Moment crépusculaire pour le “parrain” du Vatican
Alors que Mgr Scicluna, maintenant de retour à Rome, doit être en train de préparer son rapport au pape, on sait déjà qu’il aura eu, au Chili, plus d’interlocuteurs qu’il ne le pensait. On sait aussi que le cas Barros risque d’apparaître comme la pointe émergée de l’iceberg. Car les victimes de plusieurs affaires, jusque là soigneusement et fermement camouflées par la hiérarchie, ont pu enfin s’en ouvrir à quelqu’un qui les écoutait.
On peut être à peu près certain que le rapport ne sera pas élogieux pour la hiérarchie chilienne, mais aussi que le Cardinal Sodano sera cité. C’est lui qui a eu la haute main sur tout ce qui se passait dans l’Église du Chili pendant la dictature Pinochet (il était alors nonce à Santiago), et encore après, à la Secrétairerie d’État. C’est à lui que les Chiliens doivent d’avoir cette hiérarchie peu recommandable, c’est lui qui a assuré les liens avec l’Etat de Pinochet, c’est lui qui a définitivement enterré la théologie de la libération. On sait qu’il avait sa salle personnelle chez Karadima. L’article qui suit retrace son histoire qui se confond en partie avec celle de l’Eglise depuis quelques 40 ans. L’héritage est bien lourd, et d’abord au Chili.
Le scandale des abus sexuels au Chili et l’homme qui a autrefois gouverné la Curie romaine.
Par Robert Mickens
Il a maintenant 90 ans. Et le pouvoir personnel qu’il a systématiquement consolidé au cours de plusieurs décennies, atteignant son zénith au début des années 1990, a commencé à décliner.
Mais pendant trois décennies il était au Vatican l’homme que personne n’osait croiser. Même les papes qu’il a servis ont pris soin d’obtenir son consentement en raison de la confiance que lui faisaient de nombreuses personnes clés à tous les niveaux de la Curie romaine.
Il s’appelle Angelo Sodano, il est le doyen du Collège des cardinaux et l’ancien secrétaire d’État du Vatican.
Le scandale des abus sexuels du clergé et de sa dissimulation institutionnelle au Chili, où il a servi comme nonce apostolique de 1978 à 1988, risque de clore définitivement le chapitre de son long règne d’éminence grise du Vatican.
Mais cela n’effacera pas l’immense impact – et pas toujours positif – qu’il a eu sur l’Église et sa forme institutionnelle à laquelle il a consacré sa longue et prodigieuse vie de diplomate de carrière du Saint-Siège.
Un incident où son pouvoir et son influence ont été particulièrement déterminants remonte au 22 juin 2006.
Ce jour-là, le pape Benoît XVI annonçait qu’il se séparait de Sodano (plus âgé que lui d’à peine cinq mois) et confiait le poste de secrétaire d’État au cardinal Tarcisio Bertone, son assistant en qui il avait confiance à l’époque où il était préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (CDF).
Bien que la transition ne soit entrée en vigueur que trois mois plus tard (le 15 septembre), ce fut en ce jour d’été 2006 – on peut le soutenir – que Benoît infligea une blessure mortelle et lente à son propre pontificat en repoussant le cardinal Sodano.
L’Italien de 78 ans, qui était secrétaire d’État depuis décembre 1990, avait tenté de le dissuader de choisir Bertone pour le poste qui, de facto, est le second après le pape dans la hiérarchie du Vatican.
Dans les semaines précédant sa retraite, Sodano avait conseillé à Benoît de choisir un diplomate aguerri pour le poste, ce que Bertone, salésien et médiocre médiateur, n’était pas. L’un des noms figurant sur la liste des candidats proposés par le secrétaire d’État sortant était l’archevêque Giovanni Lajolo, le «ministre des Affaires étrangères» du Vatican à l’époque.
Lajolo était l’un des alliés fidèles de Sodano et était originaire de la même région du Piémont, dans le nord de l’Italie. Mais, encore plus important, Lajolo avait également été nonce du pape en Allemagne (1995-2003) et parlait la langue maternelle du pape, ce qui, selon son cardinal-protecteur, en faisait un choix convaincant que Benoît pouvait accepter.
