Les autoroutes, la privatisation et les «Gilets jaunes»
Par Arjuna Andrade
L’État français a cédé en 2006 la gestion des autoroutes à des opérateurs privés. Une décision d’autant plus critiquée que ces entreprises n’ont cessé depuis d’augmenter leurs tarifs et d’engranger des bénéfices vertigineux, bien loin de l’intérêt de la communauté, mais au service des intérêts privés.
Alors que le pays est aujourd’hui traversé par une aspiration à plus de justice et d’équité fiscale, les autoroutes semblent être devenues le lieu, aussi bien physique que symbolique, de l’exaspération citoyenne face à la gestion dispendieuse et cynique de nos infrastructures et de nos biens collectifs.
Les occupations de péages et d’aires d’autoroute, aussi bien que les dégradations de matériel autoroutier, semblent donc la manifestation d’une colère, longtemps réfrénée, face à la captation de l’intérêt général par des intérêts économiques et privés. Comme l’explique un ancien cadre d’une société autoroutière : « lorsque l’État ne défend plus l’intérêt général, ce sont les citoyens qui se mobilisent pour le défendre eux-mêmes ».
Il faut dire que la hausse des tarifs, annoncée à la mi-novembre, a été ressentie comme une provocation supplémentaire, alors que les gilets jaunes manifestent pour dénoncer la hausse des coûts de la mobilité et, plus largement, l’injustice d’un modèle qui les oblige à utiliser leur voiture, tout en les punissant financièrement pour ces pratiques forcées.
D’autant que cette augmentation n’est que la dernière en date d’une longue série de hausses des prix de péages. Un article des Échos estime ainsi que depuis 2011, cette hausse a été de 12 % en moyenne. Une moyenne qui cache néanmoins de fortes disparités puisque certaines portions d’autoroutes, comme entre Tours et Rouen, ont vu les prix s’envoler de près de 35 %.
Une hausse des tarifs de péages qui s’est bien entendu traduite par un renchérissement sans précédent du chiffre d’affaires des sociétés autoroutières. En 2017, celui-ci s’élevait ainsi à plus de 10 milliards d’euros, contre 6,5 milliards au moment de la privatisation, en 2006. Soit une hausse de 55 % du chiffre d’affaires en dix ans d’exploitation privée.
Une privatisation largement critiquée, à droite comme à gauche. Décidée en 2006 par le gouvernement Villepin, cette cession du réseau autoroutier à des exploitants privés a été dénoncée comme favorisant outrageusement les intérêts des entreprises comme Eiffage ou Vinci, aux dépens des automobilistes et de l’État.
L’autorité de la concurrence a elle-même dénoncé une véritable « rente autoroutière » dans un rapport de 2014, où elle estime que « les tarifs des péages ont augmenté plus vite que l’inflation […] et ce, quelle que soit l’année concernée ». Pourtant les accords passés entre le gouvernement et les sociétés d’autoroute interdisaient formellement aux entreprises d’augmenter leurs tarifs annuels au-delà de 70 % de l’inflation.
Une mesure de bon sens qui a d’ailleurs été largement relayée par le gouvernement et les lobbies des entreprises concernées, afin de convaincre les Français du bien-fondé de cette mesure. Mais ce qu’ils ont peut-être oublié de préciser, c’est que ces mêmes contrats prévoyaient la possibilité de « hausses additionnelles », pour financer la rénovation et la modernisation du réseau autoroutier. Une clause qui a permis aux sociétés d’autoroutes d’augmenter allègrement leurs tarifs depuis dix ans.
Le problème c’est qu’il est très difficile d’évaluer le bon usage de cet argent par les entreprises. D’autant que les entreprises qui gèrent les autoroutes sont aussi bien souvent des géants du BTP. Difficile dans ces conditions de s’assurer de l’utilisation optimale des deniers privés. Libération nous rappelle cependant qu’il n’a jamais eu aussi peu de kilomètres d’autoroutes créés depuis la privatisation des concessions. A peine 167 kilomètres construits en sept ans, à comparer aux 9000 kilomètres de voie rapide existants.
Ce n’est pourtant pas l’argent qui manque. Comme le rappelle encore Libération, l’Etat a cédé les concessions autoroutières au moment même où leur rentabilité commençait à s’envoler. Gorgées de marges exceptionnelles, les entreprises ont distribué, depuis 2007, plus de 26 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires.
Des chiffres vertigineux qui font apparaître plus vivement encore le cynisme de la réponse des sociétés autoroutières, qui entre deux hausses tarifaires, ont consenti à une ristourne de 30 % pour un million d’usagers réguliers. Des chiffres qui nous interrogent surtout sur la possibilité de brader des d’infrastructures construites sur les deniers publics, sans qu’à aucun moment les Français eux-mêmes ne soient consultés. (Les Nouvelles de l’éco, 4 février 2019)