Le pauvre n’a rien, mais il a un nom
Michel Deheunynck.
Lc 16, 19-31
Comment il s’appelle le pauvre ? Lazare. Et comment il s’appelle le riche ?… On ne sait pas. On ne sait pas, parce que le riche, il a tout, mais il n’a pas de nom. Il n’existe que par son apparence : des vêtements luxueux, des festins somptueux, des relations dans le beau monde. Le pauvre, lui, il n’a rien. Mais pour Jésus, il existe, il est quelqu’un. Il a un nom : Lazare ! Alors que dans notre administration, on n’existe pas si on n’a pas des papiers en règle, avec la photo, la signature, les tampons… Sinon, comme Lazare, on ne compte pas, on est abandonné, ignoré… sauf par les chiens.
Avec cette parabole, voilà de quoi dénoncer, bien sûr, l’absurdité scandaleuse de la situation du riche, mais aussi le mensonge, l’illusion, l’hypocrisie quand les relations humaines se font sur le paraître. Alors, quoi faire ? Convertir les riches un par un ? Abraham n’y croit pas. Si ces gens-là ont été insensibles à la dimension politique de leur foi, selon lui, ils ne sont pas récupérables. Agir sans eux ? Vivre notre foi malgré eux, voire même contre eux ? On sait bien que la foi, c’est un chemin, un dialogue, même dans l’affrontement.
En tous cas, cette parabole veut nous rendre réalistes. On ne peut pas attendre une grande conversion collective des notables des puissants, des riches qui renonceraient à tous leurs privilèges. Alors que c’est à tous que se pose la question de la conscience sociale et d’abord celle des pauvres. Que les pauvres prennent enfin conscience que leur situation n’est ni une malchance ni une fatalité, mais une injustice.
Il y a quelques semaines, nous avions retenu que si la pauvreté était un scandale, l’excès de richesse en était un aussi. Ce qui est scandaleux, c’est surtout l’écart entre les deux, les inégalités qui, aujourd’hui encore, s’accroissent à vue d’œil. C’est à un problème économique, social, politique que nous demande de nous attaquer l’Évangile. Ce n’est pas un problème de morale individuelle, car le riche, avec son superflu, n’est pas forcément égoïste. Peut-être même partage-t-il ses repas de luxe (au moins les restes…) avec d’autres. Quant à Lazare, rien ne nous dit qu’il soit spécialement vertueux. Non, ce n’est pas une question de morale individuelle avec les bons, les moins bons et les mauvais. Mais, aussi bien selon le prophète Amos qu’on a entendu tout à l’heure que selon l’évangéliste Luc, ce n’est pas entre les bons et les pas bons qu’il faut choisir, mais entre le monde des trop pauvres et le monde des trop riches. Parce que Dieu, Lui, Il a choisi ! Il a choisi d’inverser le rapport ; d’inverser les rôles entre les deux. Et c’est ainsi que celui qui prend le parti de l’humilié et de l’exclu, celui-là prend le parti de Dieu. Et c’est dès maintenant qu’il faut prendre parti. Pas question pour les pauvres de se résigner à rester pauvres en attendant patiemment une sorte de récompense consolatrice dans un au-delà plus tard et ailleurs. Non, ça, ce n’est pas du tout dans l’esprit de cet Évangile de Luc. L’au-delà, le monde nouveau, le Royaume de Dieu pour les chrétiens, c’est ici et c’est aujourd’hui que nous avons à le vouloir et à le faire advenir.
On ne peut donc pas se contenter de reprocher aux riches d’être riches en leur faisant la leçon. Encore faut-il surtout dénoncer le fossé qui se creuse entre riches et pauvres. Et ce fossé, c’est l’insouciance, c’est l’indifférence de beaucoup qui le creuse. Ce sont les défenseurs de l’ordre établi qui l’entretiennent, parce que ça les arrange et qu’ils ne veulent donc pas que ça change.
Alors, ne soyons pas dans le bon ordre établi par ceux qui en profitent. L’exclusion avec ses injustices, la souffrance de la dépendance, de la servitude… Certains accusent Dieu de ne rien faire pour changer ça ! Mais Dieu ne peut, ne veut, rien faire sans nous. Amos et les prophètes, Luc et les évangélistes, le Christ aujourd’hui ressuscité nous interpellent pour faire disparaître et combler tous ces fossés qui bafouent la dignité des pauvres et donc le visage de Dieu !
Source : La périphérie, un boulevard pour l’évangile ? (éd. Temps Présent), p. 153




