Et si le conte du colibri n’était pas gnangnan…
Par Patrick Fischmann.
Le conte du colibri a été popularisé par Pierre Rabhi. Or, explique l’auteur de cette tribune, le conte originel ne portait pas un message humble et responsable, mais un appel à la radicalité et au courage.
Patrick Fischmann est conteur, écrivain, auteur des Contes des sages gardiens de la Terre (Seuil) et de L’Homme naturé (éd. Chez Nous).
La « part du colibri » chère à Pierre Rabhi est inspirée d’un conte. Le monde est en feu, le petit colibri va et vient, une goutte dans son bec, pour éteindre l’incendie. Beaucoup auront perçu un message humble et responsable. L’urgence, clamée par la métaphore dramatique de l’embrasement, passe une commande à la conscience de chacun de nous et de tous.
Les versions écologistes récentes ajoutent que c’est en voyant agir le colibri que chacun s’envole et « fait sa part », dans un goutte-à-goutte frugal et égalitaire. Rappelons-le, ce « chacun fait sa part » est une chose ajoutée, récente, privilégiant la sobriété du moineau, du petit, un antihéros, certes magnifique, mais qui fait ce qu’il peut avec ses petits moyens. L’énoncé contemporain se met tout naturellement au diapason d’une utopie épicurienne censée être économe et puissante (puisqu’elle côtoie les notions de « sobriété heureuse » et d’« insurrection des consciences »). Mais le conte-recette perd dans ces versions ses couleurs d’origine et le dynamisme qui caractérise les puissantes métaphores. À force d’être répété et tordu pour servir la cause, le conte du colibri perd sa part sauvage, il devient une caricature de sagesse, alors que l’urgence exige la puissance évocatrice du Fou. Car le colibri des contes n’a jamais été un antihéros, mais le passeur d’une extraordinaire vitalité. Sa part est torrentielle et nullement refrénée par sa sobriété. Il ne craint ni de se brûler les ailes ni d’aller courageusement au contact du feu.
Avant d’évoquer les mythes d’origine de ce conte et d’en venir à l’« envol du pélican », rappelons que le colibri est un super-pollinisateur naturellement prédisposé à accroître tant qu’il peut le nombre de grains de pollen qu’il peut saisir dans son bec. C’est cela, sa part : le plus possible. Selon les sources amérindiennes et africaines de ce conte, ce n’est pas la forêt qui s’est embrasée, mais l’Arbre de vie. Les San du Kalahari l’appelaient Heigig, l’Arbre-Monde qui brûla telle une torche. Les oiseaux fidèles protégèrent son cœur et son histoire, celle de ses créatures qui savent vivre en paix et se guérir elles-mêmes. C’est la légende source, transmise afin que les incendiaires qui rongent la terre puissent retrouver le chemin de l’Arbre de vie. Ici, seul le cœur échappe à la fournaise et c’est de lui que renaîtra la vie. Au commencement, content quant à eux les Mayas, était Che, l’Arbre sacré des anciens. Vint l’animal, Baalche, dont le nom désigne aussi l’homme : la « chose » de l’Arbre. Voilà la question cruciale : comment la chose réagit-elle quand l’Arbre s’embrase ?
On peut se demander pourquoi les versions écologistes récentes donnent dans le goutte-à-goutte et l’égalitaire. Le colibri suggère à chacun de faire sa part et non d’emporter la même quantité d’eau que lui ! Dans un conte, tout est symbolique : celui qui se tient dans le feu puise à sa propre rivière et sa propre nature répond à l’appel, selon son bec. Croyez-vous que le toucan et le pélican vont se retenir de jouer les Canadairs à l’appel du colibri ? Comment se fait-il qu’on n’attrape qu’une seule partie de l’allégorie ? Aurions-nous peur de porter, comme le fait l’oiseau-mouche, le plus que nous pouvons, peur d’aller le déverser au cœur de la fournaise, quitte à nous brûler ?
