Entretien avec Sœur Begoña Iñarra, à la recherche d’une coopération anti-traite entre l’Afrique et l’Europe
Par Élisabeth Auvillain [1]
Après avoir obtenu son diplôme de chimie de l’Université de Bilbao au Pays basque espagnol, Sr. Begoña Iñarra a décidé de quitter son pays natal et d’aller enseigner en Afrique. Elle avait lu l’encyclique Populorum Progressio du pape Paul VI, publiée un an plus tôt en 1967, qui appelait à une économie mondiale orientée vers le développement de tous les peuples du monde et donnait un nouveau regard sur les enseignements sociaux de l’Église catholique.
Après trois ans au Congo, elle a décidé d’y rester et a rejoint les Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, également connues sous le nom de Sœurs Blanches.
“Je voulais rester et partager ce que j’avais reçu”, dit-elle.
On a besoin d’une carte du monde pour suivre son itinéraire : elle a fait son noviciat dans ce qui était alors le Congo, est devenue le Zaïre et est maintenant la République Démocratique du Congo. Elle s’est rendue en Ouganda sous le régime d’Idi Amin, puis a vécu en Éthiopie à la frontière avec l’Érythrée, une autre zone de guerre. Elle a passé quelque temps en Europe, puis au Mozambique, où la guerre civile devait prendre fin quelques mois après son arrivée.
Elle a ensuite étudié la psychologie du traumatisme au Canada pendant trois ans, puis a été lobbyiste à l’Union européenne à Bruxelles. Plus récemment, elle a passé quelques années au Kenya. Elle est maintenant à Paris, où elle travaille pour l’organisation Aux Captifs, la Libération, qui aide les femmes à se sortir de la prostitution. Iñarra est membre de RENATE, Réseau Religieux en Europe contre le Trafic et l’Exploitation [2].
Pourquoi avez-vous choisi de devenir une sœur blanche ?
La tâche des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique est principalement d’aider à améliorer la vie des femmes. J’ai été attirée par l’Afrique et j’ai pris un travail de professeur de sciences dans une école catholique dans une petite ville du Congo où la population était très mélangée, chrétiens et musulmans. Mes élèves étaient des garçons, souvent plus âgés que moi ! Certains n’étaient pas allés à l’école à cause de l’instabilité dans la région. Ils voulaient se rattraper, même si certains d’entre eux étaient dans la fin de la vingtaine. Cela m’a certainement aidée à connaître et à comprendre les musulmans.
En accord avec Vatican II, qui s’était terminé une douzaine d’années plus tôt, Mgr. Henri Teissier, évêque d’Alger, avait dit qu’il nous était interdit de baptiser les musulmans. Ce serait un péché mortel, a-t-il dit, sachant que les musulmans ne pourraient jamais accepter cela. Notre mission était de vivre ensemble en paix.
J’ai encore de très bons amis qui sont musulmans. Ce n’était jamais un problème.
Nous, sœurs, pouvions entrer en contact avec des femmes musulmanes et être plus proches de leurs communautés qu’un homme ne le pouvait. Les Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique ont toujours eu beaucoup de pouvoir et d’autonomie.
En Éthiopie, l’évêque nous a demandé de fonder une communauté et d’apprendre la langue, en particulier la langue liturgique. L’Éthiopie possède l’une des plus anciennes communautés chrétiennes, datant du quatrième siècle. L’évêque voulait que nous nous familiarisions avec ces vieux rites, pour les sauver de l’oubli. Il a également insisté sur le rôle des femmes, qui pouvaient atteindre les familles, les femmes et les enfants, ce que les prêtres ne pouvaient pas faire.
L’essentiel de notre travail en Afrique consiste à enseigner, souvent simplement à apprendre à lire et à écrire.
Au total, vous avez passé plus de 20 ans en Afrique. Quand vous voyez le nombre croissant d’Africains qui essaient de venir en Europe maintenant, et quand vous voyez combien de femmes finissent victimes de la traite des êtres humains, qu’en pensez-vous ?
Les pauvres ont toujours quitté leur pays à la recherche d’un avenir meilleur. Mais les Africains qui partent maintenant ne sont pas les plus pauvres. Ils doivent avoir de l’argent pour payer les trafiquants qui organisent les migrations. Ils doivent être en mesure d’emprunter de l’argent. C’est une ironie que plus un pays se développe, plus les gens émigrent.
Les jeunes femmes qui viennent en Europe croient en un rêve, le rêve d’un bon travail dans un pays riche. La vie est très dure dans beaucoup de pays africains, en particulier pour les femmes. À travers Internet, les films et la télévision, ils voient une réalité très différente, une image de l’Europe qui n’est pas réelle. Ils voient que les femmes ont plus de liberté en Europe, et personne ne croit qu’il y a aussi beaucoup de pauvreté.
Tout le monde veut garder son rêve. Hier, j’ai vu dans la rue ici à Paris deux garçons africains posant pour une photo devant une voiture de luxe. Je leur ai demandé dans leur langue s’ils allaient envoyer la photo à la maison.
