Marc 13 (dit la « Petite Apocalypse ») fait dire à Jésus des paroles qu’il n’a jamais pu prononcer
André Scheer.
Mc 13, 33-37
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Prenez garde, veillez : car vous ne savez pas quand ce sera le moment. C’est comme un homme parti en voyage : en quittant sa maison, il a donné tout pouvoir à ses serviteurs, fixé à chacun son travail, et recommandé au portier de veiller. Veillez donc, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison, le soir ou à minuit, au chant du coq ou le matin ; s’il arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis. Ce que je vous dis là, je le dis à tous : Veillez ! »
Un avertissement…
Un avertissement à veiller, à être prêts sans cesse car l’homme ne connaît pas le jour de la venue du Seigneur qui a remis ses affaires à ses serviteurs et qui peut débarquer à l’improviste… Et il ne faut pas qu’il nous trouve endormis. Nous sommes donc plus que prévenus, aucun relâchement ne nous est permis ! Ces paroles d’avertissement figurent également dans Luc 12, où la venue du Seigneur est comparée à celle d’un voleur, ainsi que, plus marquées encore, dans 1ère aux Thessaloniciens : « Le jour du Seigneur va venir comme un voleur dans la nuit… une ruine soudaine vous surprendra, etc. » (une lettre dont Paul n’a jamais dû entendre parler !).
Des paroles totalement contraires à l’enseignement de Jésus
Ces paroles qui sont mises dans la bouche de Jésus ne peuvent être de lui, elles sont franchement contraires à ce que le maître de Nazareth a enseigné, et dont on trouve un premier condensé en Luc (4, 15-30). Il débarque alors dans la synagogue de Nazareth en témoignant d’un affranchissement définitif de ceux qui sont prisonniers (de la Loi de Moïse lue comme une prescription, un contrat), du don d’un regard vers le haut pour les aveuglés (par ce même prescriptif), du renvoi au loin des commandements pour ceux qu’ils déchiraient (toujours la Loi lue comme un contrat)… Ce qui va scandaliser ses auditeurs : « Et tous sont témoins face à lui et sont stupéfaits des paroles de gratuité qui sortent de sa bouche. » Au point qu’ils lui disent qu’il n’est pas un juif, (« Il n’est pas fils de Joseph, celui-là ! »), le chassent et cherchent à le perdre. Déjà !
Marc aussi, au début de son Évangile (Mc 1, 14-15), reprend la même annonce : « Jésus s’est avancé en Galilée proclamant l’Annonce du Règne de Dieu, déjà là sans qu’on ne l’ait encore vu, disant que les moments opportuns se sont définitivement accomplis et que le Règne de Dieu s’est avancé une fois pour toutes… » Il n’y a donc rien à attendre ! Tout est donné de façon définitive et totalement gratuite. Pour Jésus, nous vivons dès maintenant dans le Règne de Dieu, sa présence est là, déjà, définitivement, au milieu de nous tous.
Les Évangiles, une composition panachée entre deux types de textes
Les Évangiles synoptiques sont composés à la fois :
- De passages qui reprennent les Archives du mouvement Nazaréen, celles dont parle Ignace d’Antioche [1] vers 110, et qui sont constituées d’un « Recueil de Paroles » notées par Lévi (28-30) ainsi que du « Récit de Simon », mis par écrit en hébreu après la mort de Jésus par un scribe nommé Jean (30-32) [2]. Ces Archives ont été les seules écritures nouvelles dont disposaient les Assemblées de disciples de Jésus jusqu’en +90, alors, et alors seulement, que ces disciples sont exclus du judaïsme orthodoxe par l’Édit de Gamaliel II [3].
- De passages écrits à la fin des années 80 (80-110) lors de la constitution des Évangiles, alors que l’on constitue l’Église et qu’il faut commencer à imposer une discipline à des fidèles de plus en plus nombreux.
Le grec de ces deux types de textes n’est pas semblable et permet de différencier les passages des Archives (rédigés en grec de la koinè – c’est à dire le grec commun, ou classique) des rédactions plus tardives (rédigées en grec sémitisant de la Septante) que l’on peut qualifier de disciplinaires pour certaines d’entre elles. Le passage qui nous est proposé l’est clairement, disciplinaire !
Pour asseoir la discipline des fidèles
Jean Daniélou [4] avait déjà montré l’influence des Esséniens dans la mise en place des Églises. Après la guerre avec Rome (66-70) et l’achèvement de leur période d’esclavage – vers 80, les prêtres esséniens [5] survivants ont pris en main la gestion des Assemblées des Disciples (qui étaient au départ des Assemblées délibératives, des Ekklésia) qu’ils ont transformées en Églises fonctionnant sous l’autorité d’un épiscope. Fin des Assemblées délibératives… Ces prêtres esséniens, comme Ignace d’Antioche ou Clément de Rome, ont apporté avec eux les règles de discipline issues des règles esséniennes, qui ont été insérées dans les textes des Évangiles, et mises sous l’autorité directe de Jésus ! L’extrait du texte de Marc, proposé pour engager l’année liturgique, est donc un ajout des années 90 aux Archives qui constituent la source des synoptiques. Un de ces ajouts, faits à la limite de l’honnêteté, qui peuvent, comme ici, défigurer l’enseignement et la personne de Jésus. Les Évangiles peuvent-ils être source de vie pour les hommes d’aujourd’hui si l’on ne clarifie pas davantage leur source et leur contenu ?
Notes :
[1] Ignace d’Antioche parle clairement des Archives du mouvement nazaréen dans ses lettres aux Smyrniotes et aux Philadelphiens.
[2] Papias, un disciple de Jean, parle précisément du « Recueil de Paroles » notées par Lévi, et du « Récit de Simon », fait par Simon après la mort de Jésus, et pris en note, dans la langue des Hébreux, par un scribe nommé Jean, surnommé Marc. Il est cité par Eusèbe de Césarée, dans son Histoire Ecclésiastique, comme un homme des commencements.
[3] L’Édit de Gamaliel II rétablit en 90 l’obligation de prononcer les 18 malédictions avant chaque office juif. Malédictions contre les hérétiques, visant spécialement les disciples de Jésus (Notsrîm) et les excluant – de fait – des Assemblées juives.
[4] Jean Daniélou, prélat, cardinal, exégète et historien, spécialiste du judéo-christianisme.
[5] Prêtres esséniens souvent nommés Sadocites, car descendants de Sadoq, grand-prêtre du temps de David.
Source : https://www.golias-editions.fr/2023/11/29/ca-demarre-fort/