Dieu, pour quoi faire ?
Louis Cornellier.
Le théologien québécois Jean-François Gosselin propose une remarquable introduction à l’œuvre de son homologue belge Adolphe Gesché. Dieu, pour quoi faire ? demandait ce dernier. La réponse est brillante.
« On est athée non pas tant parce que Dieu n’existe pas, mais parce qu’on estime l’idée de Dieu perverse ou funeste. […] Mieux vaut le risque que Dieu n’existe pas, que celui que Dieu soit quelque chose de funeste », écrivait Adolphe Gesché (1928-2003). Venant d’un théologien, le propos étonne. Il dit, essentiellement, que si Dieu n’apporte pas de bienfaits aux humains, il ne mérite pas d’exister. Il ne met pas l’humain à l’épreuve de Dieu, mais ce dernier à l’épreuve de l’humain. C’est à nous, peut-on dire en résumé, que revient la tâche d’évaluer si Dieu a sa raison d’être.
Si Dieu m’espionne, sature ma conscience, me prive de mon autonomie et paralyse ma pensée et mon action, il vaut mieux que, pour moi, il ne soit pas. C’est la thèse des Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud et Sartre. Si Dieu empêche l’humain de se prendre librement en main, il est nuisible à l’humanité.
Cette vision est dominante en Occident depuis des décennies. Comme l’écrit le théologien québécois Jean-François Gosselin, un « discrédit pèse sur la figure de Dieu » et « plusieurs aujourd’hui craignent de voir leur liberté, leur intelligence et leur projet de vie se dissoudre et mourir au contact de Dieu ». C’est, ajoute Gosselin, comme si on devait choisir « entre croire en Dieu et croire en soi ». Nombreux sont ceux qui choisissent la deuxième option et, suivant cette logique, on peut les comprendre. S’il faut, pour être libre, vivre comme si Dieu n’existait pas, eh bien soit !
Or, cette logique est-elle la bonne ? Jean-François Gosselin en doute. Dans Sur la voie du désir… Dieu (Médiaspaul, 2024, 192 pages), un brillant essai d’une exquise profondeur, il montre que le Dieu que refusent ses contemporains n’est pas celui que permet d’appréhender une pensée subtile comme celle du théologien belge Adolphe Gesché.
Du désir à Dieu
Les humains refusent Dieu pour être libres, pour penser par eux-mêmes. Mais, ce faisant, y gagnent-ils au change ? Gesché ne le croit pas. Il constate le pessimisme, la crise de l’espérance et la solitude qui règnent en Occident. Les anciens repères spirituels, considérés, parfois à juste titre, comme écrasants, ont été rejetés, mais c’est souvent le vide intérieur, une certaine détresse, qui les a remplacés.
« Gesché, écrit Gosselin, pressent que, de manière consciente ou inconsciente, notre temps cherche quelque chose que ni la science ni la philosophie ne peuvent lui apporter. » Le Dieu Horloger, bouche-trou de nos ignorances ou pourvoyeur de sens imposé ne convenait plus, et c’est très bien ainsi puisque ces réponses faciles aux grandes questions étouffaient l’intelligence. Mais Dieu, justement, c’est la thèse de Gesché, n’est pas dans ces réponses.
Où est-il donc, alors ? Personne, évidemment, ne peut répondre de façon catégorique à cette question. Ce que propose Gesché, et Gosselin qui lui a consacré sa thèse de doctorat à sa suite, c’est de voir Dieu « comme un exercice de pensée » pour tenter de cerner la destinée de l’humain. La démarche, disons-le, est exigeante. Gosselin, dans une langue élégante, tente de nous la rendre accessible afin d’en communiquer la puissance interprétative et libératrice.
Gesché, explique Gosselin, conçoit l’humain comme « un être de désir » qui ne se contente pas du « plus-avoir », mais cherche le « plus-être », c’est-à-dire « une forme de plénitude » qu’on appelle communément le bonheur. Or, ce désir, dans sa forme supérieure, est au fond un « désir du désir de l’autre », une quête de reconnaissance. « Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui », comme le disait Paul Ricœur.
Ce désir nous entraîne sur le terrain de la foi puisque, sans cette dernière, c’est-à-dire sans possibilité d’un avenir, d’une vie pleinement vécue, le désir ne serait que l’expression d’une carence désespérée. Il existe, explique Gesché, trois sortes de foi, toutes nécessaires : la foi en soi, la foi en l’autre et la foi en Dieu.
Le théologien a l’audace d’accorder à la foi en soi la priorité puisque, sans elle, rien n’est possible. La foi que j’ai en l’autre et celle de l’autre en moi s’avèrent aussi essentielles puisqu’elles soutiennent la première. « C’est la foi que les autres mettent en nous qui nous indique notre route », écrivait François Mauriac.
La foi en Dieu, enfin, opère selon une semblable logique. « Avoir foi en Dieu, écrit Gosselin, c’est avoir foi en Celui qui donne foi en soi », dans la mesure où la relation qui existe entre l’humain et Dieu est vécue comme une amitié stimulante.
Pour bien comprendre le point de vue de Gesché, il faut oublier l’Église et ses dogmes pour revenir à la source de la foi chrétienne. Avoir la foi, explique ainsi Gosselin, c’est « croire de manière libre et intelligente en Quelqu’un qui me touche au plus profond de mon être et m’inspire confiance », c’est voir Jésus comme « le “texte” par lequel le chrétien se lit lui-même ».
