Jésus pour le XXIe siècle
À la suite de la lecture de son livre « Être chrétien dans la modernité », nous avions bien apprécié la rencontre et le débat avec Jacques Musset en janvier 2012. L’ouvrage de J. S. Spong (Éditions Karthala) dont le titre « Jésus pour le XXIe siècle » est la traduction française du titre original : « Jesus for the Non-Religious – Recovering the Divine at the Heart of Human » (Jésus pour les non-religieux – Retrouver Dieu au cœur de l’humain) a suscité parmi nous un intérêt similaire. Ces auteurs nous appellent avec insistance à nous réapproprier notre foi chrétienne : la dégager de tout ce qui obscurcit le message évangélique devient un enjeu vital devant le fossé qui se creuse entre l’Institution et ses dogmes et le développement des connaissances. Le Monde des Religions titrait récemmentun article consacré à l’ouvrage de Spong : « Le catholicisme risque de disparaître d’ici 50 ans ».
Le projet d’une rencontre pour débattre de l’ouvrage de Spong est né ainsi au sein du Groupe Evangile et Société-Parvis, à l’initiative de NSAE ; la rencontre à laquelle ont participé une quarantaine de personnes s’est déroulée à Vierzon, lors du premier week-end de juillet 2014 ; le groupe NSAE-Cher en a assuré l’organisation et Guy Lecomte, de l’Association culturelle Marcel Légaut (ACML), l’animation.
Le compte-rendu qui suit est écrit à partir de notes prises pendant la rencontre, avec l’aide d’un recours à l’enregistrement et la reprise des passages du livre cité par l’animateur au cours de son exposé.
Un livre qui ne peut pas se lire à la légère, dans la lignée de « Un autre christianisme est possible » de Roger Lenaers ou « Être chrétien dans la modernité » de Jacques Musset. Tous suscitent des réactions divergentes. Dans le monde complexe où nous sommes, avec ses clivages, le monde qui se dit chrétien est loin d’être unifié. Les luttes religieuses sont virulentes (voir le chapitre 21 de Spong « Les sources de la haine religieuse »), et dépassent les implications politiques ; elles touchent à des questions de vie : les personnes engagées dans des options religieuses y jouent leur vie. Spong a reçu des menaces de mort ; ce fut déjà le cas de Jacques Duquesne à la suite de sa « Vie de Jésus » qui n’avait pourtant pas le même impact que celui-ci.
Ce livre illustre une crise, au sens positif du mot : on verra ce qui reste à construire, s’il est vrai que Spong démolit pas mal de choses. Quel chemin ouvert vers l’espérance ?
Plan de l’exposé de Guy Lecomte, qui sera interrompu régulièrement et spontanément par les questions, remarques et débats.
I – L’auteur
II – Le livre (présentation rapide)
III – Les recherches exégétiques avant Spong
IV – Le développement du livre
V – Les critiques, ce qui reste à construire, quel chemin vers l’espérance
I – L’auteur
Pendant plus de 30 ans, évêque de l’Église épiscopale (tradition anglicane) des États-Unis.
Grand connaisseur de la culture et de la spiritualité hébraïque. Aux États-Unis, il est considéré comme un penseur de tout premier plan et, dans la bouche de certains, comme un prophète moderne. Il a du succès et suscite l’hostilité (cf. p. 242) « Au cours des conflits auxquels je me suis trouvé mêlé pendant ma vie, les niveaux d’hostilité que j’ai été forcé d’absorber ont trop souvent dépassé l’entendement. Il y a eu des courriers haineux pleins de fiel et de vitriol, des coups de téléphone abusifs, il y a même eu des menaces contre le bien-être de membres de ma famille. J’ai compté seize véritables menaces de mort à mon encontre, qui ne pouvaient pas être prises à la légère ».
Comme évêque, il voit que les fidèles sont de moins en moins nombreux et que la divergence entre la société et les églises va croissant.
Il est engagé dans la lutte contre le racisme, le sexisme, l’homophobie.
Il est peu connu en France, mais un de ses livres « Why Christianity must change or die » (Pourquoi le christianisme doit changer ou mourir), publié en 1999, a été diffusé et traduit au sein du groupe Légaut de Dijon. C’était déjà un cri d’alarme. Et le sous-titre de celui-ci « Se réapproprier le divin au cœur de l’humain » indique bien sa motivation principale. Voir p. 19 : « Qu’est-ce qui me pousse à vouloir détacher de Jésus de Nazareth les couches superposées de miracles, de formulations des Credo et de la mythologie antique ? La réponse est bien simple : je suis un chrétien. En tant que chrétien, je vis dans le giron d’une foi qui affirme que c’est au cours de la vie de Jésus que Dieu a été rencontré, reconnu comme tel et adopté. Mon sens d’identité le plus profond est fondé sur cette conviction. » Un peu plus loin : « l’autre raison est que ma conviction est que nous sommes en train de vivre la fin de l’ère chrétienne. (…) Je ne veux pas adorer un Dieu que je ne puisse remettre en cause, ni être loyal à une tradition qui exige que j’adhère à des connaissances scientifiques périmées. Étant quelqu’un qui brûle d’être un croyant, je ne peux plus apporter de crédibilité à de nombreuses choses qui ont été dites à propos de Jésus au cours de l’histoire. »
Il sait qu’il va heurter et exhorte à ne pas refermer le livre avant d’avoir lu son argumentation.
II – Un livre-événement (présentation rapide)
Plus de 300 pages, facile à lire, bien construit. Très sérieusement étayé par des références bibliques très fréquentes ; à lire avec la Bible à côté. Spong est un grand connaisseur du monde juif et de la spiritualité rabbinique. Nous verrons plus loin que ce livre se situe dans la suite de la longue histoire de la recherche religieuse en France et en Allemagne. On est dans la tradition de la « mise en examen », comme disait Montesquieu. De cette mise en examen, deux exemples :
– Sortir du monde dualiste
Lire p.12 et 13 : « L’orthodoxie, qui signifie par définition ‘‘la façon correcte de penser’’ a toujours imaginé un monde dualiste divisé entre la nature et un monde spirituel, entre le corps et l’âme, entre l’humain et le divin. Cette conception n’existe plus ; les tentatives de réconcilier l’humain avec le divin sont devenues par conséquent inopérantes. C’était cette orthodoxie qui entraîna la perte de l’humanité de Jésus pour les chrétiens. (…) C’est alors que je sentis que le nouveau point de départ, dont le christianisme avait si visiblement besoin, consistait pour les croyants à sortir du débat entre le divin et l’humain de Jésus. »
– Le mot « Dieu » est piégé.
Page 23 : « Jésus la face familière, mais néanmoins humaine du mystère ultime que j’appelais Dieu ».
