Par Régine et Guy Ringwald
Pour faire écho aux positions prises récemment par les laïcs chiliens, nous proposons, ci-après, une évocation d’un événement qui date aujourd’hui de cinquante ans : l’occupation de la cathédrale de Santiago. Les faits relatés ici nous rappellent combien les laïcs étaient déjà bien dans l’action pour faire advenir une Église proche du peuple, une Église du peuple. On verra que le cardinal – archevêque de l’époque, Raul Silva Enriquez a su comprendre le virage à prendre, quitte à se faire un peu violence. C’est lui qui créa le Vicariat de la Solidarité au temps de la dictature de Pinochet.
le cardinal Raúl Silva Henríquez
L’auteur poursuit en montrant, de façon synthétique, ce que fut ensuite l’évolution de l’Église chilienne (et latino-américaine d’ailleurs) : développement de la théologie de la libération, puis reprise en main par les forces réactionnaires qui détenaient le pouvoir au Vatican au temps de Jean-Paul II, et rôle spécifique du cardinal Sodano.
Pour l’heure, la situation au Chili demeure confuse : le cardinal Ezzati est convoqué par la justice, mais pas encore remplacé : on cherche quelqu’un qui n’ait aucun antécédent, mais l’oiseau rare reste introuvable. La Justice a officiellement demandé le rapport Scicluna.
Nous disions, il y a quelque temps, que le cas Barros qui semblait le problème majeur au Chili était devenu comme un détail, vu l’étendue du désastre qui a été révélée après l’enquête de Scicluna et Bertomeu. Suivant le même raisonnement, nous pourrions dire bientôt que le cas chilien n’est lui-même qu’un détail, tant les révélations se multiplient. Sans vouloir tenir ici chronique de la pédophilie dans l’Église, les dernières révélations en Pennsylvanie sont un monument accablant, et certains détails, car le rapport est explicite sur certains cas, font s’interroger sur l’intégrité mentale de certains prêtres. Le 28 juillet, le Pape « acceptait » de l’ancien archevêque de Washington, Theodore Mc Carrick, sa renonciation au cardinalat (fait très rare), suite à des allégations d’inconduite sexuelle [1]. Mais en même temps, en Australie, s’ouvre le procès du Cardinal Pell, s’ouvre mais à huis clos, et commence par un arrangement avec un des principaux plaignants, pour un montant d’un million de dollars australiens. La réunion internationale sur la famille qui se tient ces jours-ci en Irlande donne lieu à de vives protestations. L’ancienne présidente, Mary Mc Aleese, révèle qu’elle a refusé en 2003 de discuter un projet d’accord, présenté par Sodano (alors Secrétaire d’État), qui devait protéger les documents du Vatican. Des défenseurs des victimes, et notamment ECA, s’élèvent contre la participation de prélats de la curie, ou de Maradiaga dont l’auxiliaire vient d’être destitué. Le Cardinal O’Malley, qui préside la Commission Pontificale pour la protection des mineurs, est contraint de renoncer à venir, car il a un problème à traiter dans un séminaire de son diocèse (Boston). Un nouveau scandale monte en puissance, si l’on ose dire, en Inde.
Quand le diagnostic qui semblait partagé par le pape François sera-t-il pris au sérieux ? Abus de pouvoir, abus de conscience. Quand la structure de pouvoir qui porte en germe les abus sera-t-elle remise en cause ? Le Pape a écrit de nouveau aux évêques chiliens, après la déclaration qu’ils avaient produite lors de leur récente assemblée : une lettre manuscrite dont le fac simile a circulé partout. Malheureusement, il s’agit cette fois d’une lettre pour les féliciter chaleureusement, qui tranche avec celle d’avril et avec le texte remis à Rome, et qui oublie, comme la déclaration des évêques, de faire la moindre allusion à l’abus de pouvoir (et donc au pouvoir). On s’interroge sur le sens profond de cette lettre.
