La théologie n’est plus accordée à la pensée scientifique
Par Lucienne Gouguenheim
Intervention dans la cadre du “Témoignage à deux voix” : « Pourquoi l’Église catholique nous parle-t-elle de Dieu d’une façon qui ne fait plus sens pour beaucoup d’entre nous ? » lors de l’Assemblée générale de NSAE, le 3 février 2019.
Nos modes de pensée personnels sont conditionnés par la culture dans laquelle nous vivons et, sans que l’on en ait toujours conscience, la science contribue à apporter une vision du monde qui façonne et modifie nos schémas mentaux, et c’est vrai aussi pour la façon de penser la foi, qui se vit dans le monde et s’incarne dans une culture.
A mesure de ses découvertes, la science apporte une vision constamment renouvelée du monde, et cette vision se répand peu à peu dans nos modes de pensée.
Ce dont on voit aujourd’hui les limites, c’est la façon dont la science positive, fondée sur la méthode cartésienne, tentait de réduire la complexité à ses composantes élémentaires.
Les savoirs étaient classés en domaines bien délimités, hiérarchisés et étanches. Ce qui impliquait :
• une forme de pensée linéaire, dualiste et hiérarchique,
• le cloisonnement des différents domaines d’études de la science
• la séparation les réalités matérielles et spirituelles.
La méthode a eu son efficacité, même si elle n’est plus opérante aujourd’hui.
Elle imposait l’idée d’un monde stable et sûr, que l’on pouvait comprendre, qui obéissait à un ordre qui se manifestait aussi bien dans le domaine physique que dans les structures naturelles de la société ou de la famille et où la religion, tout en séparant et opposant le monde séculier du sacré, y voyait l’ordre voulu par Dieu.
Car la théologie repose bien entendu aussi sur une vision du monde. Elle s’est heurtée dans le passé à la vision de la science et je pense qu’elle est aujourd’hui dans un grand décalage avec la pensée scientifique, et que ce décalage contribue à rendre sa parole inaudible.
Au-delà des critiques habituelles qui portent sur les questions de morale, je pense que le plus grand défaut de la pensée et du comportement de l’Église est de reposer sur une cosmovision, une cosmologie dépassée. J’entends par « cosmologie » la vision d’ensemble de ce qui existe dans la nature, qui nous est accessible, et que l’on peut aussi appeler l’univers. Dans ce cadre, on ne s’intéresse pas aux différents constituants séparément, mais aux relations qu’ils ont entre eux.
Après la découverte de l’omniprésence de l’évolution, la grande aventure intellectuelle de la fin du 20e siècle aura été une nouvelle perception de la complexité et de la façon de l’appréhender, complexité du cosmos, des organismes vivants, des sociétés humaines…
• Un peu d’histoire sur les relations de la science et de la foi et la façon dont la science a émergé.
C’est du monde grec que nous vient la vision qu’il existe deux mondes : celui de la terre et celui du « ciel » qui commence avec la Lune où tout est parfait (et pour les Grecs, le cercle est la perfection d’où l’idée que tout mouvement est circulaire), immuable (qui reste tout le temps identique à lui-même) et qui est le monde du divin. Également la vision anthropocentriste conduit à penser que la Terre est au centre de tout, qu’elle occupe une place privilégiée et singulière.
La séparation entre science et conception religieuse s’amorce au 17e siècle, avec Galilée, qui est le père de la physique expérimentale : il est le premier à dire que c’est l’expérience qui permet de valider ou d’invalider des présupposés, qu’on appellerait aujourd’hui simplement « hypothèses de travail ».
Galilée a soutenu le système de Copernic, selon lequel la Terre et les planètes sont en mouvement autour du Soleil, ce qui lui a valu les démêlés que l’on sait avec l’Inquisition. Les conditions de ce débat sont très instructives sur le statut de la démarche scientifique. Le système de Copernic, publié en 1543, a été rejeté d’emblée par Luther, parce qu’il entrait en contradiction avec la lecture qu’il faisait de la Bible : le Soleil est nécessairement en mouvement, puisque Josué l’a arrêté. Dans l’Église catholique, où le système de Copernic avait été mis à l’index en 1615, les inquisiteurs ont laissé à Galilée la possibilité de défendre son point de vue ; mais dans des limites bien strictes : pour avoir le droit de défendre une vision en contradiction avec la Révélation, il était sommé d’apporter une preuve irréfutable du mouvement de la Terre. Ce qu’il n’a pas pu faire et qu’il ne pouvait pas faire, avec les connaissances dont il disposait. Et qui a conduit à sa condamnation (et son abjuration) en 1633.