L’ouvrage est structuré en 3 parties :
1- Séparer l’homme Jésus du mythe : c’est la partie la plus longue, en 11 chapitres. Spong a bien conscience d’entreprendre un travail d’élucidation qui est grave, une clarification qui va susciter des réactions de refus chez certains lecteurs qui y verront une entreprise de démolition à quoi Spong répond par avance (p.27). « Mon but n’est pas de détruire Jésus ! Mais bien de détruire les couches de béton durcies par le temps qui l’ont emprisonné. » Il est vrai cependant qu’il y a de quoi être choqué !
Premier bilan p. 81 à propos des miracles : « Je ne peux dorénavant plus prétendre que le Dieu surnaturel et théiste d’hier est réel, qu’il est en attente d’une occasion pour intervenir miraculeusement dans l’histoire de l’humanité. Par conséquent, je ne peux plus vivre comme si les histoires de miracle qui entourent Jésus dans les évangiles pouvaient être considérées comme s’étant réellement et historiquement passées. »
La lecture de ce passage a entraîné un débat parmi les participants, certains laissant une place au surnaturel ou, à tout le moins, au mystère. Ces divers points de vue se sont trouvés d’accord cependant sur le fait que les miracles ne sont pas la source de la foi, avec référence à la fin du même paragraphe : « Si, afin d’être chrétien je dois prétendre que ce cadre de référence prémoderne est toujours valable, alors en ce qui me concerne, l’honnêteté écrasera la foi. »
Bilan de cette première partie p. 143-144 : « L’interprétation à la lettre de l’histoire de Jésus qui a duré pendant des siècles d’incompréhension, a brisé sa coquille. Ses morceaux s’étalent devant nous. (Suit une énumération impressionnante, voir plus loin). Tous ces détails ont été créés par une communauté de gens qui, individuellement et en groupe, ont vécu l’expérience qu’ils croyaient être celle de Dieu dans cette vie humaine qui s’appelait Jésus de Nazareth. Leur façon d’exprimer cette expérience a dès lors évolué dans son expression.. Celle-ci fait des suppositions que nous ne pouvons pas faire. Elle utilise des modes de pensée que nous ne pouvons pas emprunter. L’explication traditionnelle de l’expérience de Jésus est en train de mourir. (…) Toute explication meurt quand meurt son époque. Toutefois, la mort de l’explication ne signifie pas la mort de l’expérience. »
Nouveaux débats au sein du groupe
– Cette déconstruction n’est pas nouvelle.
– Quid des personnes qui seront choquées et qui sont cependant de bonne volonté, avec une théologie qui en définitive n’est pas si importante que ça ?
– La foi est-elle réservée à ceux qui ont des connaissances ? Les petites gens expriment leur foi, leur attachement à Jésus et ne sont pas troublés par des débats intellectuels.
– « Comment le cœur peut-il être réchauffé si l’esprit est violé ? »
2- Le portrait de Jésus (7 chapitres) : comment s’est constituée la tradition orale qui a précédé pendant 40 ans les écrits de Paul jusqu’à l’évangile de Jean. 40 années pendant lesquelles les souvenirs de Jésus ont été transformés, utilisés.
3 – La vie de Jésus revisitée (7 chapitres), dont en particulier le chapitre 20, le plus important « Quel est le Dieu rencontré en Jésus ? » et le chapitre 21 « Les sources de la haine religieuse ».
III- Quelques données historiques de la recherche exégétique avant Spong
Lire la postface de Jacques Giri (p. 315) « L’ouvrage de John Shelby Spong que l’on vient de lire s’inscrit dans une tradition presque aussi ancienne que le christianisme lui-même puisque, dès les premiers siècles de notre ère, des membres de ce qui était appelé la Grande Église ont considéré que la lecture littérale des textes fondateurs, qui était proposée aux fidèles par les chefs de leurs communautés, ne leur semblait pas satisfaisante. Ils ont proposé une interprétation différente de ces textes et constitué des communautés séparées qualifiées d’hérésies. Tout au long de l’histoire des Églises, ce besoin d’ajuster leur enseignement aux exigences du temps s’est manifesté. Il a engendré des crises, des séparations souvent violentes, mais on peut dire que le christianisme a, plus ou moins bien, réussi son adaptation aux changements intervenus dans les diverses sociétés qui l’ont accueilli puisque, près de deux mille ans après sa fondation, il est resté vivace dans une grande partie de la planète. »
A-t-il raison ? De façon générale, le fossé qui sépare les Églises des populations dans lesquelles elles sont implantées ne cesse de s’élargir. Spong, pendant les 30 ans où il a été en fonction dans le New Jersey, constate que c’est là où le niveau culturel est le plus avancé que le fossé Église-société ne cesse de grandir. Ce qui est désastreux pour l’avenir de la foi chrétienne.
Depuis le Concile de Trente, des premières formulations de la doctrine, la société n’a cessé d’évoluer. Les Églises ont continué à enseigner l’histoire de Jésus en la figeant dans un corpus de doctrines affirmées comme des vérités définitives, sans tenir compte du développement des sciences, et en particulier des sciences humaines. L’Église a du mal à suivre…
Le point d’aboutissement de Spong va plus loin que les travaux entrepris jusqu’ici pour examiner les textes bibliques, ces textes qui sont le socle sur lequel s’est établi le christianisme. Il est utile ici de rappeler l’histoire de ces recherches en Europe occidentale et particulièrement en Allemagne.
Dans le cas de la France, avant Renan, avant Loisy, avant Teilhard de Chardin – tous condamnés et les deux premiers excommuniés – il faut citer dès le 17e siècle Pierre Bayle, fils de pasteur converti au catholicisme, et Richard Simon, prêtre oratorien. Tous deux ont laissé une œuvre et marqué en leur temps une avancée dans le domaine des sciences religieuses. L’Histoire critique du Vieux Testament de Richard Simon a fait du bruit, mais le livre a été détruit par ordre de Louis XIV, en fait, sur décision de Bossuet et de l’institution romaine (collusion courante entre le politique et le religieux). Ces deux chercheurs soucieux de vérité historique étaient en avance sur leur temps. Leur entreprise critique est de même nature que celle de Spong.
On trouve dans la crise moderniste tous les éléments qui sont développés par Spong. On est dans le contexte de la fin du 19e siècle, où la science historique et exégétique connaît des avancées spectaculaires. Apparaissent des méthodes nouvelles et efficaces en archéologie et en analyse des textes qui permettent aux chercheurs de faire la part de ce qui est historique et de ce qui relève du symbole, de l’allégorie, voire du mythe. C’est exactement le décryptage auquel se livre Spong, sans connaître ces travaux faits avant lui, en repérant comment les textes de l’Ancien Testament ont été utilisés pour élaborer la vie de Jésus telle qu’on la trouve dans les Évangiles (cf. la deuxième partie du livre).
