Quand les sociétés sont humiliantes : résistance et reconnaissance
Josef Pirson.
La 4e journée de « la théologie par les pieds »
Depuis 2021, des associations chrétiennes de formation et d’éducation permanente organisent une journée de réflexion et de rencontre dans le croisement entre l’expérience de terrain, les apports bibliques et théologiques [1].
Pour cette année, cette rencontre a eu lieu le samedi 16 novembre dernier, pour la troisième fois au collège d’Erpent (Namur) à partir des questions posées par le philosophe Olivier Abel sur les dommages de l’humiliation, intime ou collective au cœur de nos sociétés avant d’énoncer une tâche nécessaire pour les institutions : apprendre à ne plus humilier et adopter de nouvelles pratiques [2]. Près de 150 personnes se sont rassemblées, venant de divers lieux de Wallonie et de Bruxelles. Certes on observait une très grande majorité de têtes grises, mais aussi une diversité d’expériences et de lieux d’engagements, allant de l’accompagnement des détenus et ex-détenus aux combats communs Nord-Sud pour la justice sociale et climatique, en passant par l’accompagnement des malades et la lutte contre la pauvreté chez nous, pour ne citer que quelques exemples.
L’intérêt constant de ces journées de rencontres est de mettre en application les méthodes d’éducation permanente (Voir, Juger, Agir), avec le souci d’articuler des prises de paroles en groupes et la présentation d’une réflexion de fond [3]. L’absence de conférencier, cette année comme l’an dernier, est une chance : elle permet en effet de déployer la réflexion à partir de différents regards et la présentation de plusieurs thématiques, en reprenant des éléments de la pensée d’Olivier Abel en visioconférence. Une première thématique présentée par Brigitte Laurent et Bernadette Wiame (FOCAP) soulignait les effets de l’humiliation dans la vie quotidienne : des personnes se trouvent placées sous le regard collectif ou, au contraire, évincées, exclues. Il est possible de parler de notre société occidentale « Tefal », insensible à l’humiliation : tout glisse dans l’attention à soi-même et vers « l’injonction d’apprendre à se durcir soi-même » si l’on est humilié.
Une deuxième thématique, plus institutionnelle, a été développée par Véronique Herman (CEFOC) : les exemples des Gilets Jaunes ou des jeunes sans emploi ni en formation (NEET) illustre à souhait la manière dont nos sociétés marginalisent, mettent à l’écart et renforcent les inégalités. Il en va de même pour les régimes coloniaux que nous, nations européennes avons mis en place, ou de la manière dont les Palestiniens sont traités par l’État israélien (« humiliant et lui-même issu d’un peuple longtemps humilié »…).
Guibert Terlinden (prêtre, théologien et psychologue, longtemps aumônier d’hôpital) a invité à puiser aux « fondements évangéliques de la reconnaissance ». L’exemple des migrants illégaux met en relief la privation de parole et de visage. Il a esquissé également trois points d’attention : le caractère vulnérable des institutions, la barbarie potentielle de chacune et chacun (humilier plus faible que soi) ; nous sommes également face à un capitalisme prédateur qui ne connaît plus de contrepoids ni de limites. Or, a-t-il rappelé en évoquant la pensée d’Olivier Abel, « le propre de l’Évangile comme aiguillon d’une culture non humiliante est d’avoir profondément bouleversé le paradigme de la charité. » Cet engagement dans la ligne évangélique amène à adopter une charité discrète, quasi anonyme (Mt 25), à élargir les relations courtes aux relations longues : Paul Ricœur parle du monde du « socius » [4]. De même la lecture des textes évangéliques amène à refuser de cautionner, de légitimer toute sorte de malheur comme châtiment ou comme effet d’une volonté transcendante suprême !
