Quelle place donner à Marie dans le culte catholique ?
Didier Lévy.
L’article de Michel Leconte, « Le culte marial catholique », [1] qui remet en mémoire la « protestation » – le mot vient de lui-même – du père Congar, nous place devant le questionnement essentiel qui s’adresse à la théologie chrétienne : que s’est-il passé entre le premier et le cinquième siècle, pour que le christianisme, gravitant d’abord dans le foisonnement des variables de pensée, d’entendement ou de conceptualisation du judaïsme où s’était située sa genèse, soit passé dans une orbite commune avec des paganismes ?
Le concile d’Éphèse définissant en 430 la vierge Marie comme « Theotokos » (Mère de Dieu), alors que l’incarnation la désignait en tant que « Christotokos » (Mère du Christ), mère humaine du Fils de l’homme, marque bien une étape majeure de ce changement d’orbite, ou de cette contamination. En découle l’un des deux contresens qui altèrent à jamais la filiation qui assemble toutes les Maryam-Myriam-Marie des Écritures et les figures emblématiques du féminin calquées sur Sarah. L’autre réside dans l’erreur de traduction, qu’un Pape attribuera à une intervention divine, qui fait de la « jeune fille d’Israël » la « vierge d’Israël ».
Michel Leconte ne nous renvoie-t-il pas à un moment décisif du processus de cette altération : celui où « Marie “Mère de Dieu” aurait hérité (…) des symboles et des fonctions de la déesse Cybèle (…), “Mère des dieux” ». Par sa citation de l’helléniste et historien Philippe Borgeaud qui, mettant l’accent sur « le contexte religieux commun dans lequel baignent les deux figures de Cybèle et de Marie », insiste sur la place centrale que tient, dans le culte marial comme dans le culte de Cybèle, « le discours sur la chasteté dont les sources “sont partagées au IIe siècle (…) dans l’ensemble des communautés méditerranéennes, chrétiennes ou non chrétiennes” ».
La contamination que subit par là, la représentation de la mère humaine du Messie pose les deux piliers d’un culte marial qui s’engage, et qui engage la personne de cette mère humaine figurée au pied de la croix, dans une déraison où achève de se briser l’inscription du christianisme dans le fonds commun du judaïsme. Deux piliers qu’aucun Samson ne pourra plus ébranler. Pour le plus visible, une idolâtrie de la virginité – où au » fantasme de la virginité de la mère » s’allie la construction d’une virginité du fils -, idolâtrie qui va s’ancrer sur ce qui est sans doute l’une des plus primitives possessions mentales de l’espèce humaine, et que la cléricature catholique érigera sur des dizaines de siècles en l’insérant au plus intangible de son appareil dogmatique : l’inventivité mariale ne fera jamais défaut, de la « Marie-toujours-vierge », à « l’Immaculée conception » qui exclut la « jeune fille d’Israël » du péché et donc de ses semblables que nous sommes, jusqu’à l’Assomption promulguée en 1950 et issue des deux imaginations précédentes. Encore a-t-on échappé à la « Corédemption » qui ouvrait sur une nouvelle religion avec deux « rédempteurs » (pour autant que la notion de « rédemption » rende compte du passage terrestre du messie des chrétiens), à travers une nouvelle invention dogmatique que le Pape François renvoya peu charitablement à ses promoteurs en la rangeant parmi les « tonterias » (traduction : absurdités, sottises, inepties).
Pour le pilier dont les fondations ont été les plus obsessionnellement creusées, le discours sur la chasteté se confond avec une répulsion/exécration de la sexualité qui, depuis les tout premiers siècles, vaut occultation par le christianisme du don – que la Genèse présente pourtant comme très médité – que fait le Créateur à l’Adam, quand celui-ci passe du « homme et femme il fut créé » à une dissociation de son être entre le féminin et le masculin. L’Église catholique n’en voudra retenir que l’extension aux humains de la reproduction sexuée, édictant au Moyen-Age que pour un couple, la recherche du plaisir dans la relation sexuelle est un péché plus grave que l’adultère.