Spong connaît par contre très bien les travaux des philologues, psychologues et historiens allemands qui sont à la pointe de la recherche exégétique. C’est en Allemagne que l’avancée des travaux sur l’histoire des textes évangéliques a été la plus spectaculaire, à la fin du 19e siècle, avec Ludwig Feuerbach (« Essence du christianisme » en 1841) et, en 1835 la « Vie de Jésus » de David Strauss et surtout avec Adolph Harnack, professeur d’Écriture sainte à l’université de Berlin, qui entend suivre une démarche purement historique. Son livre « Naissance du christianisme » publié en 1900 fait grand bruit en Allemagne puis en France dès qu’il est traduit. Comme Spong, Harnack a entrepris de décaper le message chrétien enfoui sous des couches de constructions dogmatique, doctrinale, et cherche à retrouver la simplicité du message originel de Jésus. Il pense que la dogmatique chrétienne enseignée dans l’Église catholique a été élaborée à partir d’écrits anciens hébraïques.
En France, Alfred Loisy, érudit de même niveau, prêtre, professeur au Collège de France, entreprend de réfuter les thèses de Harnack. Mais pour cela il doit se placer sur le même terrain, celui de l’historicité, qui est justement interdit par l’institution. Le contexte est celui d’une grave crise de l’Église de France. La société occidentale est entrée dans la modernité et marquée par une formidable avancée de la science, y compris dans le domaine des sciences humaines, et on assiste à la naissance des sciences religieuses. La France est en retard dans ce domaine et l’Église catholique qui se méfie de la sociologie et de l’exégèse se trouve dans une situation de perte d’autorité et de prestige, mise en évidence au congrès ecclésiastique de Reims, en 1896. C’est dans ce contexte que Loisy écrit en 1902 son ouvrage « L’Évangile et l’Église ».
Harnack et Loisy, l’exégète protestant et l’exégète catholique, entendent se situer l’un et l’autre sur le terrain de l’histoire objective. Et il arrive alors que Loisy, en voulant réfuter les arguments de Harnack, fait ressortir des points d’accord sans l’avoir voulu, du simple fait de la méthode utilisée. Pour l’autorité romaine, Loisy est contaminé par l’esprit de libre examen. En septembre 1907 Pie X dénonce les erreurs du modernisme dans l’encyclique Pascendi ; Loisy est appelé à s’y conformer, refuse et est excommunié le 7 mars 1908. Pie X promulgue en 1910 le serment antimoderniste, qui fera les dégâts que l’on sait (et finalement supprimé en 1967 par Paul VI).
IV- Analyse détaillée de l’ouvrage
La démarche est précisée dans l’avant-propos : ce dont le christianisme a besoin, c’est de sortir du débat entre le divin et l’humain de Jésus. Elle est fondée sur la recherche historique et Spong pose la question : « La foi en Jésus peut-elle cohabiter avec l’ignorance de sa réalité historique ? » Le reproche qui a été fait aux modernistes d’être des intellectuels secs, soumis à la raison, qui n’approchent pas le « Dieu sensible au cœur » de Pascal, peut-il être fait à Spong ? Celui-ci s’en défend (p. 26) : « La réalité spirituelle que nous recherchons dans la postmodernité ne peut être découverte en l’absence d’esprits éclairés, mais cette réalité ne pourra pas non plus être découverte en l’absence de cœurs grands ouverts. (…) Il y a quelque chose de sécurisant à se laisser aller à la fantaisie de ‘’vérités intangibles’’, ou à vivre une vie tellement repliée sur elle-même qu’elle ne peut pas aller au-delà des explications qui furent les vérités d’hier. Mais un Dieu qui n’est pas sérieusement remis en cause n’est pas bien adoré. »
Première partie – Séparer l’homme Jésus du mythe
« Il n’y avait pas d’étoile au-dessus de Bethléem »
Abordant le second des dix chapitres de la remise en cause des « mythes », la confrontation avec le texte de Légaut « Méditation pour une veillée de Noël », reproduit ici, nous ouvre sur une convergence, mais avec une plus grande profondeur spirituelle chez Légaut :
La connaissance que la science atteint pas à pas du réel le montre d’une dimension et d’une complexité jusqu’alors insoupçonnées au point qu’il n’en devient concevable que de façon abstraite qui va peut-être devoir se jouer de perspectives contradictoires. […]
En dépit de l’appareil théologique et miraculeux dont les Écritures entourent la naissance de Jésus, celles-ci (ces traditions) conçues à la dimension du monde connu jadis dissimulent à ce chrétien l’importance capitale de l’événement, sans mesure du réel dont finalement l’histoire humaine n’est qu’une péripétie particulière où la conscience émerge. Elles l’empêchent de croire en Dieu autrement que par religion naturelle. […]
Avec les progrès de la science, les changements des conditions de vie, le bouleversement des univers mentaux qui s’ensuivent, ce qui a aidé à former utilement les générations chrétiennes depuis 20 siècles est-il encore vraiment en mesure d’avoir aujourd’hui l’efficacité de jadis ? Le peut-il même auprès des êtres qui s’efforcent de se comporter comme par le passé et se refusent systématiquement à l’action critique qu’exige l’honnêteté de l’esprit ? Cette action critique, impitoyablement décapante par les purifications qu’elle impose, est d’une fécondité irremplaçable. Elle a à s’exercer le long d’un cheminement qui se montre comme un véritable exode dont on ne voit pas le terme, au point que cela donne le vertige à beaucoup et les fait retourner sur leurs pas [à rapprocher du « abandonner la lecture » mentionnée par Spong].
Cet esprit critique n’est-il pas inséparable de l’esprit fondamental qui pousse l’être de droiture et de courage à s’attacher au vrai, quelles que soient les conséquences pour lui, sachant de foi que celles-ci lui seront vivifiantes même si elles se montrent crucifiantes ?
Jadis, sous l’autorité des Écritures alors reçues comme parole de Dieu ou encore enseignées comme révélation garantie par l’autorité et la véracité de Dieu, les siècles chrétiens se sont arrêtés avec ferveur sur les conditions extraordinaires de la naissance du Christ que racontent les Évangiles. Si de la sorte ils ont vécu de façon tout à fait authentique de leur croyance, s’ils ont été ainsi en mesure d’aider leur foi à se perpétuer à travers les générations, (car c’est du mouvement de foi que ces croyances tiraient implicitement leur rigueur), cependant cette foi restait enveloppée de langes [Spong parle de couches de béton].
