Vague populiste en Amérique latine : interview de Frei Betto
Par Stéphanie Demirdjian
Frei Betto est une voix écoutée de la gauche latino-américaine. Arrêté et torturé sous le régime militaire au Brésil (1964-1985). Conseiller de Lula, grande voix d’un catholicisme social dans son pays, héraut de la théologie de la libération, auteur à succès : les qualités de Frei Betto (dominicain) sont nombreuses. On trouvera ici une interview qu’il a donnée suite à l’élection de Bolsonaro dans son pays, au quotidien uruguayen La Diaria.
La vie du frère et théologien brésilien Frère Betto est parsemée de points de repère de toutes les couleurs depuis le jour de sa naissance, il y a 74 ans, à Belo Horizonte. Militant au sein de la Jeunesse Étudiante Catholique, journaliste, dominicain, emprisonné et torturé pour s’être opposé à la dictature militaire, étudiant en théologie, philosophie et anthropologie, conseiller de plusieurs gouvernements progressistes en Amérique latine, notamment lors du premier mandat de l’ancien président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva.
Il a écrit plus de 50 livres dans différents genres littéraires – de la nouvelle à l’essai- et est devenu une des principales références brésiliennes de la théologie de la libération, un courant de pensée chrétien qui consiste à « voir le monde à travers les yeux et les souffrances des pauvres», comme définie par le frère de nombreuses fois. En visite en Uruguay, Frère Betto a discuté avec La Diaria des raisons de l’arrivée au pouvoir de l’ultra-droitier Jair Bolsonaro, qui deviendra président le 1er janvier. Il a aussi évoqué « l’autocritique » que doit faire le Parti des travailleurs (PT) pour se reconstruire dans ce contexte et face à l’influence des églises évangéliques sur la vie politique.
Quelle lecture faites-vous de la victoire de Jair Bolsonaro, un mois après les élections présidentielles au Brésil ?
La victoire de Bolsonaro est due à 4 facteurs. Le premier est le très fort rejet du Parti des travailleurs au Brésil à cause des cas de corruption survenus au sein de ce parti et la manière dont Bolsonaro les a exploités. Ceux-ci sont des cas isolés bien que très graves et le Parti des travailleurs n’a jamais fait son autocritique publique, donc l’opposition en a profité et créé une vague anti-PT. Les électeurs n’aiment pas Bolsonaro, mais ils préfèrent n’importe qui au PT. Tout cela s’est déroulé dans un contexte de conspiration pour emprisonner Lula, c’est le second facteur. Il n’existe pas de preuves contre Lula, il en existe contre d’autres leaders du PT, qui ont été sanctionnés et certains ont même démissionné, comme Antonio Palocci, qui fût ministre des gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff. Mais pas contre Lula. Lula jouissant d’un grand prestige était assuré de gagner les élections, il a donc été incarcéré, et le juge qui l’a fait (Sergio Moro) vient d’être récompensé par Bolsonaro qui l’a nommé ministre de la Justice. C’est la preuve qu’il s’agit d’un complot. Un autre facteur est l’influence des églises évangéliques, les seules qui s’occupent des personnes au quotidien. Pendant les 13 années de gouvernement du PT nous n’avons pas fait ce travail, nous n’avons pas alphabétisé politiquement les personnes les plus fragiles, alors que les églises évangéliques le font. Le rôle de ces églises néo-pentecôtistes est de veiller à ce que les pauvres acceptent la pauvreté. Ils sont comme un troupeau d’agneaux, de moutons qui acceptent la parole du berger comme si c’était la parole de Dieu. C’est une forme terrible d’oppression, de servitude volontaire très présente au Brésil, y compris au sein du monde politique. Les églises évangéliques ont pesé de tout leur poids dans l’élection de Bolsonaro et forment un important groupe parlementaire. Le quatrième facteur est la manipulation des réseaux sociaux, qui posent maintenant un grave problème pour la démocratie. Que veut dire « démocratie » si les manipulations faites par un homme comme [Steve] Bannon depuis les États-Unis influencent les élections de 50 pays dans le monde ? Y compris l’élection de Donald Trump, le Brexit au Royaume-Uni et maintenant la victoire de Bolsonaro au Brésil. Nous devons également garder à l’esprit que Bolsonaro a obtenu 47 millions de voix et que 30 millions de Brésiliens n’ont pas voté, abstentions, votes blancs et nuls compris. Mais la loi et les règles de la démocratie font de Bolsonaro le futur président qui est en train de former un gouvernement de type fasciste, militaire en tenant un discours antidémocratique. La lâcheté du système judiciaire brésilien est également responsable de l’élection de Bolsonaro qui aurait dû être sanctionné par les propos absurdes qu’il a tenus pendant la campagne, pour justifier la torture ou offenser les homosexuels et les femmes. Aucune sanction n’a été prise. Son influence en a été accrue.