Mais le pape bavarois a rejeté le conseil de Sodano et a insisté pour nommer Bertone. Ce faisant, il a perdu le soutien vital de la plupart des diplomates du Vatican à la Curie romaine, détournés de lui par le contrôle exercé sur eux par Angelo Sodano, qui alimentait un récit selon lequel le pape les avait marginalisés en choisissant le non-diplomate Bertone.
A peine 14 mois après être devenu évêque de Rome, Benoît XVI avait fait une erreur tactique majeure.
À partir de ce moment-là, son pontificat est allé de crise majeure en crise majeure, à la fois au Vatican et sur la scène mondiale. Après près de huit années d’agonie, lui et son petit cercle de collaborateurs en qui il avait confiance étaient largement isolés. Face à tout cela, le théologien-pape vieillissant a démissionné.
L’ecclésiastique classique et le défenseur de l’institution
Mais Sodano (et sa puissance) a survécu ; et au Conclave de 2013 ses fonctions, en tant que doyen du Collège des Cardinaux, consistaient à modérer les discussions pré-Conclave et à présider la Messe pré-Conclave. Il est largement reconnu que lorsque le vote a commencé, il avait convaincu un certain nombre d’autres cardinaux de voter pour Jorge Mario Bergoglio SJ, celui qui est maintenant le pape François.
Il n’est pas clair de savoir si Sodano a apporté les votes déterminants pour l’élection du pape argentin, mais ces décomptes étaient néanmoins essentiels. Et François en était et en demeure très conscient.
Il a commencé son pontificat en sachant que Sodano avait encore un impact et une influence considérables sur beaucoup de choses qui se passent dans la Rome ecclésiastique. Ayant également une expérience personnelle de la volonté de l’ancien secrétaire d’État de promouvoir et de punir, surtout dans « son » Amérique latine où, au moins depuis les années 1970, les décisions politiques et les nominations des évêques étaient rarement prises sans la contribution du diplomate italien.
Et, sans aucun doute, la rencontre du CELAM (Conférences épiscopales latino-américaines) de 1992 à Saint-Domingue doit encore être inscrite dans la mémoire du pape. Alors qu’il était évêque auxiliaire récemment ordonné, il a vu le cardinal Sodano (avec l’un de ses protégés chiliens, le futur cardinal Jorge Medina Estévez) essayer de dicter le contenu du document final de leur réunion.
Outre son Italie natale, l’Amérique latine est probablement la partie du monde qui est la plus chère à Angelo Sodano. C’est là que furent ses seuls postes diplomatiques à l’étranger au cours de ses plus de 50 années de service au Saint-Siège. Ses premières affectations en tant que prêtre ont été en Équateur (1961-1963), en Uruguay (1963-1965) et au Chili (1965-1967). Après dix années supplémentaires à Rome au Secrétariat d’Etat, il était de retour au Chili au début de 1978, fraîchement ordonné à l’épiscopat et prêt à servir une décennie entière en tant que nonce apostolique.
Comme indiqué il y a environ un mois, Sodano, “plus que tout autre officiel du Vatican, a joué un rôle décisif dans la formation de la hiérarchie épiscopale du Chili”.
De l’ascension du cardinal Jorge Medina (ami de Joseph Ratzinger utilisé comme un pion de marchandage utile) à l’ascension de l’évêque Juan Barros (l’homme impliqué dans l’actuelle affaire de dissimulation), les empreintes digitales de Sodano sont partout.
Et cela ne s’est pas arrêté après la fin de sa fonction de nonce à Santiago.
“Lorsqu’il est devenu Secrétaire d’État, Sodano a pu continuer à exercer son influence sur la nomination des évêques au Chili (et ailleurs) en tant que membre de la Congrégation des Évêques, poste qu’il a occupé jusqu’en 2007.”
Cela inclut la nomination du nonce actuel dans ce pays sud-américain, l’archevêque Ivo Scapolo.
L’archevêque, de même que le cardinal Sodano, est un homme de l’institution. Et il ressent une obligation et un devoir particuliers de tout faire pour défendre l’institution – ce que certains hommes d’église considèrent comme une noble cause, mais que la plupart des catholiques considèrent comme offensant et injuste pour ceux qui en sont les victimes sacrificielles.
Il est très probable, comme suggéré précédemment, que le cardinal de 90 ans est intervenu dans l’affaire Barros et a conseillé au pape François de ne pas écouter les accusations récurrentes sur le fait que l’évêque a fermé les yeux (ou pire) sur les abus sexuels perpétrés sur un certain nombre de jeunes garçons par l’ancien mentor de Barros, le prêtre Fernando Karadima.