« Les miracles de la nature, une manière symbolique de parler de Jésus »
On note dans ce chapitre la réflexion sur la « conception théiste de Dieu » (et son rejet). Lire p. 80 :
« Quand des gens se mettent à poser des questions pour savoir comment fonctionne la prière, en fait ils font remonter à la conscience l’ancien système de sécurité basé sur une déité surnaturelle capable d’agir sur les lois de notre monde, dont l’absence effraie si profondément de nombreux humains. […] Je pense que le temps est venu pour nous de faire preuve d’une honnêteté rigoureuse. Quant à moi, je ne peux dorénavant plus prétendre que le Dieu surnaturel et théiste d’hier est réel, qu’il est en attente d’une occasion pour intervenir miraculeusement dans l’histoire de l’humanité. Par conséquent, je ne peux plus vivre comme si les histoires de miracles qui entourent Jésus dans les évangiles pouvaient être considérées comme s’étant réellement et historiquement passées. Je ne peux plus croire qu’il y ait eu des exceptions aux lois qui gouvernent l’Univers. Dans le monde dans lequel j’habite, les miracles ne se produisent pas; des soi-disant invasions surnaturelles qui violent les lois de l’Univers ne sont que pures illusions. Les cieux ne s’écartent pas pour laisser s’écouler le Saint-Esprit du Dieu qui vit au-dessus du ciel. L’eau n’est pas changée en vin pour satisfaire la soif des hôtes à un mariage. L’épilepsie n’est pas guérie en chassant des démons. Les sourds-muets ne sont pas guéris en libérant la langue des malades de l’emprise des démons. Les morts ne sont pas ramenés à la vie au quatrième jour après l’enterrement (dans le cas de Lazare), ni même au troisième jour (dans le cas de Jésus). Et finalement, on ne quitte pas le monde d’ici-bas en s’élevant vers les cieux sans l’aide de la propulsion par fusées à réaction.
Si, afin d’être un chrétien, je dois prétendre que ce cadre de référence prémoderne est toujours valable, alors en ce qui me concerne, l’honnêteté écrasera finalement la foi. Je ne peux plus être un croyant, tout au moins dans le sens traditionnel du terme. Pourtant, après avoir dit tout cela, je reste un chrétien engagé. Je reste toujours convaincu de la vérité trouvée dans cette réalité ultime que j’appelle Dieu, et je vois toujours en Jésus la plénitude de Dieu et de l’humanité. Cela signifie que je suis arrivé à un stade de ma vie de chrétien auquel je n’ai plus besoin d’un Dieu faiseur de miracles pour m’amener au culte. En fait, une telle conception de Dieu me ferait plutôt abandonner ma foi. »
Dans un entretien avec Gilles Castelnau, Spong répond à la question : « Qu’est-ce que concevoir Dieu de manière théiste ? »
« Le théisme, c’est la manière la plus primitive et ancienne de concevoir Dieu. Il définit Dieu comme un être d’une puissance surnaturelle, extérieur à notre vie, demeurant quelque part au-dessus du ciel et intervenant périodiquement dans l’histoire pour y accomplir sa propre volonté. Ce sont des images que l’on trouve fréquemment dans la Bible. Dans les textes théistes, Dieu est décrit comme contrôlant les éléments, faisant intervenir le déluge pour détruire toute vie sur la terre entière et dont seuls Noé et sa famille furent sauvés, ce qui ne pousse guère à l’adoration. Cette conception correspond à une divinité tribale.
Il est plus juste de définir Dieu comme :
– la source de la vie qui irrigue chacun de nous,
– la source de l’amour qui nous rend humains,
– le fondement de l’être qui nous réoriente et nous rend capables d’être tout ce que nous pouvons être. »
Au cours du débat qui suit sur l’ensemble de ces « démolitions » :
– retour sur les miracles : Spong est trop « carré », Jésus fut un guérisseur.
– Cette « démolition » est déjà bien connue : cf. par exemple le livre de Francis Dumortier « Les Évangiles de l’enfance / récits historiques, mythiques ou symboliques ? » (éditions Golias)
– Une question posée sur la résurrection du Christ au centre de la foi renvoie à un débat entre Marcel Légaut et François Varillon (Débat sur la foi, DDB, 1972). À Varillon qui l’interrogeait : « Est-ce que vous affirmez avec Saint Paul que si le Christ n’est pas ressuscité notre foi est vaine ? », Légaut répond « Je voudrais demander à Saint Paul ce qu’il entend par ce mot “ressuscité”. Si c’est le fait que les disciples ont vu un Jésus objectivement ressuscité comme ils ont vu Lazare ressuscité quelques jours avant, je ne suis pas d’accord. Si au contraire, l’affirmation de Saint Paul consiste à dire que Jésus est vivant maintenant et que si Jésus n’était pas vivant maintenant, “notre foi serait vaine”, je suis d’accord avec lui. » Renvoi fait aussi à Spong (p. 143) « L’histoire de Jésus, y compris la narration de sa résurrection, est une invitation à voyager au-delà des limites humaines, au-delà des conceptions humaines, dans la réalité d’une expérience que nous appelons Dieu, qui n’est pas au-dessus du ciel, mais qui se trouve au contraire dans les profondeurs de la vie. » Ceci, juste avant le terrible bilan : « La première étape de notre voyage de la foi, l’élimination des distorsions dans la manière dont nous avons cru comprendre la vie de Jésus, est à présent terminée. L’interprétation à la lettre de l’histoire de Jésus, qui a duré pendant des siècles d’incompréhension, a brisé sa coquille. Ses morceaux s’étalent devant nous en une profusion effrayante. Jésus naquit à Nazareth d’une manière parfaitement normale. Sa mère n’était pas l’icône de la pureté virginale. Son père terrestre, Joseph, a été une création littéraire. Sa famille pensait qu’il était déséquilibré. Il n’a probablement pas eu douze disciples masculins. Ses disciples étaient des hommes et des femmes. Il ne donnait pas d’ordres à la nature. Il n’a pas donné la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, ni la santé aux paralytiques et aux infirmes, dans un sens concret, littéral. Il n’a pas ressuscité les morts. Il n’y a pas eu de Cène, de dernier souper au cours duquel le pain a été identifié à son corps brisé, ni de vin assimilé à son sang qui se répandait pour symboliser la prédiction de sa mort. Il n’y a pas eu de trahison en relation avec sa mort. Il n’y a pas eu de foule ricanante, ni de couronne d’épines, pas de derniers mots sur sa croix, pas de brigands crucifiés avec lui, pas de cri de soif et pas d’obscurité en plein jour. Il n’y a pas eu de tombeau, pas de Joseph d’Arimathée, pas de tremblements de terre, pas d’anges qui auraient dégagé la pierre tombale. Il n’y a pas eu de corps ressuscité qui aurait émergé de cette tombe au troisième jour, pas d’attouchements des blessures de Jésus; il n’a pas révélé les secrets des Écritures. Et finalement, il n’y a pas eu d’ascension vers des cieux qui existeraient par-dessus le ciel.
Deuxième partie – Les portraits de Jésus.
