L’Église catholique peut-elle renoncer au pouvoir ?
Notre ami Jean Lavoué nous fait part de cet article qu’il a rédigé pour la revue Golias.
La persistance du « dieu pervers »
Beaucoup d’informations scandaleuses concernant des abus dans l’Église catholique ces derniers mois (Chili, Pennsylvanie, Irlande) ne nous parlent-elles pas du rapport problématique de cette institution à la sexualité ? Les conséquences en sont, hélas, dramatiques. Que dire des 350 000 femmes qui se font avorter clandestinement en Argentine chaque année et de la centaine qui en meurent (Cf. Le récent soutien de l’Église au vote du sénat)? Que dire de l’absence de reconnaissance de l’homosexualité comme dimension à part entière de la sexualité humaine (Cf. L’effondrement récent de la référence en la matière, Tony Anatrella, ou le malheureux faux-pas du pape François à son retour du Chili) ? Que dire de la place inacceptable et intenable réservée aux femmes dans cette institution (Où peut-on trouver ailleurs aujourd’hui la revendication assumée d’une telle posture exclusivement masculine et patriarcale?)? Que dire du rapport entre chasteté obligatoire et abus de pouvoir de toutes sortes (à l’égard des religieuses entre autres… ça commence à se dire, mais aussi des laïcs, des enfants), alcoolisme et dépendances diverses… ? Que dire de la difficulté de trouver dans ce contexte des candidats au ministère ordonné (sans parler des enjeux identitaires accompagnant aujourd’hui fréquemment ces rares candidatures…) ? Que dire des femmes clandestines, souvent en souffrance, impliquées dans la double vie de nombreux prêtres… ? Que dire des interdits sacramentaires frappant les divorcés ? Que dire de la culture du secret dans l’Église romaine qui a gravement abusé le pape François lui-même lors de son récent voyage au Chili ?… La liste pourrait s’allonger encore au sujet de ces nombreux aspects cachés et tabous concernant une institution malade et son rapport à ce que Maurice Bellet nommait « le dieu pervers ». Il existe peut-être des bulles où cet idéalisme devient une sorte d’art de vivre et de résistance face à la réalité d’une sexualité, durement mise à l’épreuve pour les hommes et des femmes de ce temps confrontés à “la tyrannie du plaisir”. Mais pour l’essentiel cette attitude, qui entretient l’intransigeance de l’Église en la matière, a pour conséquence l’éloignement irrémédiable de ces hommes et de ces femmes (voir en ce moment les nombreuses demandes de chrétiens en Argentine d’être débaptisés) et l’incapacité grandissante de l’institution, fondée sur cet idéalisme et ce déni du réel, de leur adresser une parole de compassion, de tendresse et d’humanité…
La tentation du déni
Il est d’usage dans les milieux catholiques de refuser le lien entre statut du prêtre et abus sur les enfants, de renvoyer ces faits souvent prescrits au passé, les « malades » ayant été écartés, de minimiser l’importance des chiffres, ou encore d’attirer l’attention sur le fait que 80% des délits sexuels sur mineurs se déroulent au sein des familles et concernent donc surtout des hommes mariés.
Cette lecture gomme en fait le pourcentage alarmant des hommes d’Église impliqués. Le pape François reconnaissait le 13 juillet 2014 (interview Répubblica) 2 % de prêtres abuseurs dans les rangs de l’Église qui comptent aujourd’hui 414 000 prêtres : soit 8280 prêtres ou religieux. La Justice parle en Australie de 7 % ! Au cours de la décennie 70, ce pourcentage atteint plus de 10% aux États-Unis. L’Église n’avait pas alors pris la mesure des conséquences de la mutation concernant les nouveaux enjeux de la sexualité et du rapport hommes-femmes : dans l’hypocrisie institutionnelle, de nombreux prêtres y ont été confrontés de manière dramatique.
Il faut cesser de détourner le regard par rapport à la responsabilité de l’institution dans ce désastre, même si elle a déjà beaucoup fait : les chiffres se sont heureusement effondrés depuis les années 80. Chaque prêtre pédophile s’est montré coupable d’actes d’une extrême gravité, mais le rôle de ceux qui ont couvert de tels faits depuis des décennies, plutôt que de chercher à remédier aux raisons qui en sont la cause, est tout aussi gravissime.