On se souviendra que la même logique avait conduit Giordano Bruno au bûcher comme hérétique en 1600, parce qu’il osait imaginer (évidemment sans preuves) que les étoiles étaient d’autres soleils pourvus d’un cortège de planètes analogues au nôtre et que certaines pouvaient être habitées… Nous savons aujourd’hui que les deux premières hypothèses sont exactes ; la dernière est plausible.
Face à un point de vue dogmatique, à savoir l’existence d’une connaissance a priori, philosophique ou révélée, qui ne peut être mise en doute, sauf en apportant la démonstration qu’elle est fausse, il est intéressant de comprendre le cheminement qu’a suivi la pensée de Galilée. Il avait mené avec sa lunette astronomique un ensemble d’observations qui ont pesé fortement, mais indirectement, en faveur du système de Copernic. Galilée a donc défendu le système de Copernic, à partir d’un ensemble d’intuitions, fondées sur les observations, mais sans apporter véritablement de preuves. Celles-ci sont venues après lui, quand Isaac Newton a su expliquer les mouvements observés par la découverte qu’il fit en 1687 de la loi de la gravitation.
La science s’est dégagée lentement de l’hypothèse interventionniste de Dieu. Newton ne savait pas expliquer pourquoi le système solaire reste stable malgré les effets d’attraction des astres entre eux qui devrait le conduire à s’effondrer : comme le faisaient ses contemporains devant tout ce qu’on ne sait pas expliquer, il l’attribuait à l’intervention divine. Pierre Simon de Laplace est le premier à construire en 1814 un modèle décrivant la permanence du système solaire : il n’y a plus besoin d’invoquer l’action divine pour expliquer les mouvements. On connaît la réponse qu’il fit à la question de Napoléon 1er sur la place de Dieu dans son modèle : « c’est une hypothèse dont je n’ai pas eu besoin ».
Il restera dans l’histoire scientifique comme l’un des pères du déterminisme, illustré par cette formule : Nous devons envisager l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre.
Arrêtons-nous un peu sur cette étape de notre connaissance de l’Univers. Elle est instructive sous plusieurs rapports. La loi de Newton est une découverte majeure, parce qu’elle est universelle : elle explique à la fois la chute de la pomme d’un pommier, le mouvement de la Lune, celui des planètes, ou encore les marées ; elle a permis à Halley de prédire la date du retour (pour 1758) de la comète (de 1682) qui porte son nom et à Le Verrier de découvrir l’existence de la planète Neptune (1845) ; déterminant sa position par le calcul, à partir de l’observation de son action sur Uranus, il fit pointer vers cette position un télescope dans lequel on l’observa effectivement. Cette étape est le premier pas qui permet de comprendre que si l’Univers nous est intelligible c’est qu’il obéit à des lois – l’histoire ultérieure de la physique permettra d’en découvrir d’autres – et qui ont la caractéristique de s’appliquer de la même façon en tout lieu et à toute époque. Elles sont non seulement explicatives (la pomme tombe sous l’effet de l’attraction de la Terre), mais aussi prédictives (Halley a pu annoncer le retour de la comète et Le Verrier indiquer la direction dans laquelle pointer le télescope pour observer Neptune).
L’enthousiasme devant l’universalité de la loi de Newton conduisit à étendre cette vision « horlogère », qui se caractérise par un état d’équilibre constamment maintenu, à l’ensemble du monde : de l’organisation de la vie aux structures sociales ou religieuses. Il resterait tel que Dieu l’a fait aux premiers jours, comportant par exemple toujours les mêmes espèces vivantes, inchangées.
Selon la vision déiste de Voltaire, Dieu devient le grand horloger qui a conçu ce gigantesque mécanisme. Dieu est renvoyé à l’origine.