Spong explicite son propos (p. 147) « Je regarde le déclin et la mort des conceptions religieuses d’hier comme une opportunité de croître, de pénétrer dans un nouveau sentiment de conscience, d’explorer des voies nouvelles pour parler de l’expérience de Dieu. Je découvre une liberté vivifiante à reconnaître que la naissance virginale n’a rien à voir avec la biologie, que les miracles du Nouveau Testament ne sont pas à confondre avec une intervention surnaturelle, que la Résurrection n’a rien en commun avec une résurrection physique, et que la croyance en la divinité de Jésus ne peut pas être identifiée à l’invasion d’une déité externe dans le monde humain. Je suis ravi de découvrir que le théisme ne concerne pas plus la nature de Dieu qu’il n’est une négation de ce qu’est Dieu. Je suis exalté de discerner que le théisme n’est rien de plus qu’une définition humaine de Dieu et qu’il est souvent devenu la négation de cette définition. Je ne crois pas que la foi en Dieu soit bien servie quand on s’accroche à la perversion de certaines explications du passé. J’ai la conviction que le fait d’écarter les interprétations littérales du passé offre une opportunité d’explorer enfin réellement l’histoire de Jésus, et je suis impatient d’entamer cette tâche. »
La thèse de Spong est que les évangélistes, en relatant ou cherchant à relater ce qu’ils avaient vécu, ont appliqué aux souvenirs qu’ils en avaient leur connaissance des textes anciens. Il fait un travail très approfondi et très fouillé pour montrer qu’il y a dans les évangiles des traces de textes anciens ; ceux qui les ont écrits étaient pénétrés de ces textes. « Les disciples de Jésus allaient aux synagogues en tant que juifs pratiquants et, sabbat après sabbat, année après année, ils écoutaient la lecture des saintes Écritures hébraïques. Ils se souvenaient des paroles de Jésus et leurs yeux s’ouvraient à l’expérience de Jésus telle qu’elle était illuminée à la fois par la lecture des saintes Écritures hébraïques et par le culte juif. Ils modelaient leurs souvenirs en prenant appui sur les divers éléments de leur culte collectif, jusqu’à ce que l’expérience de Jésus leur semblât ajustée et leur devint compréhensible. (…) Aujourd’hui les gens demandent ‘’les choses décrites dans les évangiles se sont-elles réellement passées ainsi ?’’, question à laquelle la réponse correcte serait ‘’oui et non’’, une dichotomie qui ferait de nous en fin de compte soit des littéralistes prenant les mots dans leur sens étroit, soit des gens qui abandonnent la religion. En fait, la bonne question pour avoir accès à cette ancienne tradition est : Qu’y avait-il à propos de Jésus de Nazareth qui fit que ses disciples originaux l’enrobèrent des histoires sacrées de leur passé juif ? Et qu’à cette fin, ils amplifièrent les histoires des antiques héros hébreux jusqu’à ce qu’elles deviennent assez grandioses pour leur permettre de communiquer ce qu’était l’expérience qu’ils avaient ressentie en ce Jésus. » (p. 161)
Débat : Ce n’est qu’une interprétation. L’hypothèse paraît bonne. On comprend qu’ils étaient remplis des références à ces textes. Les utilisaient-ils uniquement pour comprendre ou, autre hypothèse proposée, pour gagner dans le rapport de forces à établir au sein du judaïsme ? Ont-ils « muri leurs souvenirs » aussi longtemps que le dit Spong, alors que le conflit de domination au sein du judaïsme a dû apparaître tout de suite
En conclusion de cette partie.
« Qu’y avait-il en ce Jésus qui fit que les gens crurent qu’en lui l’union avec la source de vie devenait possible, que grâce à lui, ni la culpabilité ni l’aliénation ne seraient plus désormais notre pain quotidien ? Car c’est cela que l’expérience de Jésus semble avoir accompli. » (p. 183)
« Comment le Seigneur Dieu peut-il être rencontré dans le Jésus humain ? C’est là la question à laquelle les évangiles tentèrent de répondre. C’est également la question à laquelle nous devons répondre si nous devons pénétrer dans l’expérience Jésus.
Fils de l’homme ? Oui, l’homme complet, entier, le ‘’ben adam’’ dans sa plénitude, celui qui est mortel et qui ouvre la porte de l’immortalité. Voilà ce qu’est Jésus : une vie humaine tellement entière que la vie de Dieu se fait jour à travers lui. » (p. 193)
« Nous avons examiné de quelle manière l’expérience de Jésus a été interprétée à l’origine. Notre tâche à présent est de comprendre quelle était cette expérience de Dieu que Jésus a communiquée à ses disciples à l’origine, ce qu’elle est devenue aujourd’hui, et comment nous pouvons y avoir accès. C’est en effet vers cet objectif que ce livre a constamment tendu. Il ne nous reste plus qu’à le décrire aussi clairement que possible. La grande question qui se pose à présent est : cette réalité et cette plénitude peuvent-elles être dissociées des Credo, des doctrines et des dogmes sans affaiblir pour autant le message de Jésus ? Le Jésus qui émerge de cette analyse est-il en harmonie avec les proclamations les plus solennelles qui ont été faites au cours de l’histoire du christianisme à son égard ? Je crois que oui, et parce que je le crois, je vais entamer la phase finale de ce livre avec un très grand espoir et une foi vivante. » (p. 216)
Troisième partie – La vie de Jésus revisitée
Nous allons avoir ici les réponses constructives, après ce qui est apparu dans la partie précédente comme une démolition.
Quel est le Dieu rencontré en Jésus ? (chapitre 20) Question essentielle que posait le sous-titre de la version anglaise : Recovering the divine at the heart of human – Se réapproprier le divin au cœur de l’humain. Noter « en Jésus » et non « par Jésus ».
