Qui est le plus grand ?
André Scheer, bibliste et exégète laïc.
Année B. 25e Dimanche du Temps Ordinaire, Mc 9, 30-37
Un découpage du texte qui le rend incompréhensible !
Pourquoi donc les textes proposés ce dimanche aux fidèles passent-ils brusquement de la fin de Mc 8 à la fin de Mc 9, au risque de ne pas permettre la compréhension du passage proposé ? Et pourquoi se complaît-on à retenir les versets (30-32) manifestement ajoutés lors de la rédaction, qui présentent Jésus comme annonçant par avance sa mort et sa résurrection, alors qu’il a été assassiné par surprise, à l’insu de la foule, avant la mise en œuvre d’une action qui visait à perturber sérieusement les sacrifices de la fête de la Pâque juive !
Reprenons, de façon résumée, le déroulé début du chapitre 9
– Il commence par le midrash de la transfiguration. Celui-ci manifeste la volonté des élites des Églises, figurées par Pierre, Jacques et Jean de ne pas se couper de Moïse et d’Élie, c’est-à-dire de poursuivre dans la voie de la Loi de Moïse [1].
Ainsi les tentes que Pierre propose de monter signifient-elles que la fête de Sukkôt, Fête des Vendanges de « Il est là », soit sa rencontre définitive avec l’ensemble de l’humanité, est à vivre sans se couper de la Loi de Moïse, c’est-à-dire en conservant le Prescriptif de cette Loi.
La voix qui sort de la nuée en confirmant que « C’est celui-ci qui est mon Fils, celui qui est sous ma haute protection ! Écoutez-le ! » En clair, il ne s’agit plus de suivre Moïse et Élie, la Loi de Moïse, le Contrat d’Alliance qui, pour le Nazaréen, assujettissait le peuple au bon vouloir des sacrificateurs. Bon vouloir dont il a voulu l’affranchissement définitif et immédiat [2].
C’est désormais Jésus qu’il faut suivre, acceptez donc de changer de braquet ! Mais en redescendant de la montagne, les disciples se taisent [3], manière de manifester leur refus d’abandonner la Loi de Moïse et ses commandements.
– Il se poursuit ensuite avec la guérison du Fils Épileptique
Là encore, ce fils est habité par un esprit qui l’empêche de parler. De plus, quand cet esprit l’empoigne, il bave ; comme David qui choisit de jouer au fou en face du Roi de Gath (1 Sam 21, 10-15). Ce fils qui simule la folie, comme David pour sauver sa peau, c’est la figure du néophyte, de celui qui a commencé à s’intéresser à l’enseignement de Jésus, un enseignement de liberté et d’autonomie, alors que l’on veut toujours le soumettre à la même Loi. Au même Contrat, dont Jésus avait dit : « Vous ne pouvez vous donner la force de servir Dieu et un Contrat ! » (Lc 16, 13) Au début du passage, il est noté que les Disciples n’ont pu guérir le fils ; à l’évidence, puisqu’ils ne rêvent que de poursuivre sur le chemin de la Loi de Moïse !
Le texte du jour. Enfin… !
Pourquoi la question du plus grand parmi eux ?
Si nous avons bien compris ce qui précède, « le problème soulevé par Marc est que les Disciples ont eu du mal à admettre la nécessité de sortir de façon décidée et définitive de la Loi de Moïse », du Contrat ou de l’Alliance avec le Dieu d’Israël. Un Dieu qui (soi-disant) voudrait des enfants bien obéissants à ses Commandements… que les Sacrificateurs se sont ingéniés à concevoir pour disposer d’une emprise sur les consciences des femmes et des hommes d’Israël.
Alors arrive à point nommé le passage du jour : 33. « Et ils se sont avancés vers Capharnaüm et, venu à la maison, il leur demandait : – Quels comptes faisiez-vous en chemin ? » 34. « Mais ils gardaient le silence, car en chemin ils discutaient entre eux à propos de qui était devenu plus grand. »
Nous comprenons mieux, maintenant, pourquoi les Disciples se sont posé cette question-là, à ce moment-là, précisément. C’est que, bien évidemment, la sortie de la Loi de Moïse, c’est-à-dire celle du judaïsme du Temple, va impliquer la constitution d’une structure nouvelle, autonome, structure qu’il va falloir animer, puis diriger [4]. Il va donc falloir désigner un chef, un leader. D’où la question posée de savoir qui, parmi eux, va être capable d’assumer cette mission.