Ce ne serait pas surprenant pour le moins. Le cardinal Sodano a une longue histoire de protection des “intérêts de l’église” – c’est-à-dire en tant qu’institution.
Il a été accusé d’avoir essayé de faire pression sur la recherche de la vérité concernant le défunt cardinal Hans Hermann Groer de Vienne, que le Vatican a finalement été obligé de retirer pour avoir agressé sexuellement de jeunes novices bénédictins. Et les efforts énergiques de Sodano pour protéger le fondateur psychopathe et moralement corrompu des Légionnaires du Christ, Marcel Maciel, sont légendaires. Qui sait combien d’autres fois il a utilisé son pouvoir et sa position pour arrêter les enquêtes sur les crimes commis par des ecclésiastiques, ses collègues, seulement par souci du “bien de l’église”?
Si lui et d’autres (très probablement le cardinal Francisco Javier Errázuriz, ancien archevêque de Santiago et membre du Conseil des cardinaux du pape) ont réussi à convaincre le pape François de ne pas poursuivre l’évêque Barros, ils ont fait un mauvais calcul.
L’archevêque Charles Scicluna, que le pape a envoyé au Chili pour enquêter sur ces accusations, va bientôt terminer sa mission. Le fait même, en premier lieu, qu’il ait été envoyé, signifie que quelqu’un a finalement convaincu François qu’il avait reçu de mauvaises informations d’un petit groupe de personnes, une opinion qui contrastait avec celle de nombreux évêques chiliens qui pensent que Barros devrait démissionner.
Et il semble maintenant probable que celui-ci va enfin se retirer.
Il est difficile de dire ce qui se passera pour les autres acteurs de ce drame qui n’aurait jamais dû arriver. L’archevêque Scapolo, après près de sept ans en tant que nonce, sera probablement ramené à Rome et affecté à la Secrétairerie d’État. Il aura 65 ans cet été et pourrait bénéficier d’une retraite anticipée.
Qu’en est-il du cardinal Errazuriz? De tous les personnages de cette pièce, il a déjà été forcé de reconnaître – plus ou moins – qu’en tant qu’archevêque de Santiago, il n’a pas cru les victimes de Karadima. Il fait toujours l’objet d’une poursuite civile de la part de certains d’entre eux, il est donc peu probable qu’il aurait donné crédit à leurs plaintes contre Mgr Barros. En fait, le scénario le plus probable est qu’il est l’une des personnes qui a dit au pape que les plaintes contre l’évêque étaient sans preuve et calomnieuses.
Errazuriz a déjà 84 ans. En avril, il terminera son premier mandat de cinq ans au Conseil des cardinaux (C9). Commodément, à cause de son âge avancé, François pourra facilement justifier le remplacement du cardinal dans ce conseil privé papal.
Quant à Sodano, il est toujours remarquablement en forme pour ses 90 ans. Mais alors que le «programme d’ajustement des attitudes» du pape continue de faire des convertis au sein de la classe diplomatique du Vatican, notamment grâce au soutien et au témoignage du cardinal secrétaire d’État Pietro Parolin, Don Angelo devient de moins en moins une force incontournable.
Lors d’une messe à la chapelle Pauline en décembre dernier, à l’occasion du 90e anniversaire du cardinal Sodano, le pape a semblé perdre ses mots. Mais après quelques minutes, voici l’hommage qu’il lui a rendu:
“Nous voyons dans le cardinal le témoignage d’un homme qui a beaucoup fait pour l’Église, dans diverses situations, avec joie et larmes. Mais il me semble que le plus grand témoignage qu’il nous offre aujourd’hui est peut-être celui d’un homme ecclésialement discipliné (ecclesialmente disciplinato) et c’est une grâce dont nous devons vous remercier “, a déclaré le pape.
François nous dira peut-être ce que signifient exactement ces mots étranges à l’occasion de la démission du cardinal Sodano en tant que doyen du Collège des cardinaux. Ce n’est qu’une question de temps.
Source : https://international.la-croix.com/news/twilight-time-for-the-vatican-s-godfather/7013
Traduction : Lucienne Gouguenheim
Illustration : Mondarte (Own work) [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], via Wikimedia Commons