André Sauge : trois entretiens pour entrer dans sa quête de Jésus
Accéder à la personne de Jésus de Nazareth est depuis longtemps une quête à laquelle ont participé bien des chercheurs. Beaucoup ont conclu que c’était peine perdue, d’autres s’en sont approchés par diverses voies. Ainsi, Gerd Theissen a consacré ses recherches aux communautés chrétiennes primitives. En dehors de ses travaux universitaires, il a connu un succès de librairie avec son roman : « L’Ombre du Galiléen » [1] qui présentait un écho du passage de Jésus dans son temps et dans son pays : roman, mais qui donnait beaucoup à penser. Dans une autre veine, Dominique Collin [2] invite à s’éloigner des vérités conventionnelles pour trouver « l’in-ouï de l’Évangile ». André Sauge, par une approche linguistique, est-il appelé à rejoindre ce mouvement ?
André Sauge, spécialiste du grec ancien, a publié en 2024 deux livres chez Golias [3] ; deux livres qui résument et présentent ses travaux qui, partant d’une lecture très fine des textes grecs, remettent en cause les origines du christianisme. Sa publication principale qui date de 2011 s’intitulait « Jésus de Nazareth contre Jésus-Christ » [4], voilà qui exprime clairement l’opposition entre Jésus et le personnage qu’on en a fait au tournant du premier et du deuxième siècles.
André Sauge dérange. C’est si vrai que beaucoup préfèrent se retrancher derrière près de deux mille ans d’histoire et d’exégèse, et rejeter, parfois sans même avoir lu. Acceptons d’être dérangés, car le travail d’André Sauge résulte d’une étude des textes du Nouveau Testament d’une extrême rigueur scientifique.
Pour aider à entrer dans les analyses très techniques d’André Sauge, trois excellents entretiens de Marie-Claude Sawerschel [5] avec l’auteur viennent nous éclairer sur ce qu’il faut s’attendre à y trouver.
Dans le premier, nous est présentée la méthode, c’est une entrée qui permet de comprendre non seulement la démarche d’André Sauge, mais aussi pourquoi et comment il arrive à des conclusions qui divergent de « l’orthodoxie ». Le second rétablit la vie de Jésus de Nazareth telle qu’elle apparaît selon les textes pris, pour ainsi dire, « sur le vif ». Dans le troisième, André Sauge nous livre son approche philosophique (il est aussi agrégé de philosophie) qui met en évidence les grands principes à retenir de l’enseignement de Jésus.
1. La méthode [6]
Aborder d’entrée de jeu la méthode permet de franchir la difficulté qu’on peut trouver, en abordant le livre publié chez Golias : « De Jésus de Nazareth à la fondation du christianisme ». Comme la forme de l’interview permet de sortir d’un exposé didactique, et que Marie-Claude Sawerschel le mène avec une grande sûreté, et connaît très bien la pensée de l’auteur, disons tout simplement : son aide est très précieuse.
Dès la première page, nous sommes avertis : il s’agit de « remonter à Jésus de Nazareth lui-même ». Il est communément admis que c’est impossible, et pourtant les textes sont là, cachés dans les textes canoniques qu’il aurait fallu « regarder de très près ». Ce que fait André Sauge. On voit ensuite comment s’établit la fiabilité d’une citation de Papias par Eusèbe de Césarée d’où découle la remise en cause, vérifiée ensuite, de la tradition apostolique (rien que cela !), et la remise en ordre de l’apparition des épiscopes (nos futurs évêques). André Sauge nous présente le personnage clé de sa découverte : Silas, compagnon de Paul qu’il accompagne à Rome lors de son procès, et qui est le traducteur en grec de deux textes en araméen qui sont le seul véritable témoignage sur les paroles et les comportements de Jésus, l’homme Jésus de Nazareth, ces textes qui étaient là, sous nos yeux.
C’est toujours d’après Papias, mais avec d’autres recoupements, qu’on comprend que les disciples n’étaient pas des apôtres, ce qui remet en cause la tradition apostolique établie formellement par Irénée de Lyon en l’an 180, et non sans une subtile réserve… Le caractère sacré des textes est également dénoncé par ce qu’il « complique d’emblée, à l’infini, l’approche de l’objet puisque, par définition, il est inapprochable ».