Que voulons-nous dire quand nous utilisons le mot Dieu ? (p. 225) « Ce qui a caractérisé Jésus, c’est le fait d’avoir été considéré comme l’homme par lequel Dieu a pénétré dans la vie de ce monde. Toutefois, le mot ‘’Dieu’’ est un mot humain et ce mot a pour nous un sens bien particulier. Les mots humains ne peuvent pas signifier des choses qui dépassent l’expérience humaine. Par conséquent, le mot Dieu n’existe pas en dehors de l’usage que les êtres humains en font. C’est pourquoi le stade suivant dans notre recherche d’une nouvelle compréhension de Jésus doit consister à intégrer dans notre conscience ce que nous voulons dire quand nous utilisons le mot Dieu. » Puis, p. 226 « Je suis un être humain totalement imprégné de la croyance en Dieu, mais je ne peux plus définir mon expérience en Dieu dans les limites d’une définition théiste de Dieu. Par conséquent, quand je dis Dieu était en Christ, ou que j’affirme que je rencontre Dieu dans la personne de Jésus, ce que je veux dire est très différent des définitions théologiques du passé, qui ont forgé les doctrines telles que l’incarnation ou la Trinité, car toutes les deux sont rattachées à une définition théiste de Dieu. »
D’où vient le théisme ? (chapitre 21 : Les sources de la haine religieuse) Au terme du développement sur l’histoire humaine est apparue la conscience de soi. « En tant qu’êtres humains, nous sommes des créatures chroniquement angoissées. Nous sommes obligés d’appréhender notre propre mort. Cela signifie également que si la vie n’a pas de raison d’être ou de signification ultime, nous sommes parmi toutes les créatures vivantes les seules à percevoir la menace de la futilité et de l’inutilité de nos vies. En réponse à cette menace, nous ressentons le besoin de créer un sens à nos vies. C’est en cela que consiste l’expérience humaine, faite d’effroi devant cette recherche de sens. Notre destin en tant qu’êtres humains consiste également à savoir que nous ne pourrons jamais gagner la bataille pour trouver une signification à notre vie ou à notre mort. Le destin de toutes les créatures vivantes est de perdre ces batailles. Mais nous seuls, êtres humains, en sommes pleinement conscients. Ce n’est pas facile d’être des humains ! Nous serons détruits et nous servirons de nourriture à nos ennemis naturels : les bactéries, les microbes, les virus, les moisissures. Notre chair et nos os serviront à nourrir d’autres formes de vie. » Le théisme apparaît alors comme un mécanisme humain d’adaptation. « Si nos ancêtres n’étaient pas arrivés à contenir et à refouler cette angoisse née de ces prises de conscience, je ne crois pas que la conscience de soi aurait pu survivre. Cela aurait créé une étape de l’évolution qui n’aurait pu survivre, car cette angoisse aurait dépassé ce que nos mécanismes humains d’autodéfense psychologique pouvaient gérer. Il me semble que cela a été le moment où l’être humain émergent a dû poser la question dont la réponse était le concept d’un dieu théiste. Je crois que ce concept théiste d’une puissance surnaturelle est le résultat direct du traumatisme de la prise de conscience de soi. Le théisme, ce n’est pas Dieu. C’est le mécanisme humain d’adaptation à ce traumatisme.» (p. 232) A rapprocher du premier chapitre de l’ouvrage « Devenir soi » de M. Légaut : « Ma vie a-t-elle un sens ? »
Le visage de Jésus
À partir du chapitre 22, Spong entreprend la reconstruction ; il donne une série d’exemples pour dégager le visage de Jésus qui brise les frontières tribales, les préjugés et les stéréotypes, les frontières religieuses. Il a le souci (que l’on retrouve chez Légaut) de rencontrer Jésus d’une manière aussi vivante et aussi proche que possible : « Connaître l’itinéraire de Jésus. Comprendre ce qu’il a vécu, pour quelles raisons il s’est trouvé acculé à accepter la mort qui était la condition de la fécondité ultérieure de son message. » Lire p. 262 : « Toutes ces histoires du Nouveau Testament nous font clairement comprendre le sens de l’expérience de Jésus. Elles invitaient les disciples à déposer leurs préjugés de survie tribale, à leur faire franchir ces barrières ainsi que celles des langues et des religions, de passer outre les niveaux de sécurité imposés par la peur et le besoin de survie. Ces témoins bibliques étaient appelés à comprendre la signification de la vraie nature humaine, celle qui donne à tous les peuples du monde le sens de la vie et par conséquent le sens de Dieu. Voilà en quoi consistait le don que Jésus offrait à l’humanité. (…) Grâce à cet être totalement humain, Jésus, nous nous rendons compte que le seul chemin vers une vie en Dieu consiste à suivre la voie de notre humanité, de notre pleine humanité. La perception divine ne fait pas de nous des êtres surhumains, contrairement à ce que le christianisme a si souvent tenté de nous faire croire. Bien au contraire, le divin apparaît dans l’accomplissement de ce qu’il y a de pleinement humain en nous, quand les barrières tombent, quand les haines tribales s’effacent et quand des créatures neuves voient le jour.
Voilà pourquoi la seule façon qui me permette d’affirmer la présence en nous du Christ divin est de proclamer que l’homme Jésus était bien un être humain en chair et en os, cet être unique, solitaire, dont l’humanité était tout ouverte au monde spirituel, parce qu’il était entier et complet. C’est son accès à ce monde spirituel qui est à mon avis l’endroit où l’être humain pénètre l’existence de Dieu. Il nous faut admettre que les mots ‘’divin’’ et ‘’Dieu’’ sont des inventions humaines destinées à qualifier une expérience humaine. » Le rapprochement avec Légaut est illustré par ces paroles prononcées au Carmel de Mazille, le 7 avril 1990 : « Comment parler de Dieu ? »
« Comment parler de Dieu sans en dire trop ? Comment en dire assez pour évoquer ce qui, en moi, est la réalité de ce que vis?
Je dirai, en prenant conscience de ce que je vis, que je me sens dans une certaine dépendance, sans préciser de quoi ni de qui. Mais pour moi, la dépendance m’apparaît existentielle en ce sens que je ne peux pas faire ce que je veux, quand je veux. Non par manque de technique, mais parce que, à certaines heures, l’activité dépasse l’activité de fabrication et devient activité créatrice.
La perception d’une présence dans une activité qui n’est pas “que” de moi comme les autres, révèle que je suis en dépendance. Je ne peux pas avoir cette créativité sans “quelque chose” qui ne dépend pas “que de moi”.
Cette prise de conscience de la dépendance m’apparaît le premier point à comprendre pour ne pas parler de Dieu d’une façon insensée. Il y a une dépendance. Ce que je deviens n’est pas la simple conséquence de ce que je fais par ma propre volonté. Cela est, à mon sens, la terre ferme. Je peux faire un pas supplémentaire dans la foi : si je reconnais que l’action créatrice n’est pas que de moi, dans le “ne que” se trouve la faille qui me permet d’atteindre une réalité dont je ne peux rien dire d’autre, si ce n’est qu’elle a pour moi une conséquence capitale pour ce que je deviens. Si on en dit davantage, on en dit trop.
Si, en plus, j’entre dans l’histoire et dans l’intelligence de cet homme singulier qui a été Jésus, de ce qu’il a vécu, il y a alors une autre approche de la grandeur de l’homme qui n’est pas sans éclairer ma propre grandeur et me fait reconnaître en Jésus une réalité qui, tout en n’étant pas étrangère à ce que je peux vivre, va au-delà de ce que je peux atteindre. Jésus nous approche de Dieu, mais sans nommer Dieu, parce que Dieu est impensable. Lorsque nous pensons Dieu, nous le blasphémons ou nous l’idolâtrons : Dieu n’est pas de notre nature. Il est en dehors de nos structures de pensée. La notion de dépendance ne peut me dire Dieu, encore moins me le prouver, mais cette communion est la base qui me permet, à mon niveau, d’avoir une certaine représentation de Dieu. La représentation est la conséquence de ce que je vis, et non ce que je vis la conséquence de cette représentation. La distinction est essentielle : l’une est expression de la foi, l’autre adhésion idéologique.
Je ne peux vous en dire plus. »
Une phrase comme : « Dieu n’est pas de notre nature. Il est en dehors de nos structures de pensée » a une grande proximité avec la pensée de Spong.
De longs échanges riches ont suivi, auxquels cette rapide succession donne un écho.
– Remise en cause de la Trinité inacceptable ! Dieu non pas « un », mais « relation ».