Le travail en ateliers a permis de cerner des situations concrètes considérées comme humiliantes avant d’aborder des lieux institutionnels plus particulièrement connus de membres de chaque groupe (qu’il s’agisse des hôpitaux, des prisons, des familles, de l’accueil des migrants, des écoles, des églises, des maisons de repos, des CPAS…) afin de pointer des possibilités de résistance ou des actions en cours. Ce travail s’est poursuivi l’après-midi autour de trois textes bibliques : la rencontre de Jésus avec la Cananéenne (Mt 15,21-28), Jésus et la Femme adultère (Jn 8,1-11), la Parabole du Pharisien et du Publicain (Lc 18,9-14). Chacun des treize ateliers abordait un seul de ces textes en disposant dans chaque dossier de participant d’éléments de contextualisation afin d’éviter toute lecture fondamentaliste !
Avant le travail en petits groupes, Ignace Berten a montré la manière dont nous pouvons aujourd’hui opérer une réflexion dans le recours aux évangiles, quel que soit le rapport (direct, distant…) à l’Église institutionnelle, comme il l’avait déjà opéré en 2022, dans une méthode analogique de lecture des textes bibliques : confronter ceux-ci à des expériences vécues aujourd’hui dans une histoire individuelle et collective. La théologie chrétienne s’élabore en référence à des textes de base qu’il s’agit d’interpréter en évitant les simplismes [5]. Elle se révèle inspirante aujourd’hui en nous invitant à briser certaines représentations de Dieu. Notre culture sociétale s’est elle-même forgée au creuset de cette tradition.
Chaque groupe était invité à présenter une phrase-synthèse qui évoquait une issue ou résistance possible à l’humiliation. L’assemblée pouvait réagir pour préciser, nuancer, amener un point de vue différent par rapport aux propositions émises et projetées sur écran. Sans entrer dans le détail des réflexions présentées, les propositions reflétaient l’importance de restituer à la parole son pouvoir d’action, la nécessité de lieux de vie collectifs, intermédiaires entre individus, groupes restreints et sphère politique dans la société globale. Nous pouvons rendre hommage à l’équipe organisatrice, à celles et ceux qui ont construit cette journée non à partir d’une « théologie descendante », mais bien dans une dynamique de co-construction.
Notes :
[1] Citons à titre principal le CEFOC (Centre de Formation Cardijn), Entraide et Fraternité Action Vivre Ensemble, la FOCAP (Formation Continuée des Agents Pastoraux Namur-Luxembourg), le Magazine l’Appel, l’Institut Lumen Vitae, RCF Sud, le Vicariat de la Santé Diocèse de Liège.[2] Olivier ABEL, De l’humiliation, Les liens qui libèrent, 2022. Chrétien de confession réformée, Olivier Abel a été l’étudiant de Paul Ricœur et d’Emmanuel Levinas. Il a été professeur de philosophie à l’Université de Montpellier.
[3] En novembre 2023 la journée était orientée à partir du livre d’Etienne GRIEU, Le Dieu qui ne compte pas. Une théologie à l’écoute des humiliés et des boiteux. Paris, Salvator, 2023
[4] Voir en particulier Le socius et le prochain, in Paul RICŒUR, Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1964. p. 113-127. Il s’agit d’un texte initial de 1954 remanié par Ricœur pour éviter la confusion entre relations interindividuelles et collectives, tout en soulignant la dialectique du proche et du plus vaste. On pourra également approfondir ces réflexions à partir de La philosophie du proche d’Olivier ABEL, en débat avec les théories de Boltanski et Thévenot sur BOLTANSKI, THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur. 1991, Paris, NRF Essais Gallimard.
[5] Par rapport à la théologie développée par Ignace Berten, on lira notamment avec profit Ignace BERTEN, Croire en un Dieu trinitaire, Éditions Fidélité 2009. Sur son itinéraire personnel, v. Ignace BERTEN, Quand la vie déplace la pensée croyante, Paris, Éditions du Cerf, 2021.
Source : Bulletin PAVÉS n° 81, p. 20