La réponse du Maître à la question…
35. « Alors s’étant assis, il a appelé les douze. » 36. « Et ayant pris un petit enfant, il l’a placé au milieu d’eux et l’ayant élevé vers le haut, il leur a dit : — 37. « Dans ce cas-là comme de façon générale, celui qui aurait accueilli un de ces petits enfants en mon nom, c’est moi-même qu’il accueille ; et dans ce cas-là comme de façon générale, celui qui m’aurait accueilli, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais celui qui m’a envoyé. »
Le maître de Nazareth a dû voir très tôt les risques encourus par son mouvement, risques dus à la volonté de puissance de tout être humain, donc de ses Disciples aussi. Il va donc rappeler ce qui lui paraît essentiel à douze d’entre eux [5] avec un mime, comme le faisaient les prophètes.
Il prend donc un petit enfant et le place au milieu d’eux. Il ne s’agit pas d’un enfant de la famille, de celui sur lequel on compte pour la succession des parents, mais d’un petit. Le mot grec (παιδιον-païdion) correspond à un enfant de moins de 7 ans, c’est à dire un petit dénué de toute autonomie, quelqu’un dont on ne reconnaît pas le vouloir.
Et cet enfant-là, il doit prendre la place du milieu, c’est-à-dire la place de l’Arbre de la Tora. Comme si le Maître leur disait : le pilier de votre aventure en mon nom, c’est l’accueil de ce petit. L’accueil de celui qui n’a pas encore de vouloir propre, c’est cela qui va remplacer l’arbre à réponses religieuses toutes faites, l’Arbre aux commandements. Cet Arbre dont le tout début de la Bible nous dit qu’il pourrait bien nous faire mourir s’il nous dispense de vivre…
Jésus leur propose donc, à eux qui ne voulaient pas se départir de la Loi de Moïse ni de toute l’expérience que le judaïsme leur avait fait vivre (à coups d’obligations à respecter), d’accueillir ceux du dehors. Ceux qu’ils jugent comme immatures, comme des femmes et des hommes qui ne disposent pas d’un vouloir autonome, qui n’ont pas grand-chose en rayon question honorabilité religieuse. Eh bien ! Ceux-là, justement, vous allez les accueillir comme si vous vous mettiez en quatre pour me recevoir ! Comprenez bien qu’à ce moment-là, c’est le jaillissement de la Vie lui-même que vous accueillez.
Peut-être aussi qu’en élevant en hauteur ce petit sans vouloir, Jésus confirme la valeur de ce petit. Peut-être confirme-t-il aussi que cet accueil doit être fait, par chacun des Disciples, en lui-même ! Comme s’il disait que ce que l’on peut avoir en soi de plus grand, de plus élevé (pour reprendre son image), c’est justement ce petit-là. Ce petit à ne pas perdre.
Notes :
[1] La Loi de Moïse, mise en œuvre à partir d’Esdras (entre -430 et -397), consiste à soumettre le peuple juif à l’observation stricte d’un Contrat, nommé Alliance, entre Dieu et les membres du peuple juif. Je suis votre Dieu si vous respectez mes commandements : soit les 10 paroles, ainsi que les 613 commandements qui définissent les comportements à adopter dans chaque circonstance de l’existence. Voir Actes constitutifs de la fondation du judaïsme ; 2Esdras, André Sauge, à paraître aux Éditions Golias en 2025.[2] Voir Luc 4 avec l’intervention de Jésus dans la synagogue de Nazareth, où il affirme que l’affranchissement de ceux qui sont déchirés (par la Loi de Moïse) est pour maintenant. Les auditeurs sont stupéfaits des paroles de gratuité qui sortent de sa bouche… et le rejettent !
[3] Voir la version originale de Luc (9,36) que Marc a modifiée, pour manifester, une fois encore, la prescience de Jésus quant à ce qui allait lui arriver…
[4] Les Disciples comprennent donc qu’il va falloir, tout en restant à l’intérieur du judaïsme, constituer un mouvement, le mouvement Nazaréen, qu’il faudra diriger, animer. Qui et donc le plus capable parmi eux de le faire ?
On notera que le texte de l’Évangile ne qualifie pas ces douze-là d’Apôtres. Ce qui semble témoigner de l’authenticité du passage, les Apôtres n’ayant été mis en place qu’à l’époque de l’écriture des Évangiles (95-115, avec Ignace d’Antioche), c’est-à-dire plus de 70 ans après la mort de Jésus. Clément de Rome ne les connaît pas en 96 (Épître de Clément aux Corinthiens), pas plus que les auteurs de la Didachè (premier catéchisme des Églises, autour de 100). Ils ne vont apparaître pour la 1ère fois chez les Pères qu’avec Justin, vers 150.
Source : Golias Hebdo n°832, p. 18