– Oui à l’idée portée par la Trinité ; non à son expression dogmatique.
– Que devient la notion du Dieu « personne » et du Dieu avec qui on entre en relation ?
– Ambiguïté de la notion de personne.
– Dieu est pour moi l’inconnu de ma vie et je ne peux pas témoigner de Dieu, mais je peux témoigner de ce que Jésus est pour moi. C’est le résultat d’une expérience de vie.
– Je me suis toujours posé la question du sens de la vie : les réponses de l’Église n’étaient pas adaptées à ce que je vivais.
– « Se laisser prier par Dieu » : bravo, Musset !
– Comment se mettre au clair, pour nous et pour nos enfants ? Ce qu’on balaye et par quoi on le remplace…
– La transmission passe par : « qu’est-ce que je rencontre dans ma vie humaine qui me dépasse et qui est l’expérience de Dieu ?
– Que faites-vous à regarder le ciel ? Il vous précède en Galilée !
– Regarder le ciel, c’est la réaction théiste.
– La rencontre avec Jacques Musset a été pour moi une lumière parce que ce Dieu que je sentais, il m’a fait découvrir qu’il est en moi. Depuis je me suis encore plus attachée à découvrir la vie de Jésus, pour voir à travers Jésus le sens de ma vie.
– Dieu est amour… L’amour c’est Dieu… Ce sont des expressions piégées. Amour oblatif, et pas amour captatif.
– Ne pas focaliser uniquement sur Jésus : ce sont les disciples qui ont vu Dieu en lui.
– « Incarnation » à voir dans son sens existentiel.
– Je ne me poserai plus la question « Comment Dieu me fait agir ». Ma conduite ne m’est pas dictée de l’extérieur.
– L’expérience des luttes pour l’humain ; tout ce que je vois de gens généreux, de réalisations, d’ouverture aux autres me donne de l’espérance, témoigne de la circulation de l’amour.
– Plus on est humain, plus on est proche de Dieu.
– C’est ça, l’incarnation.
– Nous vivons un temps fort ; on exprime notre expérience personnelle ; on vit une expérience collective. On s’écoute et on se respecte. Merci à Guy qui nous aide à vivre ce temps fort.
– Militer, c’est important. Faire la relation avec ce qu’était la situation sociale en Galilée à l’époque de Jésus. Ce n’est pas un hasard que ça se soit passé dans ce milieu-là.
– José Arregi explique bien dans son livre « Jésus pour le monde d’aujourd’hui » (L’Harmattan) ce qu’était la pauvreté de la société dans laquelle vivait Jésus.
– Il a vécu la situation de son pays, un pays occupé par des forces hostiles. Ce que vous voyez si vous allez aujourd’hui en Palestine…
Jésus qui a brisé les frontières religieuses
« Jésus leur rappelle que les règles religieuses, même celles ayant trait au sabbat, cessent d’être morales si elles vont à l’encontre de la promotion de la vie humaine. Il rajoute que c’est d’ailleurs la seule raison d’être de toutes les lois religieuses. ‘’Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat’’ (Mc 2, 27).
C’était là un changement stupéfiant de l’autorité religieuse, de la tradition et de la loi ! À l’encontre de plus d’un millier d’années de pratiques et d’enseignement religieux, Jésus assurait que le véritable but de la religion n’est pas de plaire à un dieu supposé surnaturel et extérieur au monde, mais de rehausser l’humanité. » (p. 287)
« Une religion dominatrice s’attache à contrôler la faiblesse. Son but est entre autres de garder le contrôle sur la tendance humaine à s’épanouir. Jésus, lui, voyait la situation d’un tout autre œil. Il avait la vision d’une humanité en marche vers son épanouissement, se démarquant d’un contrôle religieux et politique. Il faisait appel aux gens pour leur faire franchir leurs limites, les règles, les défenses tribales, les préjugés et même leur religion, afin d’adopter une vie de plénitude. C’était là (et ce l’est toujours) une approche unique de la vie et de la religion. C’est en cela que Jésus était si étonnamment différent, qu’il semblait avoir une autre dimension humaine et, pour cela, que ses disciples en arrivèrent à voir Dieu comme faisant partie de son identité. » (p. 288)
Dieu
« Dieu n’est pas un juge céleste ! Dieu est une force vitale qui s’épanouit dans la nature humaine, jusqu’à ce que l’humanité soit libérée de ses barrières, de ses préjugés. C’est ce Dieu-là qui a été révélé dans la plénitude de l’humanité de Jésus. Cette nouvelle définition a déplacé notre ancienne vision d’une force externe à la vie en quelque chose qui se trouve en son centre. La réalité de ce Dieu nous appelle à être ; la vie de ce Dieu nous appelle à vivre ; l’amour de ce Dieu nous appelle à aimer. Jésus a vécu la vie de Dieu. C’est pourquoi nous proclamons que c’est dans la vie de Jésus qu’on peut voir la source de la vie. Que dans son amour on peut voir la source d’amour. Que dans son courage, qui l’a rendu capable d’être pleinement humain, on peut voir le fondement de chaque existence. (…)
Dietrich Bonhoeffer, le premier, a inventé l’expression ‘’un christianisme athée ‘’. Bonhoeffer disait que, quand l’humanité sera mûre, un jour nouveau émergera dans la conscience humaine. Autrement dit : ‘’Quand les êtres humains auront appris à écarter de leur chemin le dieu surnaturel, externe, parental, de leur vieille religion théiste’’. Pendant beaucoup trop longtemps, ce dieu théiste nous a caché le Dieu de la vie et le l’amour, un Dieu qui émerge au cœur des êtres humains, un Dieu qui est la véritable profondeur, le sens véritable de ‘’l’expérience de Jésus’’. (…) Jésus ne fut pas un être divin, un être humain dans lequel un Dieu externe aurait pénétré, ce que la christologie a toujours prétendu. Jésus était et est divin parce que son humanité et son degré de conscience étaient tellement développés que la signification de Dieu pouvait librement s’écouler de lui vers son entourage. Il était donc à même d’ouvrir l’esprit des gens à cette dimension transcendante de la vie, de l’amour et de l’existence que nous appelons ‘’Dieu’’.
C’est là la base de la christologie de l’avenir. Être chrétien, selon les paroles de Bonhoeffer, ce n’est pas être une personne croyante, mais une personne épanouie. Jésus est le portrait de cette plénitude ; c’est pour cela qu’il est pour moi, grâce à son humanité totale, l’expression ultime de Dieu. » (p. 293-294)
La Croix : un portrait humain de l’amour de Dieu
« Que révèle l’expérience de Jésus à propos de la vie et de sa signification, à propos de Dieu, à propos de notre quête d’épanouissement à propos de ce que cette expérience signifie pour nous d’être en harmonie avec Dieu ? Ce n’est que lorsque nous pourrons répondre à ces questions que la Croix nous deviendra un symbole utile, au lieu d’être l’acte, de nature sadique, d’un dieu théiste qui aurait exigé le sacrifice suprême de son propre fils pour payer le prix d’un péché originel. Tant que cette théologie du dieu théiste, tribal et sadique a imprégné nos liturgies, elle a contribué à la dégradation de la condition humaine ; elle a alimenté les fétiches que les chrétiens ont développés à propos du sang purificateur versé par Jésus.