La pensée de l’Église catholique est restée dans ce cadre statique. Sa cosmologie est celle du monde de Newton. Le monde de Newton était un système fermé. Un système fermé considère les organisations comme relativement indépendantes des influences environnementales ; les problèmes sont résolus en interne sans tenir compte de l’environnement externe.
Mais voilà, après Newton, on a découvert l’énergie, ses modes de transformation et donc l’évolution. Et la vision du monde a totalement changé.
• Un univers en évolution
La loi de Newton régit la « mécanique » de l’univers. Elle n’explique pas tout. La description du système solaire ne se réduit pas à celle d’un ensemble de planètes tournant éternellement sur leurs orbites inchangées autour du Soleil. Avec l’énergie apparaissent deux nouveaux concepts fondamentaux : celui d’échange (la Terre, le Soleil ne sont pas des objets isolés) et celui d’évolution.
La première découverte importante historiquement a concerné le Soleil dont on comprend qu’il a un âge, une espérance de vie… Puisqu’il rayonne, il perd de l’énergie dont ses réserves, quelles qu’elles soient, ne sont pas éternelles.
Venons-en à la cosmologie, qui étudie l’Univers en tant que tel.
La découverte de l’expansion de l’Univers à conduit à montrer (en « remontant le temps ») que tout l’univers était, il y a 13,7 milliards d’année, dans un état de concentration qu’on appelle le Big bang. Aujourd’hui, la cosmologie s’efforce de décrire comment, à partir de là, se sont créées les particules élémentaires qui constituent la matière, puis la matière, formée d’abord seulement d’hydrogène et d’hélium ; puis se sont formées les étoiles qui au cours de leur évolution ont fabriqué les autres éléments chimiques, tel le carbone dont nous sommes majoritairement constitués.
Alors seulement se sont formées les planètes, les nôtres, dont l’histoire est liée à celle du Soleil, mais aussi beaucoup d’autres, appartenant à d’autres étoiles ; puis la vie est apparue sur Terre et a donné lieu à sa forme la plus élaborée qui est l’être humain.
Ce qui se passe, c’est qu’après s’être consacrée à découvrir les lois qui régissent le fonctionnement de l’Univers, la science étudie maintenant le cheminement de sa construction, et le nouveau concept qui se fait jour est celui d’organisation : l’Univers se construit en s’organisant. Son histoire est celle d’architectures de plus en plus complexes qui s’élaborent au cours du temps. Cela se fait avec des phases de rupture : l’évolution ne procède pas par accumulation, mais par renouvellement.
On ne peut pas attribuer la formation du cosmos au seul Big bang survenu il y a 13,7 milliards d’années et penser que toute son évolution ultérieure était en quelque sorte dès lors programmée. L’histoire de l’Univers n’avance pas comme une horloge réglée une fois pour toutes au début de l’histoire. À chaque stade de l’évolution apparaît une nouvelle catégorie d’objets, dont les composantes existaient, mais qui sont le fruit d’une nouvelle organisation.
La nouveauté fait son entrée de façon inattendue. Même si, après coup, on arrive à une explication, l’évolution ne semble pas programmée vers une fin inéluctable.
Les propriétés d’une nouvelle structure ne sont pas la simple addition des propriétés de ses composantes : cela se voit bien de chaque nouvelle structure de l’Univers, en partant d’énergie pure, en passant par la matière, pour aboutir aux galaxies formées d’étoiles et de planètes, et aux êtres vivants dont l’une de ces planètes au moins est habitée ; un être vivant, par exemple, est toute autre chose que l’ensemble des éléments chimiques dont il est constitué.
Ordre et complexité se sont construits à partir du chaos ; de la nouveauté a émergé, à partir d’éléments existants, qui se transforment pour en créer d’autres.
• Il nous faut donc penser en « systèmes » : on est passé de la démarche analytique à la démarche systémique
Née aux États-Unis au début des années 1950, connue et pratiquée en France depuis les années 1970 (par exemple par Joël de Rosnay ou Edgar Morin), l’approche systémique se présente en complément nécessaire de la démarche analytique traditionnelle héritée de Descartes ; elle ouvre la voie pour traiter les situations de complexité.