A quoi attribuez-vous la montée des religions évangéliques au Brésil, tant en nombre de fidèles que dans la vie politique ?
Je les attribue à plusieurs facteurs. Premièrement, les deux pontificats conservateurs de l’Église catholique, celui de Jean-Paul II et celui de Benoît XVI, ne valorisaient pas notre travail avec les communautés ecclésiales de base. Au contraire, il y avait beaucoup de suspicion, beaucoup d’opposition et l’éviction des prêtres et évêques qui soutenaient notre travail, aussi beaucoup de fidèles des communautés ecclésiales de base sont partis vers les églises évangéliques. En outre, ils ne se sentaient pas à leur place aux messes catholiques, qui sont généralement très bonnes pour les classes moyennes et supérieures. Mais toi, fidèle, propriétaire d’une entreprise, tu vas à la messe et tu y trouveras difficilement l’un de tes employés, le portier de ton immeuble, ou ton chauffeur. Ces personnes vont à l’Église évangélique. L’Église catholique n’a pas été en mesure de les soutenir, de les valoriser. De plus, le cléricalisme qui existe au sein de l’Église catholique – tout est centré autour de la figure du prêtre – a rendu notre travail très difficile. Les prêtres ne vivent pas dans les favelas, mais les pasteurs oui, si bien que cette approche conquiert le peuple. Un autre facteur est lié à une mystique interne selon laquelle « un frère vote pour un frère ». C’est-à-dire qu’un évangélique, lorsqu’il votera, devra voter pour un autre évangélique. C’est pourquoi Bolsonaro, de tradition catholique, a été baptisé à l’Assemblée de Dieu, confession protestante à caractère pentecôtiste. Avec une grande intelligence, il est devenu évangélique pour conquérir ce vote.
Pendant la campagne électorale, Bolsonaro a présenté un programme qui –entre autres questions- menace de criminaliser les mouvements sociaux. Dans ce contexte, quelles sont les perspectives d’action et de mobilisation ?
Les mouvements sociaux vont continuer leurs luttes. Il y aura sûrement plus de répression, d’emprisonnement des dirigeants et beaucoup d’agitation au Brésil, car Bolsonaro voudra aller au-delà des limites constitutionnelles. La Constitution garantit, par exemple, le droit de manifester ou de se rassembler, mais pour limiter ces droits il s’appuiera sur la loi antiterroriste du Brésil, qui est malheureusement une loi d’un gouvernement PT, celui de Dilma. Les mouvements sociaux vont être qualifiés de mouvements terroristes, du moins l’a-t-il dit dans son discours. Nous devons attendre pour voir ce qui va se produire. D’ici un mois, nous connaitrons la direction prise par ce gouvernement.
Quel est le positionnement actuel de la gauche brésilienne et plus particulièrement, sur quelles bases le PT espère-t-il se reconstruire ?
Le PT doit commencer par faire son autocritique et pouvoir dire « nous avons progressé sur beaucoup de points, les réalisations sont plus importantes que les échecs, mais nous avons commis des erreurs sur ce point, celui-ci et celui-là ». Punir les militants qui ont effectivement trempé dans la corruption. Dans le cas contraire, cette autocritique n’aura aucun effet. La gauche doit chercher à faire ce que le Frente Amplio a fait en Uruguay. Nous devons trouver le moyen pour nous unir contre cette future offensive fasciste. Nous devons travailler dur et passer outre nos désaccords.
