Par Régine et Guy Ringwald
Après les scandales qui se sont succédé au cours de l’année écoulée : Chili, Pennsylvanie, Australie, Irlande, et bien d’autres, les opinions publiques se sont impatientées dans les pays les plus ouvertement touchés, et notamment aux États-Unis. Le Pape François avait d’abord fait appel aux laïcs dans sa « lettre au Peuple de Dieu », où il condamnait le cléricalisme. Elle fut accueillie comme un message fort, mais il faut bien dire qu’un tel appel ne pouvait pas provoquer un mouvement spontané et puissant, dont on peut d’ailleurs douter que la hiérarchie le souhaite vraiment. En fait, personne n’a bougé (à l’exception remarquable des laïcs du Chili [1]), et rien ne s’est passé.

En septembre, le pape François a pris une initiative : il a convoqué à Rome tous les présidents des Conférences épiscopales ainsi que les préfets des congrégations du Vatican. C’est un événement sans précédent qui se différencie d’un synode, tant par sa composition que par ses modalités. En effet, cette rencontre a été préparée en deux mois et elle est prévue devoir durer trois jours et demi. Pourtant le sujet est brûlant et terriblement complexe. Ce qui a filtré de la préparation laisse l’impression d’une certaine improvisation.
François assistera aux réunions, mais on ignore comment il compte s’y impliquer, et l’ombre de quelques cas où il serait plus ou moins concerné ne facilite pas sa tâche.
Pourtant, nous savons que le problème ne pourra être traité en lui-même : il touche aux structures de l’Église catholique et à ses pratiques de toujours : cela apparaît dans certaines déclarations autorisées. C’est peut-être cela le plus nouveau et le plus important. Restera à voir ce qu’il en sortira le 24 février.
Convoqué en septembre dernier, le « sommet » de Rome, qui se réunit du 21 au 24 février, ne se présente pas dans la plus parfaite clarté. On avait remarqué que lorsqu’il avait été annoncé, il était si urgent et si important que la conférence des évêques des États-Unis avait reçu l’ordre de surseoir à toute prise de décision sur le traitement de la pédophilie, avant de connaître les conclusions de cette réunion. Des commentaires réservés avaient été émis dans les semaines qui ont suivi, touchant son organisation et le choix des cardinaux qui devaient l’animer. Blase Cupich, Archevêque de Chicago, a fait l’objet de réserves de la part de certains confrères, il est vrai que l’épiscopat U.S. est en état de schisme larvé et que Cupich est un fidèle de François. Mais c’est surtout le Cardinal Oswaldo Gracias (Bombay) qui a été nettement mis en cause dans son pays pour n’avoir « pas eu le temps » d’entendre des plaintes pourtant bien précises. Il s’est rattrapé récemment par des déclarations plus « dans la ligne » et puis fait partie du collège des cardinaux (C9 devenu C6, à la fin de l’an dernier). Mgr Scicluna fait partie du groupe d’organisateurs : lui, il connaît, il revient du Chili. Enfin, Hans Zollner, membre de la Commission Pontificale pour la protection des mineurs, et chargé de ces questions à la Grégorienne, jésuite de surcroit. Le modérateur de la réunion sera le Père Frederico Lombardi qui a gouverné la salle de presse du Vatican de 2006 à 2016, vieux routier du Vatican, très maître de ses propos, et jésuite lui aussi. Des experts seront aussi présents, dix femmes représentant les ordres religieux. Des victimes seront entendues, mais les participants ont surtout reçu expressément la consigne de rencontrer des victimes dans leurs pays.
Un certain flou
Rapidement, des voix se sont élevées pour dire combien cette rencontre était cruciale. Dès la fin novembre, Marie Collins, irlandaise, victime d’un prédateur dans sa jeunesse, et qui avait démissionné avec fracas de la Commission Pontificale en février 2017 [2], parlait de « dernière chance », pour le Vatican, d’être pris au sérieux. Elle fixait ses attentes : une politique de protection alignée sur la tolérance zéro, une politique claire selon laquelle les responsables de l’Église devaient rendre des comptes [3], les changements nécessaires dans le droit canon pour la mise en œuvre de ces deux exigences.
Un certain flou s’est installé dans la communication du Vatican. Les premières déclarations étaient grandiloquentes : pour Cupich, le Pape recherche une « totale implication de l’Église mondiale », pour Gracias, cette réunion « ne peut pas être cosmétique… ou bien elle sera un succès, ou bien ce sera un désastre pour l’Église ». Mais ces dernières semaines, on disait plutôt qu’il ne fallait pas trop en attendre: que l’objectif n’était pas de prendre des mesures immédiates et universelles, mais plutôt de permettre aux évêques de prendre la mesure du problème et, ensuite, d’adapter les principes communs aux situations locales. Le 12 février, le P. Lombardi expliquait que le Pape lui-même avait voulu tempérer les attentes (qui sont grandes parmi les catholiques, notamment aux États-Unis : « il faut avoir de grandes attentes de l’Église: il faut aussi avoir, de la rencontre, une attente proportionnée à un événement de trois jours et demi ».