Ce que nous comprenons du mode d‘évolution de l’Univers – mais celui de l’évolution du vivant conduirait à la même conclusion – montre que l’Univers est une entité qui existe en elle-même, avec des propriétés qui lui sont propres, tout en étant constitué d’éléments ayant chacun leurs propriétés spécifiques et qui interagissent entre eux : il constitue un système. Il est nécessaire d’en prendre conscience, de connaître l’ensemble des éléments qui le constituent pour comprendre son fonctionnement et celui de ses constituants. Raisonner ainsi relève de la pensée systémique. Dans une telle situation, le schéma ancien selon lequel un problème peut être compris et traité en le considérant comme isolé, ou qui imagine l’avenir en extrapolant le présent, s’avère inefficace. Quand nous isolons un problème pour l’étudier, sans tenir compte du fait qu’il fait partie d’un système et sans commencer par analyser le système lui-même, nous risquons de nous priver de la connaissance de ce qui permettrait de le résoudre. « Si nous ne changeons pas notre façon de penser, nous ne serons pas capables de résoudre les problèmes que nous créons avec nos modes actuels de pensée » disait Albert Einstein.
• Alors, la théologie ?
Quelques pistes.
- Juan Jose Tamayo (Revue Parvis, n° 54, 2011) :
La théologie est l’héritière d’un genre littéraire qui s’appelle le Catéchisme, une simplification de questions complexes. À la complexité de notre temps, nous ne pouvons répondre théologiquement avec des affirmations simples, sommaires et schématiques. Il faut être sensible à la complexité du monde pour que la théologie puisse d’abord apprendre et ensuite apporter quelque lumière. - Ilia Delio (religieuse franciscaine américaine ) [1] L’Église est un système fermé. Les règles, l’ordre fixe, les formules dogmatiques, les lois inflexibles, le patriarcat, l’autorité et l’obéissance sous peine de jugement et de mort ont rendu l’Église imperméable à l’évolution et à l’interconnectivité radicale qui caractérise tous les niveaux de la nature. Un système institutionnel fermé dans un monde en évolution est appelé à disparaître à moins que de nouvelles énergies puissent être introduites dans le système ou que le système lui-même subisse une transformation radicale en un système ouvert. Le tournant décisif pour l’éloignement de l’Église de la science peut être marqué par l’affaire Galilée en 1633 lorsque le cardinal Bellarmin a rejeté la confirmation du système héliocentrique de Copernic par Galilée, déclarant que l’acceptation de l’héliocentrisme était contraire à l’Écriture. Bien que le pape Jean-Paul II ait présenté ses excuses au nom de Galilée en 1984, au milieu du XXesiècle, l’Église n’a pas accepté que la cosmologie du Big Bang ou l’évolution soient fondamentales pour faire de la théologie.
- Alfred North Whitehead donne des pistes avec la « théologie du process » : Dieu présent au monde est à rechecher dans la nouveauté, l’interconnexion, la relation. Il écrivait en 1925 : « Quand on considère ce que la religion est pour l’humanité et ce qu’est la science, il n’est pas exagéré de dire que le cours futur de l’histoire dépendra de la décision de cette génération sur leurs interrelations. »
- Ralph Burhoe, (revue Zygon : Journal of Science and Religion), a déclaré que les découvertes de la science du 20e siècle, nées de l’esprit créatif en quête de compréhension, ont largement dépassé les anciens mythes des religions du monde, « conduisant partout à faire perdre leur crédibilité ou la foi dans les modèles ou les mythes formulés dans les religions traditionnelles. » Il a écrit que si les religions devaient être régénérées, elles devraient être crédibles en termes de cet âge de la science, un point très en accord avec la vision de Pierre Teilhard de Chardin.
- Cécile Entremont nous disait ici l’an dernier [2] : « Ceux qui nous disent : ‘’La révélation est dans la Bible et c’est nous seuls qui savons la dire’’ l’ont confisquée. Elle est aussi dans le cosmos. La vision trop fermée de la religion dans l’Église, le fixisme, l’immobilisme, le ritualisme nous empêchent d’élargir notre pensée et d’entrer dans une théologie qui voit le souffle créateur de Dieu dans l’expérience humaine. »
Notes :
[1] https://nsae.fr/2018/09/17/leglise-va-t-elle-vers-une-nouvelle-vie%e2%80%89/