milieu des années 80, les Assemblées des Disciples de Jésus étaient dirigées par un Conseil de 7 Anciens (Presbutéroï). La mise en place d’un épiscope (le Mebaqqer essénien) ayant autorité sur des Anciens devenus des sacrificateurs (ou prêtres) a été due à la prise en main des Assemblées par les prêtres sadocites à cette époque. Jean Daniélou avait déjà remarqué l’influence de cette secte juive sur le christianisme dès ses débuts (années 1960). [5] Marcel Légaut disait : « Être chrétien, c’est chercher Jésus. »Source : Golias Hebdo n° 827, p. 18
Commentaire de Denis LO JACOMO
Il me semble qu’il a vite fait d’expédier l’évangile de Jean. Plusieurs lectures en sont possibles, et la sienne s’en tient à un “premier degré” qui effectivement ne peut le mettre qu’en contradiction (“infidélité”) avec les autres évangiles.
Si l’on accepte que Jean présente un autre point de vue sur le mystère de Jésus, et si l’on veut bien se laisser interroger / déplacer par certaines passages vertigineux -dont le sens profond suggère une vérité à reconnaître, qui n’est jamais précisément l’interprétation au premier degré de ce qui est écrit-, on ne peut pas à mon avis se couper de cet évangile.