L’Esprit et le déclin des religions
Par José Arregi
La Pentecôte, en grec, signifie cinquante. Dans la liturgie chrétienne, c’est la fête de l’Esprit ou du souffle universel qui est l’âme de tout ce qui est, l’énergie originaire qui crée et qui unit, qui anime et qui transmue sans cesse toutes les formes. Tout, sans cesse. Même les religions, et c’est à cela en particulier que je ferai allusion.
On raconte dans les Actes des Apôtres, écrits vers l’an 80, que cinquante jours après Pâques, alors que les disciples de Jésus, hommes et femmes, étaient enfermés dans leur cénacle, l’Esprit fit brusquement irruption, qu’il brûla dans leurs cœurs comme une flamme de feu, qu’il dissipa leurs frayeurs, qu’il les poussa dehors, « jusqu’au bout du monde ». Ils parlèrent plusieurs langues, ils rompirent les limites de leur religion juive, ils inventèrent des formes nouvelles sans s’y assujettir, ils traversèrent des frontières, ils devinrent sœurs et frères de tous, avec un message simple et profond : l’Évangile de Jésus, libérateur d’oppressions, guérisseur de blessures. Et pourtant, pas si longtemps après, les adeptes du Christ devenaient des «chrétiens », bâtissant des temples, établissant des sacerdoces et des hiérarchies et définissant des dogmes. Le nouveau mouvement se transformait en religion. Et cela depuis deux mille ans jusqu’à nos jours.
Mais aujourd’hui, de nouveau, nous vivons un temps singulier et critique. Un temps spirituel à la fois postséculier et postreligieux. Un temps nouveau où l’Esprit s’engage au-delà des religions qui, elles, se révèlent comme de simples formes contingentes et passagères de l’Esprit. Le vieux s’évanouit et le nouveau n’a pas encore trouvé sa forme dynamique, mutante, transformatrice, sa forme féconde. Pour une majorité croissante, ce ne sera plus une forme religieuse au sens traditionnel : un système de croyances, de rites et de normes immuables, fondés sur des êtres « surnaturels » et soumis à une autorité sacrée, hiérarchique, inspirée de là haut.
Comme jamais, depuis l’origine des grandes cultures religieuses jusqu’à nos jours, à l’horizon se dessine le déclin du cadre traditionnel qui prit corps il y a environ 8 000 ans dans la vallée du Nil, dans les oasis de la Palestine et de la Syrie, dans les plaines fertiles du Tigre et de l’Euphrate en Irak, dans les vallées de l’Indus et du Gange en Inde et sur les rives du Chang Jiang (« la rivière longue ») et du Huánghé (« la rivière jaune ») en Chine.
C’est le propre de toutes les religions, de même que de toutes les organisations, d’apparaître, d’évoluer, de passer, de céder le pas – pâque – à une autre forme qui soutienne la vie, une forme qui pourrait être ou ne pas être religieuse. Les religions disparaissent quand, pour des raisons multiples, les croyances lâchent, c’est-à-dire quand leurs crédos et leurs codes perdent leur crédibilité culturelle. Au cours des derniers millénaires, d’innombrables religions, grandes et petites, ont disparu, parfois à cause de leur évolution interne, parfois par assimilation et non moins souvent à cause d’une répression violente. Observons, par exemple, l’extinction massive des religions indigènes du continent américain au cours des 500 dernières années.
Et observons l’imparable processus de disparition que subissent aujourd’hui- même et depuis à peine 50 ou 100 ans, devant notre regard attristé et résigné, tant de religions traditionnelles d’Amérique, d’Asie et d’Océanie : que sera-t-il bientôt de la religion des aborigènes australiens, des Maoris de la Nouvelle-Zélande, des Mapuches de l’Araucanie du Chili-Argentine ou des Rapa Nui de l’île de Pâques avec leurs imposants Moáis qui regardent à l’horizon la mer et l’infini ? Et, tôt ou tard, qu’en sera-t-il de la religion des Akans du Ghana, de la Côte d’Ivoire et du Togo, des Zoulous d’Afrique du Sud, du Mozambique, de la Zambie et du Zimbabwé, ou des Massaïs du Kenya et de la Tanzanie ?