Note :
[1] Lire : https://nsae.fr/2018/07/28/mccarrick-demissionne-du-college-des-cardinaux-apres-des-revelations-dabus-sexuels/Source de l’illustration : Wikipedia
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50 ANS APRÈS L’OCCUPATION DE LA CATHÉDRALE
En 1968, les chrétiens des secteurs populaires, les ouvriers et les étudiants étaient inquiets pour l’Église. Les réformes du Concile Vatican II avancent très lentement. L’Église « institution » et les groupes conservateurs s’opposent aux transformations qu’une majorité de laïcs exigent de mettre en œuvre rapidement. Le peuple se mobilise pour des changements structurels profonds aux niveaux social et politique de la société chilienne, et l’Église n’est pas à la hauteur des circonstances.
Le Pape Paul VI annonce une première visite sur le continent américain pour participer à la rencontre des évêques du CELAM à Medellin. Les chrétiens se demandent pour quelle raison vient le Pape : pour bénir la misère ? Pour demander aux pauvres d’être patients face aux injustices du système oppressif qui les écrase ? La communauté de la paroisse San Luis de Beltrán de Barrancas, avec ses prêtres à sa tête, lui a envoyé une lettre dans laquelle elle expose ces doutes et demande au Saint-Père de venir dénoncer les injustices et d’engager l’Église aux côtés des pauvres qui souffrent en Amérique latine.
L’histoire de Barrancas se répète dans d’autres endroits. La communauté de San Luis de Beltrán, avec ses prêtres Francisco Guzmán et Paulino García, sont rejoints par la Población Joao Goulart, avec ses laïcs et ses prêtres, Carlos Langue et Fernando Ugarte. D’autres communautés chrétiennes se sont jointes au mouvement, aux côtés des prêtres Diego Palma, Ignacio Vergara, Gonzalo Aguirre, Mariano Puga et Andrés Opazo. Les séminaristes, les religieux et les religieuses qui travaillent dans les secteurs populaires ont fait de même. C’est le cas de Sœur Clara Larmignac de la paroisse Saint-Pierre et Saint-Paul dans la Población Malaquias Concha.
Il en va de même au niveau des travailleurs chrétiens, en particulier ceux de la JOC (Jeunesse Ouvrière Catholique) dont le président Pedro Donoso s’est impliqué dans le mouvement. Sont là aussi les dirigeants ouvriers Victor Arroyo, Hernán Silva et le légendaire syndicaliste Clotario Blest.
Se sont aussi joints au mouvement de jeunes professionnels tels que le docteur Patricio Hevia, les professeurs Hugo Cancino, Leonardo Jeffs et María Antonieta Saa. Les étudiants s’y sont intégrés, avec le président de la paroisse universitaire, l’avocat Ricardo Halabí. Comme signe de l’engagement des étudiants à la réforme de l’Université Catholique, tous les membres de la FEUC de l’année 1967 avec, à leur tête leur Président, Miguel Angel Solar, ont aussi rejoint le mouvement.
Le groupe entendait aider l’Église à changer de cap et à rejoindre les pauvres de l’Évangile. Contre une institution ankylosée, rétrograde, stagnante, qui défend un style du passé pré-conciliaire, cette proposition rénovatrice se nomme : « La Jeune Église » (La Iglesia joven).
L’OCCUPATION DE LA CATHÉDRALE
« La Jeune Église » réalise diverses manifestations et déclarations pour exprimer ses principes, mais elle cherche à donner un signe plus puissant pour faire connaître ses propositions, d’où l’idée de réaliser une action qui secoue tous les chrétiens et la hiérarchie : l’« Occupation de la Cathédrale ».