L’humilité perdrait ses bottes de sept lieux si elle ne se réjouissait pas à la vue de ces grands oiseaux aux poches pleines d’eau, déversant leur contribution torrentielle. Les zadistes, et d’autres grands volatiles, servent eux aussi et avec cœur sobriété heureuse et insurrection des consciences, mais ils répondent également avec leur propre métabolisme, leur radicalité et leur courage à l’appel tous azimuts de la conscience collective. Il y a donc un faisceau d’acteurs décisifs jouant chacun leur rôle, honorant dans leurs manières de danser, un changement crucial. Pour ce qui est de la résistance, méfions-nous des systèmes qui ne tiennent pas compte de la complexité du monde ou qui la sous-estiment. Veillons à ni adorer les tiédeurs inconscientes ni haïr, noircir ou normaliser les postures plus impulsives. Les allégories doivent évoluer comme les ruisseaux et les torrents doivent se rejoindre. Il faut avant tout sauver le cœur de l’Arbre et parce qu’aujourd’hui rien n’importe autant, oser incarner le Fou, nous précipiter vers les flammes et provoquer l’envol du pélican !
L’urgence collective réclame des becs à poches pleines. Pas la tiédeur d’un songe où une ondée bienfaisante pourrait étouffer l’incendie et contenir par sa résistance mesurée, égalitaire et généralisée, la barbarie qui tue cette planète. Il en faut plus : l’éveil du colibri doit soulever une nuée de pélicans qui protègent ardemment le cœur de l’Arbre. Nous n’allons pas tarder à mesurer leurs mouvements spontanés.
La fable du petit colibri doit être restaurée pour faire rayonner sa puissance symbolique. L’idée qu’un pélican s’envole dès qu’un colibri s’éveille est l’appel à une résistance beaucoup plus torrentielle : celle dont nous avons tant besoin !
L’oiseau-mouche ne faisait pas simplement de « son mieux » ni seulement « sa part »… Il volait de cœur en cœur et convoquait le grand torrent des becs. Seul à pouvoir éteindre la fournaise, Pélican reçut le message et s’élança vers la rivière. Quand il revint volant lourdement, il vida le contenu de sa poche sur les flammes. Une épaisse fumée noire s’éleva dans les airs. Un, deux, cent pélicans le suivirent… Une escadrille blanche dont chaque pompier était un jumeau né au cœur d’un oiseau… Les pélicans sortaient d’on ne sait où, ils s’élevaient du monde intérieur et ne comptaient pas les gouttes. Tout froissement d’aile, tout envol était contagieux et certaines poches ruisselèrent d’une eau qu’on ne connaissait pas… »
Extrait de l’Homme naturé
« NOUS ERRONS PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES FLOUES DE NOTRE TERRE NATALE »
La fable du Colibri et du Pélican est à retrouver dans L’Homme naturé, actuellement en précommande. Le livre est ainsi présenté par son auteur.
Nous nous sommes perdus. Pas dans une forêt profonde ni même au cœur des montagnes ou de la toundra. Peut-être alors nous serions-nous trouvés… Nous errons par-delà les frontières floues de notre terre natale, de notre sentiment d’appartenance et de notre intériorité.
Nous avons repoussé le cœur du monde aux environs de l’être : la Nature et notre nature sont passées en périphérie. L’errance nous a repoussés en lisière de nous-mêmes : nous sommes piégés dans les faubourgs lointains de Natura, bloqués et enfermés dehors, environnés de ce qui n’est plus nous…
Nous devons comprendre en toute clarté les motifs de la guerre menée contre la Nature… L’environnement est un mot malade.
Quand il sera guéri, nous lui trouverons bien un autre patronyme, un qui soit à la fois dehors, dedans, autour et au chaud. »
L’Homme naturé. Pour en finir avec « l’environnement », suivi de Colibris et Pélicans, de Patrick Fischmann, éditions Chez nous, janvier 2019, 20 €.
Source : https://reporterre.net/Et-si-le-conte-du-colibri-n-etait-pas-gnan-gnan