Modèle agricole : « On ne peut pas faire porter la responsabilité des ravages du capitalisme aux paysans »
Nolwenn Weiler.
Pour en finir avec le modèle agricole industriel, les alternatives paysannes ne suffisent pas. Des membres de la coopérative agricole l’Atelier Paysan expliquent pourquoi dans l’ouvrage Reprendre la terre aux machines. Basta s’entretient avec Hugo Persillet [1] et Jean-Claude Balbot [2].
« L’escalade technologique permanente assure la dépossession et l’élimination des agriculteurs », dites-vous. Mais les machines – tracteurs, faucheuses, charrues, etc. – n’ont-elles pas aussi permis de libérer les agriculteurs de tâches ardues qu’impose le travail de la terre ?
Hugo Persillet : Nous ne sommes pas opposés aux machines en soi. Nous sommes une coopérative de paysans, nous en fabriquons nous-mêmes et savons bien qu’un certain degré de mécanisation est évidemment nécessaire, surtout si on veut installer un million de paysans comme nous le disons dans notre livre-manifeste. Mais nous contestons le besoin de machines conçues sans les usagers, dont le but est de se passer du travail paysan.
Nous sommes partis du constat de l’échec total de l’industrialisation de l’agriculture qui a fait disparaître une classe sociale dans sa quasi-intégralité : les paysans. De nombreux autres métiers ont disparu, des savoir-faire ont été perdus. L’industrialisation de l’agriculture, c’est aussi un échec au niveau de l’entretien des territoires, de la préservation des écosystèmes et au niveau de la santé publique. Et en plus on ne réussit même pas à nourrir tout le monde ! Or, quelle est la place de la machine dans cette industrialisation ? Elle est centrale. Contrairement à ce que l’on pourrait spontanément penser, la machine n’est pas neutre. Elle rend l’obligation de monoculture implacable et elle est indissociable d’une forte précarisation des femmes et des hommes qui n’auront souvent pas assez de toute leur vie pour rembourser leur outil de travail.
Jean-Claude Balbot : Quand on s’est installés dans les années 1970, on nous a présenté la machine comme pouvant nous émanciper du labeur. On nous parlait du temps dégagé, de l’égalité entre les femmes et les hommes, etc. Tout le monde était enthousiaste. On ne voyait pas, alors, le processus qui vient avec la machine. Une fois qu’on a un tracteur, il faut agrandir l’entrée des champs, puis la taille des champs. On coupe des arbres. On rachète la ferme du voisin. Comme il y a moins de voisins, et moins de monde dans les champs, on doit faire le travail de désherbage avec des pesticides. Il faut acheter un épandeur. Puis s’agrandir encore pour rentabiliser ce nouvel investissement. On doit s’endetter, encore et encore. On s’est laissés aspirer par la promesse d’une puissance sans cesse augmentée et cette croyance que, dans l’abondance, plus personne ne serait malheureux. Mais au fur et à mesure, l’autonomie s’efface. On n’a plus la capacité de réparer. De comprendre. De faire soi-même. Au final, c’est une contrainte qui pèse sur nos existences et nous condamne à la solitude. Car plus il y a de machines, moins il y a de gens.
HP : Et cela continue encore aujourd’hui. On est dans une nouvelle phase d’industrialisation avec l’arrivée de la robotique et du numérique. Ces nouvelles technologies s’appuient, comme les plus anciennes, sur une idéologie de la superpuissance, de l’artificialisation de la vie, du contrôle de la nature. Une des conséquences c’est que les paysans subordonnent leur capacité de production au bon vouloir d’institutions de plus en plus éloignées de leurs capacités d’intervention : les géants du numérique par exemple. Ou les ingénieurs des entreprises qui fabriquent leurs outils connectés.
Vous dites que la machine agricole est « un impensé politique ». C’est-à-dire ?