Le mouvement s’est organisé, et à 4 heures du matin le 11 août (1968), un groupe d’environ 50 membres est entré dans la cathédrale par la porte de la rue Bandera, avec l’aide de quelques personnes qui étaient restées à l’intérieur depuis la dernière messe de la veille. Le groupe arrive dans un bus, parti des locaux de la Paroisse Universitaire de la Calle Villavicencio, loué pour une prétendue promenade jusqu’à la plage. Les portes sont fermées de l’intérieur, les grilles sont cadenassées et un grand panneau est placé en haut des tours qui dit : « POUR UNE ÉGLISE UNIE AU PEUPLE ET A SON COMBAT ».
À l’aube, arrivent d’autres « pobladores » avec leurs familles et l’église se trouve occupée par environ 200 personnes. Les enfants courent joyeusement dans les couloirs de la cathédrale. Les premiers bancs sont placés en cercle, un autel est improvisé avec une table, et les prêtres concélèbrent une Eucharistie en union avec tous les participants.
Les organisateurs indiquent clairement que l’occupation n’est pas dirigée contre le Cardinal, ni contre Sa Sainteté le Pape, que sa lutte est contre les structures dépassées de l’Église et que ce qu’ils veulent, c’est qu’elle respecte l’Évangile. En milieu d’après-midi, les manifestants ont mis fin à l’occupation et ont remis pacifiquement la cathédrale aux autorités ecclésiastiques.
L’occupation de la cathédrale a choqué les chrétiens et provoqué un grand scandale au niveau de la communication, surtout dans les secteurs conservateurs et réactionnaires de l’Église. Les catholiques de droite déchirent leurs vêtements, appellent à punir les instigateurs, et leur porte-parole (le quotidien) El Mercurio souligne la coïncidence du 11 août, date à laquelle, l’année précédente, les mêmes « extrémistes marxistes » avaient pris le contrôle de l’Université Catholique.
Le Cardinal Silva, attristé par l’incident, condamne l’action violente du groupe, prend des mesures pour suspendre les prêtres impliqués, mais cherche des moyens de réaffirmer l’engagement de l’Évangile envers les pauvres, secoué par la manière dont les laïcs avaient attiré l’attention.
Dans les jours qui ont suivi, les évêques latino-américains, réunis en Colombie, rédigeront les accords de Medellin, avec une dénonciation claire de la situation d’injustice que vivent nos peuples, et un appel urgent aux chrétiens pour qu’ils se préoccupent des visages de souffrance du Christ parmi les pauvres. C’est à partir des études théologiques qui ont commencé au Pérou, et qui se sont ensuite propagées à travers l’Amérique latine, qu’est née la « Théologie de la libération », dont les principes auront un impact sur toute l’Église universelle.
Au Chili, des communautés chrétiennes de base ont émergé au niveau des paroisses et des chapelles des secteurs populaires, les laïcs chrétiens se sont impliqués dans les changements sociaux et politiques en cours dans le pays, et le mouvement « Chrétiens pour le socialisme » a été formé.
Le coup d’État civil et militaire de droite en 1973 a trouvé une Église, avec une participation importante des laïcs, vivant une présence et une proximité très fortes aux souffrances du peuple, et un engagement des Pasteurs pour le sort de ceux qui souffrent. Dans ces conditions, l’Église deviendra rapidement la voix des « sans-voix » et de la défense des droits de l’homme bafoués.
LES CHANGEMENTS À L’ÉPISCOPAT
Qu’est-il arrivé aujourd’hui à cette Église chilienne qui cherchait à répondre aux exigences de l’Évangile dans les temps présents ? Où sont ces pasteurs charismatiques d’antan qui se sont engagés auprès de leurs fidèles ? Comment se fait-il qu’après quatre décennies, il ne reste plus rien de cette Église progressiste et innovatrice qui avait fait de l’épiscopat chilien une référence en Amérique latine : cette Église pionnière de la réforme agraire, celle de l’appel à l’engagement social et politique des chrétiens, celle de l’esprit missionnaire, celle des communautés de base, celle de la pastorale et du « Vicariat de la solidarité », celle de l’Année des droits humains ?