Actuellement, comment Lula est-il perçu au Brésil ?
Il est très respecté. Les gens ont en mémoire les deux mandats de Lula qui furent très bons ; à tel point qu’il a quitté le gouvernement avec un taux de popularité de 87%. Les gens font la distinction entre Lula et le PT. Le PT est déjà vieux, il a commis des erreurs et il a ses problèmes, mais Lula c’est autre chose. Les gens font la distinction, ce qui rend Lula encore plus cher au cœur du peuple.
Pensez-vous que sa popularité survivra au gouvernement de Bolsonaro ?
Oui certainement, parce que je pense que le gouvernement de Bolsonaro va être désastreux et que nombre de ceux qui ont voté pour lui vont s’en mordre les doigts. Cela va renforcer la popularité de Lula.
Lui avez-vous parlé depuis les élections ?
Non. Je lui ai rendu visite en prison avant les élections et je vais y retourner avant Noël. J’ai de ses nouvelles par des amis et des membres de sa famille qui lui rendent visite et je sais qu’il va bien, qu’il a le moral. Indigné d’être emprisonné, de ne pas avoir pu se présenter aux élections, par toutes les injustices et les fausses accusations qu’il a subies, mais il reste mentalement et spirituellement fort.
Quelle est la place de la théologie de la libération dans le Brésil actuel ?
La théologie de la libération reprend des couleurs au Brésil, après des pontificats conservateurs qui n’ont pas valorisé cette ligne pastorale. Maintenant, elle est valorisée, en particulier parce que le pape François est très identifié aux thèses de la théologie de la libération. Elle connait un nouveau souffle, la théologie de la libération est encore une fois très importante pour la foi chrétienne, pour les mouvements d’églises, pour comprendre la relation entre la Bible et la réalité que nous vivons, nous sommes dans un moment de regain d’influence même si nous avons perdu beaucoup d’influence.
Cette influence a-t-elle été perdue au profit des religions évangéliques ?
Exactement. Nous avons perdu de notre influence, mais nous continuons d’avancer et de travailler sur de nouveaux sujets, tels que l’écologie, l’innovation technologique, l’astrophysique, une théologie plus féministe ainsi qu’une théologie autochtone.
Dans la conjoncture politique actuelle, de forte progression des droites dans la région, quelle sorte d’autocritique devraient faire les gauches latino-américaines ?
Notre autocritique doit chercher à comprendre pourquoi les plus pauvres ne nous soutiennent plus autant. Où avons-nous commis des erreurs ? Faut-il faire plus d’alphabétisation politique ? Notre économie est-elle trop dépendante des importations pour les produits de première nécessité ? Faut-il développer notre marché intérieur ? Avons-nous sur-inverti la dimension culturelle et artistique ? Ce sont toutes ces questions que nous devons nous poser maintenant.
La semaine dernière, le vice-président bolivien Álvaro García Linera a déclaré, à Buenos Aires, qu’il y aurait une « nuit noire » dans la région, mais que ce ne sera pas long, car « le néolibéralisme est en train de mourir ».
Je ne partage pas vraiment l’optimisme de Linera. Je crois que le capitalisme a une grande capacité de survie, car il sait s’adapter. Je fais partie d’une génération qui a cru assister une dizaine de fois à la mort du capitalisme, mais cela ne s’est pas produit. Au contraire, il est de plus en plus hégémonique, en particulier après la chute du mur de Berlin. Je pense donc que nous devons repenser notre façon de traiter ce système, et nous devons lui faire face avec les citoyens. Nous devons créer un nouveau modèle de société au sein du capitalisme lui-même, fondé sur l’économie solidaire, les luttes pour la protection de l’environnement, le bien-vivre des peuples autochtones. Il faut créer des espaces démocratiques populaires et socialistes pour miner cette pyramide capitaliste et ses brutales inégalités.
Source : https://mission-universelle.catholique.fr/sinformer/amerique-latine/299320-vague-populiste-interview-de-frei-betto/
Article original La diaria – 29 novembre 2018 (Traduction Maria Mesquita Castro)