La règle perverse du célibat masculin obligatoire
L’ampleur du phénomène est telle dans l’Église, sans commune mesure avec aucune autre institution, même si pour diverses raisons les chiffres ont considérablement baissé aujourd’hui (tout comme le nombre de prêtres), qu’on est en droit de s’interroger sur les raisons de ce désastre. La règle très spécifique du célibat masculin obligatoire pour l’accès au sacerdoce dans l’Église catholique, en dépit de son statut intouchable pour beaucoup, semble un élément du contexte à explorer… Les prêtres dont le célibat est la source de leur rayonnement devraient bien sûr conserver ce statut… Mais pour les autres pour lesquels il est source de cléricalisme abusif et de désordres de toutes sortes (mensonge, double vie, clandestinité, abus, autoritarisme et pouvoir, rigidité…), la possibilité initiale de ne pas choisir la voie du célibat modifierait bien des choses. L’implication de femmes à leur côté par l’altérité du sacrement de mariage modifierait la culture du secret… Enfin rien n’interdit aujourd’hui, contrairement aux affirmations de Jean-Paul II d’envisager l’accès de femmes au sacerdoce : ce serait une étape supplémentaire pour changer le visage de l’Église… Mais lui aussi serait insuffisant. C’est au fond le statut même de l’autorité et du pouvoir, donc celui de clerc, qui sont à interroger pour remettre véritablement tout laïc au cœur de sa responsabilité, de son charisme et de sa grâce baptismale…
Certes le célibat n’est pas la cause de ces perversions ni des actes qui en découlent dont se rendent responsables ces hommes d’Église… Mais il a pu entraîner le recrutement d’un certain nombre de personnalités pour lesquels la femme était source de peur, avec les enjeux d’une homosexualité très souvent constatée, dans les séminaires en particulier, et la recherche ultérieure d’un objet sexuel compatible avec cette immaturité… L’enfant devient alors une proie de choix dans le contexte d’une véritable culture de l’évitement d’une sexualité adulte… L’Église a, semble-t-il, ces dernières années considérablement fait évoluer ses critères de recrutement en la matière… Malheureusement, avec le renforcement d’un cléricalisme fondé sur l’autorité sacrée de l’ordre, elle n’évite pas désormais l’engagement en son sein de personnalités rigides, nostalgiques d’une place d’exception hors-sol qui les rend peu enclins à prendre en considération les véritables besoins humains et spirituels des femmes et des hommes de ce temps…
La pédophilie n’a rien à voir avec le statut marié ou pas de l’abuseur. En cela le mariage des prêtres ne règlera rien et le célibat n’est aucunement la cause de cette structure perverse de la personnalité. Par contre, le maintien pervers par l’institution de cette règle obligatoire du célibat, notamment dans le contexte de profonde mutation anthropologique et sociale à partir des années 60, n’a pu que favoriser chez des individus immatures, redoutant une sexualité adulte interdite, avec une prégnance homosexuelle souvent avérée, des passages à l’acte en direction de proies faciles et impuissantes à se défendre… D’où l’ampleur des faits répertoriés notamment au cours des années 60 à 80… Ensuite ce sont d’autres dérives du cléricalisme qui se sont mises en place, toujours dans un registre fréquent d’immaturité sexuelle et notamment dans une logique de quête identitaire effrénée chez certains d’une place d’exception fondée sur le caractère sacré et intouchable du statut envié.
Prendre en compte la mutation anthropologique
Dans un contexte sociétal en si profonde mutation depuis le milieu du XXe siècle, avec un rapport à la sexualité et un rééquilibrage entre les sexes totalement transformés, cette règle du célibat obligatoire est la source de bien des maux et des perversités. Les responsables de l’institution ecclésiale post Vatican II se sont accrochés à cette règle comme une bernique à son rocher, de peur de voir leur monde s’effondrer sous leurs pas. Ceci étant, ils n’ont pas pris la mesure de la mutation anthropologique irréversible et considérable dans laquelle nous nous trouvions dès lors engagés, ce dont toutes les positions controversées en matière de morale, à rebours des pratiques réelles de la majorité croyants, témoignent depuis un demi-siècle. Ces positions ne sont pas tenables par une institution que l’ampleur des scandales oblige désormais à revoir de fond en comble sa conception de l’homme sacré.