HP : Contrairement à la question de l’accès au foncier, des circuits de vente ou des pesticides, la machine en tant que telle et la place qu’on lui accorde n’ont jamais été réfléchies au sein des syndicats et autres groupements agricoles. Cela a été vaguement pensé à propos des robots de traite dans les années 2000, mais les discussions étaient très clivantes, et elles n’ont pas été approfondies. Pour nous, il est temps de s’y intéresser, et de contester la nouvelle étape de l’industrialisation que constitue « l’agriculture 4.0 ». Car, aujourd’hui comme hier, la technologie sert de levier pour installer un certain modèle. Et ce modèle, c’est une agriculture avec toujours moins de paysans. On passerait de 400 000 à 250 000 agriculteurs d’ici dix ans, pieds et poings liés à l’agro-industrie. Mais personne ne semble voir le lien entre l’arrivée des robots et la disparition de toujours plus de paysans.
« Non, tout le monde ne peut pas changer son mode de consommation »
J-CB : Rares sont ceux qui font la critique du machinisme et de sa puissance. Prenons le problème des algues vertes en Bretagne : il est apparu en même temps que le remembrement [réunion de plusieurs parcelles en une seule, ndlr] avec l’arrachage de centaines de kilomètres de haies et de talus. Mais qui fait le lien entre la puissance qui a été nécessaire à ces destructions puis à l’exploitation de la terre et les dégâts causés par les algues vertes ? Les machines sont pourtant au cœur du désastre.
Autre point central abordé dans votre ouvrage : un regard (très) critique sur les modèles agricoles alternatifs, agriculture paysanne et agriculture bio notamment. Pour vous, ce sont des alternatives indispensables, mais inoffensives. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
J-CB : Nos alternatives ne sont pas un danger pour l’agro-industrie. C’est un constat. Je pratique l’agriculture bio depuis 40 ans ; or il n’y a pas eu un jour au cours de ces 40 années sans que l’utilisation de pesticides ne progresse. On peut aussi prendre l’exemple de Terre de liens, un projet puissant visant à lutter contre la disparition des fermes et des terres agricoles, mais qui a sauvé en 20 ans l’équivalent de ce qui disparaît chaque semaine. C’est aussi le cas des AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), autre mouvement indispensable, mais qui a été sans aucun effet sur l’extension du pouvoir de la grande distribution. Nous sommes donc bien obligés de constater que nous avons échoué. Nos pratiques n’ont pas fait tâche d’huile. Le bateau de l’agriculture industrielle n’a pas dévié d’un pouce de son cap. Pire, il investit les espaces de niche qui ont été construits par les alternatives, la bio par exemple.
HP : On plafonne sociologiquement. Nos alternatives s’adressent toujours à la même catégorie de personnes, à savoir des gens qui sont déjà très privilégiés. C’est un autre aspect sur lequel nous nous sommes interrogés pour écrire notre manifeste. Pourquoi ces plafonds de verre ? L’une de nos hypothèses c’est que nous nous sommes concentrés sur la construction d’une offre en négligeant la demande. L’énergie déployée pour faire vivre nos projets nous a éloignés de notre projet politique émancipateur collectif. Nous nous sommes retrouvés à transformer nos initiatives en projets commerciaux et avons construit des stratégies de marché. Nous avons imaginé que nous allions ainsi remplacer l’alimentation agro-industrielle. Mais on ne peut pas attaquer une logique de marché par une autre logique de marché. On peut parler d’un aveuglement collectif passager.
Comment proposez-vous de sortir de cet aveuglement ?
HP : Une des clés pour s’en sortir, c’est de s’interroger sur la demande et pas seulement sur l’offre. Il faut bien se rendre compte que la demande alimentaire est structurée socialement dans notre pays. Non, tout le monde ne peut pas changer son mode de consommation. On ne peut pas se contenter de renvoyer les gens à leur responsabilité individuelle. On ne peut pas se contenter de leur dire « Aidez-nous à faire vivre l’agriculture paysanne », ou bien « Traversez la rue pour aller à la Biocoop et venez suivre des cours de cuisine ». Cela escamote la question fondamentale qui est que certains d’entre nous n’ont que quelques euros par jour pour manger. C’est une injustice sociale à laquelle il faut s’attaquer. Il n’y aura pas de changement de modèle agricole sans coup d’arrêt à la paupérisation de dizaines de millions de citoyens.