“Bien sûr !” ont- ils répondu.
Je doute qu’ils puissent se permettre une telle voiture. Mais ils doivent garder le rêve en vie. Quand quelqu’un retourne en Afrique pour un mariage ou un enterrement, il doit apporter des cadeaux coûteux et dire à sa famille et à ses amis de quelle vie merveilleuse il jouit là-bas. Souvent, ces voyageurs doivent contracter un emprunt pour pouvoir acheter ces cadeaux.
Pas étonnant que les femmes veuillent vivre leurs rêves, quitter leur pays et ne jamais revenir. Les trafiquants d’êtres humains y voient une opportunité de gagner beaucoup d’argent. Ils encouragent les femmes à partir, promettent de les emmener en Europe. Pour cela, il faut payer énormément d’argent : 50 000 à 90 000 euros.
Est-ce que les femmes et leurs familles savent qu’elles pourraient devenir des prostituées ou des esclaves domestiques ?
Oui et non. Il y a une forte omerta. Personne ne dit rien, mais beaucoup de gens le savent. Mais c’est une réalité dont les gens préfèrent ne pas parler. Les gouvernements sont satisfaits de l’argent que les travailleurs peuvent envoyer à leurs familles. La lutte contre la traite des êtres humains n’est pas un objectif prioritaire. Ils ont des problèmes plus pressants, et comme la majorité des victimes sont des femmes, la situation n’attire pas beaucoup l’attention. Ces jeunes femmes laissent souvent derrière elles de jeunes enfants, sachant qu’elles ne reviendront probablement jamais.
Ma congrégation organise des réunions pour expliquer la réalité de la vie en Europe et mettre en garde les jeunes femmes sur les risques de croire un parent, un voisin ou même un pasteur qui leur promet que leur rêve deviendra réalité, mais pourrait être un trafiquant.
Est-il plus important de dire aux personnes qui veulent émigrer que c’est un choix très risqué, ou faut-il prendre des mesures en Europe ?
Les actions doivent être prises aux deux endroits et à différents niveaux. Les gouvernements, tant en Europe que dans les pays africains d’où viennent la plupart des femmes, doivent faire de la lutte contre la traite des êtres humains une priorité. Ce n’est pas le cas en ce moment. Il devrait y avoir des lois, parce qu’il faut des lois pour changer les choses, et de l’argent pour appliquer ces lois et aider les victimes. Les victimes ont été traumatisées. Elles ont besoin de temps pour récupérer. Les gouvernements semblent se concentrer davantage sur le démantèlement des réseaux de trafiquants et ont tendance à oublier d’aider les victimes.
En France, il n’existe pas de programme gouvernemental pour lutter contre la traite des êtres humains. Ce n’est certainement pas une priorité. Nous devons faire davantage pression pour sensibiliser le public. La France débat actuellement des lois éthiques, des discussions sur les bébés éprouvettes, de la maternité de substitution, et il n’y a aucune mention de traite des êtres humains, d’exploitation sexuelle et d’esclavage domestique, comme si elle n’existait pas dans ce pays ! Quelle est leur conception d’un être humain ? RENATE essaie de mettre plus de pression sur les gouvernements. Ce qui est fait n’est pas suffisant. La prostitution devrait cesser.
L’Église catholique joue-t-elle un rôle important dans ce combat ?
Le Secours Catholique – Caritas France – a mis en place un comité, «Ensemble contre la traite des êtres humains» [3], qui regroupe 28 organisations différentes, dont deux congrégations religieuses féminines et quelques groupes protestants. Certains aident les femmes à demander l’asile politique. D’autres trouvent un logement temporaire ou un conseiller juridique. Certains vont dans les écoles pour parler de la prostitution aux adolescents.
Je fais moi-même des visites au Bois de Vincennes [à la périphérie de Paris] la nuit une fois par semaine. Nous garons notre camion et essayons d’établir le contact avec les prostituées. Nous leur offrons du café et des biscuits, les écoutons quand elles veulent parler, leur donnons des informations sur leurs droits si elles décident de quitter ce travail. Un médecin, une femme, toujours la même, arrive et peut les voir et répondre à leurs questions. Nous connaissons certaines de ces prostituées, et elles nous connaissent. Elles ne sont payées que 20 euros par leurs clients.
Malheureusement, la traite des êtres humains n’est pas considérée comme très importante par beaucoup de gens, même dans l’Église catholique. Est-ce parce que les femmes ne comptent pas autant que les hommes dans l’Église ? Nous avons beaucoup de chemin à faire pour que la dignité humaine soit reconnue.
Notes :
Source (texte et photo) : http://globalsistersreport.org/blog/q/ministry-trafficking/q-sr-bego%C3%B1a-i%C3%B1arra-seeking-anti-trafficking-cooperation-between-africa
Traduction : Lucienne Gouguenheim