C’est à ce contexte d’injonction paradoxale entre normes d’Église et normes de société à laquelle se sont heurtés depuis les années 50 à 60 de nombreux prêtres. On dit que les injonctions paradoxales rendent fous : c’est vrai dans les familles ! C’est vrai aussi dans une institution comme l’Église. Ceux, très nombreux, qui en avaient la ressource sont partis… D’autres qui avaient véritablement la vocation au célibat ont tenu vaille que vaille leur engagement dans ce contexte beaucoup plus exposé. Un grand nombre enfin a composé avec la règle, choisissant selon leur maturité sexuelle de s’engager soit dans une relation avec une femme (ou un homme)- les plus nombreux -, ou malheureusement parce qu’ils avaient, pour certains, des tendances pédophiles, mais aussi simplement, pour d’autres, parce toute forme de sexualité adulte leur paraissait interdite ou redoutable, ont choisi la voie qu’ils pensaient la moins risquée de la perversité sexuelle à l’égard des enfants…
La maladie du pouvoir clérical
Ni le célibat ni le mariage n’apportent de solution en soi aux tendances incestueuses, pédophiles ou perverses des individus. Mais les règles perverses d’une institution idéalisant à travers des individus nécessairement faillibles la paternité spirituelle qu’elle prétend leur conférer dans ce contexte de crise tant de la paternité que de la place des hommes dans la société, transforme bien souvent en abus de conscience et de pouvoir cette puissance sacrée sur laquelle elle s’affirme fondée.
Désormais, parce que l’interdit social et judiciaire en matière de transgression sexuelle a drastiquement réduit les passages à l’acte à l’égard de mineurs depuis les années 80/90 (Cf. les faits la plupart du temps prescrits) – à noter que ce n’est pas l’Église qui a eu l’initiative – c’est à une autre forme d’emprise que donne lieu cette conception d’un cléricalisme sacré au-dessus du commun des membres du Peuple de Dieu ( ce que visait avant tout à modifier Vatican II). C’est une conception quasi intouchable du sacerdoce, dans le retour aux formes les plus sacrées de l’ordre et de l’exception, qui caractérise désormais les dérives de cette règle visant à mettre à part des hommes dont le statut, l’identité et la place dans le monde n’ont pourtant jamais été autant fragilisés. Qu’un sixième des séminaristes français soient actuellement formés par la communauté traditionaliste Saint-Martin en Mayenne en dit long sur la nouvelle emprise qu’est en train d’exercer sur l’Église de France ce cléricalisme sacré.
Il faut donc aller jusqu’à questionner la structure même du pouvoir sur laquelle repose l’architecture du sacrement de l’ordre dans l’Église catholique… Dans le cadre d’une anthropologie engagée désormais dans la recherche d’une autre manière d’assurer la « place du père » dans la société, cette « place d’exception » exclusivement réservée à des hommes célibataires ne saurait être tenue ? Hommes et femmes y sont désormais convoqués ensemble à inventer du neuf, en conjuguant leur part d’altérité assumée et reconnue, et sans prévalence en termes de pouvoir de l’un sur l’autre.
Reconsidérer la place des femmes et des laïcs
C’est un changement de structure qui est nécessaire ! Et pas seulement de bonnes intentions qui ne changent rien aux causes du mal… La réalité changerait tellement du tout au tout si l’on avait enfin le courage, refusé depuis un demi-siècle, de faire sauter quelques verrous et de changer des choses essentielles…
Une institution qui aurait eu le courage lors du Concile Vatican II de reconsidérer la place des femmes et des laïcs en son sein ne serait pas confrontée aujourd’hui à une telle dégradation de son image. Plusieurs manières de l’envisager ont alors été décrétées taboues, l’Église s’employant à les combattre contre l’avis d’une majorité de fidèles : beaucoup ont préféré la quitter. L’abandon des communautés de base, la possibilité d’ordonner des hommes mariés, toujours repoussée à plus tard, comme celle d’ordonner des femmes, définitivement exclue par Jean-Paul II, conduisent l’Église à une impasse. Dans ce contexte maintenu d’un cléricalisme étroit et de méfiance à l’égard des femmes et des laïcs, le profil rigide de beaucoup des rares candidats au sacerdoce aujourd’hui confirme ce repli stérile.
C’est l’affirmation même de l’altérité hommes-femmes au sein de l’Église, au-delà du rappel de stéréotypes figés prétendant s’appuyer sur l’Écriture, qui serait gage d’une santé et d’un équilibre retrouvés. Alors, les vieux démons d’un cléricalisme clos sur lui-même, dénoncés par le pape François lui-même, seraient repoussés. L’Église pourrait reconnaître son immense responsabilité dans la détresse et le désarroi actuels de tant de vies.
Heureusement, beaucoup anticipent déjà joyeusement ces manières d’incarner l’Évangile autrement, dégagées d’une structure ecclésiale dont la forme institutionnelle autoritaire, patriarcale et constantinienne ne saurait perdurer en l’état face aux mutations anthropologiques du monde depuis le milieu du XXe siècle…
Note :
[1] Directeur général retraité d’une association de protection de l’enfance, auteur et éditeur