J-CB : Les aspirations sont les mêmes pour tout le monde. Personne ne se lève le matin avec l’envie de donner des pesticides à manger à ses enfants. 26 millions de Français ne mangent pas comme ils aimeraient. Il faut partir de là pour réfléchir ensemble. L’industrie sépare les tâches et divise le travail. Elle est structurée ainsi. L’agriculture n’y échappe pas. On a été séparés les uns des autres ; les agriculteurs d’un côté, les consommateurs de l’autre. Il faut sortir de ça, et décider ensemble d’un lieu où l’on pourra échanger, discuter, formuler un désir de nourriture et s’accorder sur les moyens de sa production. On formerait ainsi des « parlements de l’alimentation ». La démocratie dans l’alimentation est le seul moyen à notre portée pour réformer le système. Cela nous oblige à sortir de nos cercles attendus d’interlocuteurs, et à ne pas vouloir à tout prix éviter le conflit.
Votre objectif, c’est d’installer un million de paysans d’ici dix ans. Comment ? Les « parlements de l’alimentation » évoqués plus haut suffiront-ils ?
HP : Installer un million de paysans d’ici dix ans, cela relève d’une urgence absolue pour une société menacée par des débâcles aussi bien économiques et alimentaires qu’écologiques, sanitaires et sociales. Sur une agglomération comme Grenoble, qui compte 400 000 habitants, il faudrait 20 000 maraîchers. Il va falloir les équiper. Sinon, on sera encore obligés de s’adresser à l’industrie. L’alimentation doit procéder des communs, mais les outils pour la produire également. Là encore, ce sont les usagers qui doivent s’organiser, discuter, arbitrer. Cela pourrait donner des parlements technologiques qui permettraient de revoir la place des paysans dans la conception des machines. On pourrait concevoir des outils adaptés à tel ou tel bassin de production.
« L’ambiance générale entre paysans est détestable. Il faut que l’on en sorte »
À l’Atelier paysan, nous proposons de l’autoconstruction, mais aussi de l’autoconception. Les ingénieurs arrivent à la fin du processus, pour faire un dessin, une fois que la machine est conçue. La tendance actuelle est inverse. On rencontre un problème, on s’adresse aux ingénieurs pour qu’ils trouvent une solution. Et on peut avoir la même façon de faire en low tech… Il faut y être très attentifs. Le contexte dans lequel une machine est conçue est fondamental. Les low tech, en elles-mêmes, ne sont pas une solution. Ce ne sont pas elles qui induiront une quelconque justice sociale. La preuve : on peut y avoir recours pour produire des baies de goji à 50 euros le kilo.
Vous invitez aussi les milieux écolos à ne pas « tomber » sur les agriculteurs conventionnels, à essayer de comprendre ce qui est leur est arrivé plutôt que de les condamner par avance moralement. Pourquoi cette invitation ?
HP : Le discours typique des classes moyennes urbaines ou néorurales qui dénoncent les conséquences du productivisme, sans en reconnaître les racines socio-politiques, nourrit le sentiment de dévalorisation. À notre sens, cela pousse les agriculteurs à s’identifier à ce qui les détruit : les pesticides, les grosses machines, les leaders syndicaux nationaux. Nous devrions faire plus de propositions politiques pour que l’on s’en sorte collectivement. Prenons l’exemple des néonicotinoïdes. Tout le monde s’est insurgé contre leur ré-autorisation. Nous sommes tous d’accord pour en sortir. Mais qui a parlé de la fin des quotas sur le sucre intervenue en octobre 2017 et qui mettent les producteurs de sucre en très grande difficulté ? Nous ne pouvons pas rester dans ce schéma de « chacun fait sa part », c’est une lecture libérale des choses qui fait que l’on oublie de peser sur les politiques économiques dont on a besoin.
[1] Hugo Persillet est animateur-formateur à l’Atelier Paysan. Il a coordonné la rédaction de Reprendre la terre aux machines, ouvrage collectif paru en 2021 aux éditions du Seuil. [2] Jean-Claude Balbot est éleveur dans le Finistère. Il fait partie des auteurs de Reprendre la terre aux machines.