Comme le relève Marie-Claude Sawerschel, André Sauge appuie sa thèse « sur des démonstrations grammaticales très détaillées ». C’est ce qui fait la valeur de son travail qui tient de la rigueur scientifique, au risque (c’est nous qui l’ajoutons) de demander un petit effort au lecteur. Pour illustrer la méthode suivie par André Sauge, citons une phrase de l’interview : « En tout domaine, une démarche de connaissance consiste à se donner méthodiquement les moyens de clarifier les points obscurs ou restés obscurs du domaine ».
2. La vie véritable de Jésus de Nazareth [7]
Avec le second entretien, la vie de Jésus de Nazareth nous apparaît sous un jour nouveau : « On soupçonnait, ou on savait que Joseph n’était pas son père naturel… Disons-le sans ambages : il était un bâtard… Sa mère était de famille sacerdotale, le grand-père maternel était un cohen… lisant la Torah dans le texte de la Septante plutôt qu’en hébreu. Il nous faut penser un Jésus bilingue », sans doute inspiré par les philosophes cyniques.
Sur l’épisode de la synagogue de Nazareth, André Sauge montre un énorme malentendu, entretenu par les interprétations conventionnelles : « Je veux que le lecteur comprenne que Jésus a commencé sa carrière publique de rabbi en rompant avec la synagogue, ce qui veut dire avec la pratique des lettrés ».
De sa proximité avec le Temple, Jésus a conçu une hostilité, non seulement religieuse, mais « politique » au sens premier, contre l’institution sacerdotale : il s’agit pour lui de libérer le peuple d’une structure oppressante. C’est cela l’arrivée prochaine du règne de Dieu. Mais c’est aussi la remise en cause de la loi de Moïse dans ce qu’elle institue un pouvoir sacerdotal dominant/dominé, en fait une loi écrite par la caste des prêtres. Nous sommes invités à une révision des lectures conventionnelles et de la compréhension que nous avions de quelques « miracles », paraboles, comportements. Signalons « le bon samaritain », « la femme adultère » (pour ne citer que ces deux-là).
Enfin, Jésus est condamné à mort, sur une fausse accusation de blasphème, et une tractation avec Pilate, bien loin du sacrifice volontaire ou au moins conscient, pour la rédemption du monde.
3. L’enseignement de Jésus de Nazareth [8]
L’enseignement de Jésus de Nazareth, tel qu’il ressort de la traduction de Silas, se trouve dans le second livre publié par Golias. Dans ce troisième entretien, André Sauge se donne la hauteur de vue qui lui permet de nous livrer une lecture philosophique qui en fait ressortir la profondeur tout humaine qui touche à l’essentiel, et qui résonne très fort avec les soucis de notre temps.
Dans son introduction, Marie-Claude Sawerschel va droit au sujet : « Jésus de Nazareth est un sage, un philosophe qui s’est donné pour mission la libération d’une loi mosaïque qui empêche les populations qui lui sont soumises de donner toute la dimension de leur humanité », puis, citant l’auteur lui-même : « Ce qui intéressait Jésus, ce sont les conduites qui ne relèvent pas d’un code de lois ». Presque tout est dit, mais c’est alors que tout commence.
Première urgence exprimée par l’auteur : « se débarrasser des discours et des paraboles de l’Évangile de « Matthieu »… se débarrasser de la visée profonde de cet évangile : « faire d’une morale personnelle l’élément structurant de l’individu… » Il y voit un détournement de l’enseignement de Jésus de Nazareth par l’idéologie évangélique, qui s’adresse à l’individu en lui proposant une doctrine du salut personnel.
Sur les grandes questions qui se posent aux humains, André Sauge nous offre un développement de la réflexion de Jésus qui nous donne à penser qu’elle est de notre temps, traite des questions qui sont les nôtres : « Ce sont les rapports humains de manière générale qu’il s’agit de modifier, c’est ce que réclame la situation dans laquelle nous sommes, partout dans le monde ».
