De la culpabilité à la responsabilité
Par José Arregi
Qui est coupable des maux du monde, de l’augmentation de l’émission de CO2, du changement climatique, de l’extermination de la faune, de la guerre au Yémen, des inégalités croissantes, des menaces extrêmes des biotechnologies et info technologies, de la puissance abusive de Google, Facebook, Apple et Amazone et du fait que l’avenir pourrait se trouver bientôt hors de notre contrôle ? Le coupable n’est personne. Ou Personne serait le coupable, mais qui est Personne ?
Oui, nous le savons, c’est l’économie néo-libérale du « sauve-qui-peut », cette « libre » compétition universelle et inégale, responsable du fait qu’ils sont de moins en moins nombreux ceux qui s’enrichissent de plus en plus et de plus en plus nombreux ceux qui gagnent de moins en moins pour vivre. Mais qui est « l’économie néo-libérale », le système aveugle et prédateur qui asphyxie la vie sur la planète ? Nous le sommes tous, plus ou moins, mais au fond personne.
Qui est coupable de doctrines assassines, de guerres de drapeaux, de viols, de la violence de genre, de la marginalisation de la femme, de l’homophobie ? Ce sont les préjugés, la culture, les croyances, les idéologies, les institutions. Ce n’est Personne.
Qui est coupable de nos haines, jalousies, appât du gain, envies, peurs et angoisses, cause de presque tous les maux de la Terre ? Personne ne l’est. Ce sont les gènes, l’éducation reçue, les abus et les carences soufferts dans l’enfance, l’exclusion, la misère, l’abandon. Ce sont les neurones, les hormones, le manque de sérotonine, le déficit de dopamine. C’est la biochimie. Les algorithmes. Ou le hasard, ou la nécessité. Ou, simplement, nous ne savons pas. Une chose est sûre : personne n’a choisi ce qui en dernière instance nous fait être ce que nous sommes et nous fait faire ce que nous faisons.
Et alors ? Nous resterons où nous sommes, en faisant ce que nous faisons ? Nous laisserons l’histoire à sa dérive, renonçant à un autre futur ? Non. Il ne suffit pas de dire «ce n’est pas moi, je suis innocent », ni de chercher le coupable et de le punir, ni de laisser tout en l’état parce que personne n’est coupable. Reste-t-il quelque chose ? Il reste la responsabilité au-delà de la culpabilité, au-delà des tribunaux, aussi nécessaires soient-ils, au-delà des sentences absolutoires ou condamnatoires, au-delà des peines et des châtiments qui n’humanisent personne.
Le livre biblique de la Genèse raconte qu’Adam et Ève, c’est-à-dire, « Terre » et « Vivante », furent créés par Dieu immaculés, indemnes et immortels, et furent mis dans un paradis d’harmonie dans lequel rien ne leur manquait. Mis à part le fait que Dieu leur interdit de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire, de se croire le critère ou le maître absolu du Bien et du Mal, parce que cela les entraînerait à tuer et à mourir, comme cela leur arriva ensuite. Mais, soudain, sans aucune explication, un serpent (autant dire « personne » ou « nous ne savons ni qui ni pourquoi ») les séduisit, et ils mangèrent. Et tout se gâta : ils se virent nus, eurent honte l’un devant l’autre, et commencèrent à se disculper et à s’inculper : « Ce n’est pas moi », « Ça a été Ève », « Ça a été le serpent ». Ils auraient pu dire « ça a été Dieu », si Dieu avait été le Seigneur Suprême qu’on a imaginé, celui qui avait créé le serpent et les avait ensuite expulsés du paradis. Dieu a été appelé parfois « Tout » parfois « Personne ». Dieu est la voix qui te dit : « Tu n’es pas coupable, ni Dieu ni Personne ne te punira, mais ne te punis pas ni ne punis personne, Personne. Prends soin de toi, prends soin de ton prochain, prends soin de la Terre, de la Vie. Réponds du mal, sois responsable ».
C’est une belle mythologie. Le mal veut que les mythes deviennent des dogmes auxquels il faut croire à la lettre. Par exemple, le mythe du péché originel impulsé par Saint Augustin (IV-Ve siècles). Ce dogme dit que nous naissons tous avec la culpabilité et le châtiment d’Adam et Ève, raison pour laquelle nous souffrons et nous mourons. Nous sommes coupables de faire le mal que nous ne voulons pas et coupables de ne pas faire le bien que nous voulons, et coupables de ce que le monde aille comme il va. Nous naissons tous coupables et condamnés, sauf une : Marie de Nazareth, la mère de Jésus. Elle seule, par une singulière faveur divine, fut conçue et naquit immaculée, sans faute ni châtiment, sans « péché originel ».
Nous les catholiques l’avons célébré hier, Fête de l’Immaculée Conception. Mais qu’avons-nous célébré ? Non pas ce que dit à la lettre ce dogme, aussi absurde que celui du péché originel, et que tous les autres. Le dogme de l’Immaculée, en sa littéralité, fait ressortir notre culpabilité universelle et, tout particulièrement, la culpabilité de la femme : il fait de Marie la femme idéale, parfaite, la femme irréelle et inatteignable, Nouvelle Ève désincarnée. Face à elle, la femme réelle, de chair et d’os, ne peut que se sentir indigne et coupable, méritant d’être soumise, Ève pécheresse des origines, Ève tentatrice, Pandore de tous les maux.
Non, amis, ce n’est pas ce que nous avons célébré. Dans la personne de Marie, nous avons célébré notre réalité charnelle, contradictoire, ouverte. Nous ne sommes pas coupables ni ne sommes condamnés. L’Ange de la Vie te dit comme à Marie : « Non, tu n’es pas coupable, personne ne doit te punir. Tu es béni, tu es terre fragile et bénie, pleine de grâce. Prends soin de la grâce de ton être. Et bien que tu ne sois pas coupable, fais-toi responsable du mal que tu fais, du bien que tu ne fais pas et même du mal dont tu souffres. Comme Marie tu le peux, sans être parfait ni immaculé, comme Marie ne le fut pas non plus ».
Source : http://blogs.periodistadigital.com/jose-arregi.php/2018/12/10/de-la-culpa-a-la-responsabilidad
Traduit de l’Espagnol par Rose-Marie Barandiaran