C’est ce canevas, extérieur à la vie, avec son langage de sacrifice, son image d’un dieu abusif et violent, sa définition de la vie humaine comme ayant chuté, comme pécheresse et brisée, uniquement capable de faire appel à la pitié, qui a fait banqueroute. C’est cette structure-là qui, à présent, doit être démantelée. C’est précisément cela que notre voyage a tenté de faire au fil des pages de ce livre. L’angoisse que de nombreuses personnes éprouveront lorsque cette structure sera démantelée sera la crainte qu’il ne reste rien de nos croyances, de notre religion. Si c’était le cas, alors, pour être honnête, nous devrions reconnaître que le christianisme est mort et que l’histoire du monde postchrétien a commencé.
Néanmoins, moi qui suis un chrétien profondément croyant du XXIe siècle, je me refuse à accepter cette conclusion. Je ne conçois pas mon travail comme consistant à faire subir la respiration artificielle à des symboles d’hier : ils ne sont ni viables ni capables de respirer. Ma tâche est de me pénétrer de l’expérience qui avait donné naguère naissance à ces symboles périmés et moribonds, puis de trouver les mots appropriés à ma conception actuelle du monde, afin de transmettre la puissance de l’expérience de Jésus à mes lecteurs. Je suis incapable de le faire pour un avenir lointain, pas plus que les disciples de Jésus ne le purent. Je ne puis le faire que pour notre époque actuelle. »
Le théisme était peut-être inévitable et nécessaire. Il correspondait à un certain niveau de développement de l’humanité. Mais il est toujours là. Légaut souligne aussi qu’à certaines heures, par exemple quand un enfant est menacé de mort, une prière de demande jaillit. C’est en nous, “dans nos tripes “. Ne tirons pas à boulets rouges sur les gens stagnant dans le théisme, ce que Légaut appelle, sans irrespect, « la foi du père Cro-Magnon ».
V – Les critiques, ce qui reste à construire, quel chemin vers l’espérance
Des critiques sont apparues au long de l’exposé, l’animateur s’étant prêté de bonne grâce aux interruptions. Les participants ont souhaité que cette dernière partie soit consacrée à Marcel Légaut et l’actualité de sa pensée. Guy Lecomte ayant fait allusion à plusieurs reprises à d’évidentes similitudes avec Spong, la question a été posée : a-t-il eu une influence sur lui ? Non, Spong ne le connaît pas, pas plus qu’il ne connaît Renan ou Loisy. La réciproque est d’ailleurs tout aussi étonnante : comment se fait-il que Spong soit pratiquement inconnu en France ? Pourquoi l’édition française l’ignore-t-elle, comme elle ignore la plus grande partie des recherches théologiques du monde hispanique ? Ne serait-ce pas un champ à explorer dans le cadre de l’investissement international de Parvis ? D’autant que, par delà certaines similitudes, il y a aussi chez Légaut une spiritualité beaucoup plus profonde que celle manifestée par Spong dans ses écrits.
Parmi les ouvrages de Légaut (né en 1900 et mort en 1990) : « Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie », CERF collection Le sel de la terre, 2004) ; « Patience et passion d’un croyant, entretien avec Bernard Feillet, Centurion, 1975 (réédition revue et corrigée en 1990 chez Desclée de Brouwer) ; « Méditations d’un chrétien du XXe siècle », Aubier, 1983.
De la lecture qui nous a été faite d’extraits de ces ouvrages illustrant à la fois la pensée de Légaut et ses liens avec celle de Spong, nous retenons ici ces quelques passages significatifs.
La vie spirituelle ne suppose pas Dieu
L’activité scientifique telle que nous la connaissons dans son activité propre ne fait plus intervenir Dieu. Nous avons eu la possibilité de penser le réel sans penser Dieu comme cause du réel. Dieu doit être absent de nos activités scientifiques.
À certaines heures graves de la vie, nous avons une croyance atavique, viscérale, à un Dieu cause qui fait que nous adhérons à toutes les superstitions quand cela semble nécessaire, sauver la vie d’un enfant par exemple.
Je pense que c’est ce qui va se produire à propos de la vie spirituelle, confondue jusqu’ici avec la vie religieuse. La vie spirituelle, si elle doit pouvoir se développer sans nous obliger d’être croyant en Dieu, nous permettra probablement, par le fait qu’elle est très proche du mystère humain, du mystère que nous sommes chacun à nous-mêmes, d’atteindre une perception de l’existence de Dieu qui ne sera plus inspirée simplement par cette croyance viscérale.
Grâce à la vie spirituelle, nous pouvons nous dire athées, d’un athéisme purificateur, nous serons peut-être capables d’atteindre une conception de Dieu qui ne sera pas seulement la conséquence de nos peurs, de nos espoirs et de tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, nous aide à vivre spontanément.
La vie spirituelle doit commencer par ne pas être fascinée par Dieu pour nous distraire de ce qu’on est. Si nous approchons le mystère de Dieu par l’intérieur de ce que nous sommes, notre conception de Dieu sera intérieure.
Le vieux et neuf
En ces temps où de toutes parts le vieux craque, se déchire et tombe en vétusté, où, à défaut d’initiative vraiment créatrice, on en vient à magnifier le passé dont les déficiences proches de la trahison sont la cause du présent, où par réaction on s’attache à ce qui encore demeure alors qu’il n’en reste que ruines, où l’on cherche à revivre ce qui était jadis signifiant, mais qui ne peut plus être maintenant que facticité pieuse, donnez-nous, Jésus, la patience que vous n’avez pas eu le temps d’exercer parce que vous étiez trop grand, trop puissant, pour qu’on vous le permette.
Jésus et l’Église
Le passé du christianisme ne garantit absolument pas son avenir. Et seul est permis de pressentir que la foi qui saura vivre de l’intelligence de votre vie humaine, Jésus, et qui ne se contentera pas de doctrines que les siècles passés chrétiens ont édifiées à votre sujet, sera capable de reconnaître dans les églises de l’avenir l’esprit qui vous animât, Jésus, tant elles se prétendront différentes des églises de chrétienté dont elles sont issues.
Méditation pour le soir de la vie
Le caractère inhumain du réel est inéluctable. Cette cruauté du réel est inévitable. Elle ne supporte aucune notation proprement morale, car elle se situe au-delà du bien et du mal, qui relèvent du jugement de l’homme. (…) La cruauté fait partie des structures du monde. Il n’y a pas de vie sans mort.
Compte rendu écrit par Lucienne Gouguenheim
septembre 2014