L’autre, et l’étranger, car au fond, c’est la même chose : il s’agit de l’accueillir, et de n’instaurer avec lui ni rivalité ni relation de force : « la rencontre dégénère en conflit, ouvert et latent, quand je vois en l’autre ou quand il voit en moi un rival… Il faut transformer l’adversaire en partenaire ». En tous nos échanges, instaurons l’égalité, mais il y faut ajouter une part de gratuité qui nous fait « sortir de l’indifférence universelle des Egos égaux ». Changer les ressorts de l’action : fonder sur un enseignement la pratique de ce qui est juste plutôt que d’être contraint à ne pas commettre des actes injustes : « la loi contraint à ne pas commettre d’injustice, la pratique de la sagesse l’enseigne ».
Quant au règne de Dieu (règne plutôt que royaume), il n’est pas « aux cieux ». C’est une organisation sociale où il n’y aurait pas de dominant, une économie sous le signe de l’émulation, de la solidarité, et du partage. Comme le souligne l’intervieweuse : « Il est partout question de bienveillance et de compréhension et jamais de sanction ni de punition. Les péchés n’ont pas de place dans cet enseignement et leur pardon n’a par conséquent aucune consistance ». Et l’être humain « n’a pas de dette envers Dieu ». Pas de dominant : « nous n’oindrons aucun prétendant au trône roi ni ne sacraliserons aucune fonction sociale… On ne doit pas répéter « l’erreur de Débora à la fin de l’âge des juges, chercher l’appui d’un dieu puissant, en se donnant des rois, puis des sacrificateurs lettrés ».
Allons un peu plus loin
À l’heure où sont remis en cause tant de concepts qui les soutiennent, la dogmatique et l’enseignement des institutions ecclésiales sont déjà en elles-mêmes fragilisés. Considérons ce que nous dit André Sauge : « Ma démarche n’a pas été motivée par la haine du christianisme, mais parce qu’il m’est apparu à un moment donné qu’il fallait rendre à Jésus de Nazareth sa véritable stature humaine ». Ce personnage avait laissé à ses disciples un enseignement, mais aussi une présence exceptionnellement forte qu’ils ont appelée « résurrection ». Il restait un homme, un homme inspiré, compatible avec les recherches théologiques actuelles. Impossible de négliger l’apport singulier d’André Sauge à ces réflexions. Le mérite inestimable des entretiens menés par Marie-Claude Sawerschel est d’en favoriser l’accès, sans l’édulcorer, sans en faire non plus le lieu de polémiques stériles.
André Sauge dérange : jusqu’où acceptons-nous d’être dérangés dans les vérités établies, immuables et intangibles que porte une institution, exerçant « au nom de Dieu », un pouvoir institué par Dieu lui-même ?
____________________________________________________________________ Régine et Guy Ringwald
Notes :
[1] Gerd Theissen : « L’ombre du galiléen », récit historique, CERF, 1988[2] Dominique Collin : « Le Christianisme n’existe pas encore » (Ed. Salvator,2018) et « L’Évangile inouï »(Ed Salvator, 2019)
[3] André Sauge : « De Jésus de Nazareth à la fondation du christianisme », et « Enseignement de Jésus, suivi du Mémoire des Chrestiens » Ed. Golias, 2024
[4] André Sauge : « Jésus de Nazareth contre Jésus-Christ » », Tome I : La condamnation à mort, Ed. Publibook, 2011, Tome II : La fabrique du Nouveau Testament et Tome III : Restitution de l’enseignement de Jésus de Nazareth « Texte grec », Ed. Publibook, 2011
[5] Publiés sur son blog : foliosophy.com
[6] https://www.foliosophy.com/articles/de-jesus-de-nazareth-a-jesus-christ-1ere-partie-la-methode
[7] https://www.foliosophy.com/articles/de-jesus-de-nazareth-a-jesus-christ—2e-partie-la-vie-veritable-de-jesus-de-nazareth
[8] https://www.foliosophy.com/articles/de-jesus-de-nazareth-a-jesus-christ-3e-partie-lenseignement-de-jesus-de-nazareth