L’article de Michel Leconte ne pouvait pas se conclure autrement qu’en évoquant la pesanteur que les contaminations originelles du christianisme par le paganisme, et par la force d’attraction des imageries et fantasmes que celui-ci véhiculait, a exercé sur le corpus conceptuel et doctrinaire de l’Église romaine. En tirant de la longue durée historique, avec l’exemple privilégié de « la discipline du célibat obligatoire pour les prêtres catholiques », une illustration particulièrement démonstrative des non-sens ainsi produits. Le présent fournit à cet égard une récusation bien assez suffisante pour qu’on n’ait pas, en sus, à tirer un lien trop direct avec les prêtres eunuques de Cybèle (dont l’Histoire entoure, au reste, le statut exact de pas mal d’incertain).
Demeure un inexplicable qui en appelle à la sidération : comment édifier un culte marial qui très vite mène à la (quasi) divinisation d’une femme consacrée en « Mère de Dieu », et exclure presque aussi hâtivement les femmes du sacerdoce – et de façon aussi inébranlable que le sera l’obligation du célibat pour les clercs ? Sauf à ce que ce questionnement sur l’exclusion du féminin du service de la Parole et de la Célébration de Dieu, alors qu’on tient une femme pour co-rédemptrice à l’égal de son Fils conçu pour être le messie, ait pour réponse que tout ce qui a été dogmatisé pour construire cette quasi-divinisation supposait d’exclure Marie de son humanité. Et peut-être avant tout de la séparer des autres jeune fille d’Israël et, à jamais, de ses sœurs humaines. Sans qu’on sache jusqu’où va l’exemption du féminin dispensée à Marie de Nazareth : la conception virginale, dès son invention dans les ateliers d’écriture des évangiles Matthieu et Luc, puis la maternité virginale, démentent à elles seules, et déjà physiologiquement, que son corps appartienne à la nature corporelle humaine. Qu’elle ait été enceinte par l’action de l’Esprit Saint, sans union avec un homme, voire – dans le registre d’une causalité encore plus névrotique – son exemption originelle du péché, auraient pu aussi lui faire prêter une absence de menstruations – pour inintelligible que paraisse le « don » de cette absence dans la vie d’une jeune fille d’Israël vivant dans l’obéissance à la Loi.
Cette toute dernière observation, si elle évoque une autre des obsessions qui régentent et emprisonnent les religions et les cultures, permet de déplacer le sujet du culte marial sur le terrain de la vraisemblance historique. À cet égard, ne suffit-il pas de confronter les constructions théologiques qui statufient une « Mère de Dieu », et parmi elles la part initiale qui revient aux récits tardifs des rédacteurs de Matthieu et Luc, à la représentation qui ressort pour nous du village des juifs de Nazareth : tout dans ces constructions se présente comme étranger à l’entendement religieux et au vécu culturel d’une population juive de Galilée. Plus qu’étranger : impensable.
À commencer, à la source des mythes qui s’additionnent, par la grossesse de Marie, qui dans Mathieu est déjà l’épouse de Joseph [2] (lequel est instruit par un songe de la conception divine de l’enfant à naître) et dont le mariage dès lors ne se conçoit pas comme non consommé, ou encore l’assertion qui lui retire d’avoir eu d’autres enfants et qui assimile commodément « les frères de Jésus » à des cousins.
Une vraisemblance historique qui suggère qu’en suivant les étapes de l’architecture de pensée qui se façonne de l’Annonciation de la conception divine du fils de Marie à la sacralisation couronnant Marie en « Mère de Dieu », s’édifie un légendaire de conceptualisation on ne peut plus étranger au monde spirituel, intellectuel et culturel du judaïsme contemporain de la naissance du Christ. Comment ne pas en conclure que ce légendaire contient, ou résume, la rupture de la filiation avec le judaïsme en lequel Jésus de Nazareth avait vécu et parlé.
Notes :
[1] http://www.garriguesetsentiers.org/2024/07/le-culte-marial-catholique.html ; https://nsae.fr/2024/06/20/le-culte-marial-catholique/ [2] Et, dans Luc, seulement « accordée en mariage » à Joseph, situation qui renverrait à la frontière de l’invraisemblable l’état ainsi assigné à Marie vis-à-vis de sa communauté.