Mais observons ce qui se passe plus près de chez nous, dans notre continent européen. Grâce à sa force spirituelle, à sa créativité culturelle, à ses alliances avec le pouvoir politique, le christianisme a absorbé et remplacé les vieilles religions grecques, romaines, slaves, baltiques, scandinaves, germaniques, Celtes et autres. Il ne reste plus que le christianisme. Mais aujourd’hui, à son tour, le christianisme n’est-il pas en train de rester seul et isolé, dissocié du cadre du « croyable », après avoir perdu sa crédibilité culturelle ? Stephen Bullivant, professeur de théologie et de sociologie de la religion à l’Université de Saint-Mary (Londres), a publié récemment un livre sur la situation de la jeunesse européenne par rapport à la religion : « Jeunes adultes d’Europe et Religion ».
Les données concrètes ont été diffusées sur Internet où n’importe qui peut les consulter. Par exemple, en Belgique, seuls 2% des jeunes adultes vont à la messe une fois par semaine, 3% en Hongrie et en Autriche, 6% en Allemagne. Par contre, il est vrai qu’ils sont encore 47% à le faire en Pologne (mais ne nous trompons pas, car, il y a seulement quelques décennies, ils étaient beaucoup plus nombreux). Nous pouvons le voir de nos propres yeux chaque dimanche. Et non seulement on n’y voit aucun jeune adulte, mais on n’y voit presque plus de moins de 60 – 65 ans. Une religion qui ne se pratique pas est moribonde. Le déclin s’étend rapidement.
Mais, diront de nombreux sociologues, cela n’arrive qu’en Europe en ajoutant que l’Europe n’est pas la règle, mais plutôt l’exception de la sécularisation et du déclin des religions. Et ils invoquent comme preuve la situation des États-Unis d’Amérique, société pionnière dans le domaine de la connaissance et à la fois très religieuse. Mais attention : là-bas, non seulement chacun suit librement sa propre religion, mais chacun l’entend et la vit à sa propre façon (de là la caricature grotesque de Donald Trump, soi-disant chrétien presbytérien de je ne sais quelle église).
Il est clair que « l’hérésie », c’est-à-dire le choix individuel, est inévitable et, dans une bonne mesure désirable, mais arrivés à ce point, quand on met en question le principe de l’autorité religieuse constituée, c’est là justement que commence la dissolution d’une religion basée sur des croyances et des normes de conduite contrôlées par une autorité extérieure. La libre décision personnelle et l’individualisation mènent droit à la fragmentation et/ou à la dissolution de la religion comme système.
C’est ce qui est arrivé en Europe et c’est ce qui arrivera, tôt ou tard, en Amérique du Nord et du Sud et dans tous les continents. La raison critique, la diffusion des sciences et le principe de la libre décision personnelle entraînent inévitablement le dépassement de toutes les religions traditionnelles, y compris du christianisme. Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons. Voilà l’horizon qui s’ouvre devant nous. Mais ce n’est pas un désert sans vie. De nouveaux horizons nous ouvrent l’Infini.
Dans cette situation planétaire, avec de tels horizons ouverts, si nous ne voulons pas nous résigner à l’alternative destructrice de Donald Trump ni à aucun autre type de fondamentalisme religieux également destructeur, si nous voulons encore être une humanité fraternelle et heureuse en communion avec tous les êtres, nous devrons boire à la source intérieure universelle, à l’Esprit qui nous unit et qui nous fait respirer, libres de toutes les formes, de tous les dogmes et de toutes les autorités, mais frères de tous les êtres. L’Esprit c’est le déclin des religions, mais nous n’aurons rien gagné si nous ne respirons pas à fond l’Esprit et la Vie.
Traduit par Miren de Ynchausti-Garate
Intéressant, comme toujours, merci…
Mais pour ne pas divaguer dans une pseudo-spiritualité individualiste,
et au contraire tendre à être “frère de tous les êtres” selon l’Esprit,
il importe peut-être de répéter
qu’il ne faut pas oublier Jésus de Nazareth, François d’Assise et tant d’autres (femmes
ou hommes, chrétiens ou non) qui ont tout partagé, jusqu’à leur vie…
Ils sont littéralement “notre lumière et notre salut”
(en cette vie certainement et en l’autre si elle existe,
souhaitons que le vie ait un sens et que ce sens soit du côté de l’amour donc du partage,
et que le meilleur de ce qu’on aura vécu ne soit pas perdu :
qu’après la disparition de l’humanité et de notre planète,
tout ce qui aura été vécu d’amour ne soit pas perdu)
pour chacun de nous, et pour nous tous ensemble,
pour l’ensemble de notre humanité, et de la Vie.