L’explication doit être trouvée dans le démantèlement lent et méticuleux des bergers qui dirigeaient l’Église à cette époque. Les secteurs réactionnaires étaient mal à l’aise avec la présence d’évêques comme le cardinal Raúl Silva Henríquez, Manuel Larraín, Enrique Alvear, Fernando Ariztía, Jorge Hourtón, Bernardino Piñera, Carlos González, Tomás González, José Manuel Santos, Carlos Camus, Alejandro Jiménez, Manuel Camilo Vial, Juan Luis Ysern et Sergio Contreras. Tous des évêques d’une grande capacité intellectuelle, de prestige et de présence au niveau national, et dont la direction pastorale était incontestée dans leurs diocèses.
Sans hâte, et avec tout le temps nécessaire, les secteurs les plus réactionnaires et intégristes du Vatican, avec l’aide de leur représentant à la Nonciature du Chili, Angelo Sodano, ont lentement brouillé l’image de l’épiscopat chilien, par les nouvelles nominations d’évêques. Les noms proposés par les évêques chiliens se verront refusés, et seuls passeront ceux qui ont la bénédiction des secteurs intéressés à donner à l’épiscopat ce nouveau visage. Il seront nommés par la curie du Vatican, envahie par les membres de l’Opus Dei, les légionnaires du Christ, sous le regard attentif de l’évêque Jorge Medina. Le lieu de prédilection pour choisir les nouveaux noms est celui que propose le prêtre Karadima, à partir de sa « pépinière » de la Paroisse del Bosque, ainsi que d’autres prêtres : de bonnes personnes, dociles, non conflictuelles, mais ternes.
Ainsi, après quelques décennies, l’épiscopat chilien n’est pas l’ombre de ce qu’il a été. L’Église s’éloigne du peuple et des secteurs populaires. Ses évêques semblent plus attachés au pouvoir et à prendre soin de l’institution. Les laïcs ne sont plus présents. Sa pastorale se ferme sur elle-même, prend des chemins éloignés des problèmes et des sentiments des chrétiens, se rapprochant des positions toujours plus réactionnaires, en communion avec les secteurs de droite de la société.
LA CRISE ACTUELLE
Dans ces conditions, l’Église chilienne doit faire face au pire moment de son histoire, alors qu’elle est touchée par des accusations de pédophilie et de harcèlement sexuel à tous les niveaux, qui la plongent dans la grave crise dans laquelle elle se trouve aujourd’hui. La perte de prestige et le manque de crédibilité de sa hiérarchie ont conduit le Pape à demander, de façon tout à fait inédite, à tous les évêques de démissionner, tandis que la défiance des chrétiens envers leurs prêtres et leurs institutions s’accroît.
En ce moment de tant d’incertitude et de manque de lumière pour sortir de la situation grave dans laquelle elle souffre aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser à cet esprit et à la force qui a animé la « Jeune Église » il y a 50 ans, dont nous nous souvenons aujourd’hui. La reconstruction de l’Église de demain ne peut se faire avec ceux qui sont mis en question et disqualifiés. Il est temps de changer toutes les autorités actuelles, de renforcer les forces et les énergies extraordinaires qui existent au sein des petites communautés de base où les laïcs, les prêtres et les religieuses honnêtes doivent jouer un rôle très important. Ces communautés renouvelées doivent aller de l’avant en se coordonnant au niveau diocésain, et jouer un rôle de premier plan dans la nomination des nouvelles autorités qui dirigeront l’Église à partir de maintenant.
Comme il y a 50 ans, les chrétiens en vérité doivent vraiment « occuper » l’Église. Comme dans les premières communautés chrétiennes, l’Église chilienne doit renaître loin du pouvoir et des privilèges, en donnant la priorité à ce qu’elle n’aurait jamais dû perdre : son rôle prophétique, sa proximité avec les pauvres, son exigence et son engagement envers l’Évangile du Christ.
Luis Enrique Salinas C.
8 août 2018