L’infini en nous
Les sceptiques diront peut-être que faire ainsi apparaître Dieu dans la réflexion s’apparente à un tour de magie peu convaincant. Gesché est conscient du fait que Dieu, de nos jours, ne peut plus surgir dans la réflexion comme une évidence. C’est la raison pour laquelle il revient à Descartes et à Levinas pour justifier sa démarche.
Le désir humain est notamment un désir de connaissance. On cherche, dans cet élan, à se rendre maître de la chose étudiée. Or, une idée résiste à cette expérience : l’idée de Dieu ou de l’infini. De cette dernière, Descartes tirait une preuve de l’existence de Dieu : un être fini ne pouvant concevoir par lui-même l’idée de l’infini, il faut conclure que Dieu existe puisque, sinon, qui aurait pu mettre cette idée en moi ? Renversante, cette preuve, dite ontologique, demeure très contestée en philosophie.
Au-delà de la controverse, Levinas, note Gosselin, retient surtout le fait que cette idée de l’infini apparaît comme « une idée innée qui nous précède, une idée qui résiste à toute forme de synthèse, d’appropriation et de totalisation, enfin une idée qui transcende notre rapport aux phénomènes » et qui nous force à explorer « le désir métaphysique » qui nous habite.
Pour Levinas, donc, cette idée n’est pas nécessairement une preuve de l’existence de Dieu et encore moins un rejet du savoir humain ordinaire ou de la science ; c’est une invitation à penser plus loin, à reconnaître la possibilité, voire la nécessité, «d’une réflexion qui dépasse les limites de ce qui est convenable, scientifiquement parlant», résume Gosselin.
Par conséquent, continue le théologien québécois, il convient d’accepter que l’idée de l’infini, donc peut-être Dieu, « n’a rien d’une pure invention, étrangère à notre humanité » et que la rejeter équivaut à « se fermer à une part essentielle de nous-mêmes ». Cette réflexion, très forte, fait mieux comprendre le titre de l’œuvre principale de Gesché, Dieu pour penser (Cerf, 1993-2003), qui se décline en sept tomes.
La liberté dès l’origine
Une fois admise la pertinence philosophique de l’idée de Dieu, il reste à savoir qui est ce Dieu et que signifie y croire ? Plus encore, on peut se demander pourquoi y croire. « Dieu, ça change quoi à la vie ? » écrit Gosselin en résumant ce qui est, pour lui, la grande question de la théologie.
Gesché et Gosselin, je le répète, refusent le Dieu « bouche-trou qu’on invoque pour régler tous nos problèmes » ou le « Dieu Père qui infantilise ». Le Dieu évoqué par Levinas leur semble plus juste. « C’est certainement une grande gloire pour le créateur que d’avoir mis sur pied un être capable d’athéisme, un être qui, sans avoir été causa sui, a le regard et la parole indépendants et est chez soi », écrivait le philosophe juif dans Totalité et infini.
Selon Gesché, en effet, l’idée biblique de création fonde la liberté de l’humain. « Dieu, écrit Gosselin, pose le geste radical de donner l’existence à autre que lui-même, conférant à sa création sa pleine autonomie. » L’humain est ainsi créé libre, séparé de Dieu, qui se retire du monde après son geste créateur pour assurer l’indépendance de son œuvre. La relation entre l’un et l’autre, dès lors, relève du choix, d’où la possibilité de l’athéisme.
L’humain, insiste Gosselin, est chez lui sur la terre, qui est le lieu du déploiement de sa liberté créatrice. La liberté humaine, en ce sens, « n’est pas une conquête prométhéenne arrachée à Dieu, mais un trait constitutif du désir de Dieu dès les origines sous le signe d’une Alliance ».
Par conséquent, si le mal perdure ici-bas, la responsabilité nous en revient. Dieu, à l’origine, « croit en nous et en nos possibilités », écrit Gosselin. Pour nous, croire en lui, c’est, selon la belle formule déjà citée, « avoir la foi en Celui qui donne foi en soi ». C’est choisir librement d’entretenir une relation avec celui qui fonde notre liberté.
Une telle foi, Gesché le sait bien, ne s’impose pas comme une évidence scientifique. Croire en Dieu, écrit-il, c’est « prendre au mot une annonce sans preuve », d’où la nécessité d’un travail de discernement dans cette entreprise afin de ne pas croire n’importe quoi. Les réflexions qui précèdent, par exemple, sont le fruit de cet effort pour tenter d’établir une image de Dieu à la fois raisonnable et bonne pour l’humain.
L’émotion de Dieu
En définitive, toutefois, en l’absence de preuves absolument indubitables, l’expérience de la foi relève de ce que le philosophe Paul Ricœur appelait une « émotion signifiante », c’est-à-dire, explique Gosselin, une sorte de « jaillissement qui précède la réflexion philosophique, qui tient de la profondeur d’un sentiment et qui se traduit existentiellement par une intention assurant “l’unité d’élan” de vie». Comme exemples d’une telle émotion, Ricœur évoquait l’Éros platonicien, le Verbe intérieur augustinien et le cœur pascalien. Il faut, pour ressentir quelque chose de semblable, accepter de penser au-delà de la raison raisonnante, accueillir avec ouverture l’idée de l’infini en soi.
Essai costaud et relevé, rédigé dans un style d’une grande finesse, Sur la voie du désir… Dieu est non seulement un splendide hommage rendu à la pensée pénétrante du théologien Adolphe Gesché, mais aussi un lumineux plaidoyer pour une pensée métaphysique humaniste qui traite Dieu en ami. Ce livre, prodigieux, est celui d’un maître.
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