Le programme est-il réaliste ?
Hans Zollner a fixé, le 12 février, devant les journalistes, les trois points de réflexion qui, pour lui, placent au centre du débat « la question systémique de l’Église, de ses structures, de ses procédures, et de son fonctionnement ». Il a esquissé le programme des travaux :
- le premier jour : « la responsabilité des évêques dans leur ministère spirituel, juridique et pastoral », mais cela suppose qu’on abandonne la priorité donnée à la protection de l’institution et du prêtre ;
- le deuxième jour, « à qui les évêques et les supérieurs majeurs des ordres religieux doivent rendre des comptes », ce qui met directement en cause le statut de l’évêque « pape dans son diocèse »;
- le troisième jour, la transparence « en ce qui concerne les procédures au sein de l’Église, devant les autorités civiles et devant l’opinion publique et le peuple de Dieu ». Autrement dit, tout le contraire de ce que vit l’Église Catholique depuis toujours.
Facile à énoncer, le programme révèle peut-être une prise de conscience. Mais c’est une révolution copernicienne qu’on demande en trois jours à des hiérarques dont ce n’est pas le penchant naturel.
Des écueils sur la route de François
À l’évidence, si cette rencontre se place bien dans la perspective de traiter le cancer de la pédophilie, on ne peut pas faire abstraction des luttes politiques. Au passage, notons que c’est justement le 21 février que sort en librairie le livre de Frédéric Martel « Sodoma » dont on ne sait pas prévoir les vagues qu’il fera.
Mc Carrick
La convocation de ce « sommet » est intervenue deux mois après l’offensive de Vigano, mettant durement en cause François pour son supposé soutien au cardinal Mc Carrick, au point de demander sa démission. Indépendamment des buts manifestement politiques de Vigano, agissant au nom du clan conservateur, l’attitude de François concernant Mc Carrick n’est pas limpide.
Mc Carrick a joué un rôle de premier plan quand il était archevêque de Washington, rendant au Vatican de signalés services. Bien en cour au Département d’État, c’est lui qui a assuré les « bons offices » entre Obama et Raul Castro en vue du rapprochement avec Cuba. Il a aussi lancé les négociations entre le Vatican et la Chine qui ont abouti aux premiers accords, signés en 2018. Il avait un autre rôle non négligeable : cofondateur de la « Papal Foundation », il était très actif dans la collecte de fonds au bénéfice du Vatican.
Le cardinal Mc Carrick était aussi connu – moins publiquement, mais depuis fort longtemps – pour avoir un penchant avéré pour les jeunes séminaristes. Comme les séminaristes ne sont pas des enfants, mais des adultes qui doivent savoir ce qu’ils font (nous y reviendrons un peu plus loin), il n’y a pas lieu de trop s’émouvoir. Mais voilà qu’on a trouvé un cas d’agression sur mineur qui date de… 45 ans. Tout le monde s’interroge sur le point de savoir comment et pourquoi un tel personnage a pu faire une si brillante carrière ecclésiastique : tout le monde, même le Cardinal Ouellet (congrégation pour les évêques).
Devant les accusations formelles, Mc Carrick s’est vu – fait exceptionnel – retirer sa barrette de cardinal, le 28 juillet dernier. Depuis quelque temps, on affirmait avec insistance que François s’apprêtait à le destituer de l’état clérical, et que cela devrait intervenir avant la réunion du « Sommet » de Rome. La décision a été officialisée le 15 février. La Congrégation pour la Doctrine de la Foi a rejeté, le 13 février, un appel déposé par Mc Carrick contre une première décision qui serait intervenue le 11 janvier. Le pape François a confirmé, reconnaissant « le caractère définitif de cette décision rendue conformément à la loi », rendant ainsi impossible un nouvel appel. L’événement, une première s’agissant d’un cardinal, est présenté comme la volonté affichée par François d’appliquer le principe de tolérance zéro et d’être sans indulgence avec la haute hiérarchie.
Farrell
Le 14 février, le Cardinal Kevin Farrell était nommé camerlingue. Il a reçu l’ordination épiscopale du Cardinal Mc Carrick, avant de devenir son auxiliaire à Washington. Il a cohabité pendant six ans avec lui, mais, alors que les rumeurs allaient bon train dans les milieux ecclésiastiques, il ne s’est jamais douté de rien. Il semble avoir un don pour ne pas voir : il a passé 15 ans chez les Légionnaires du Christ, sans s’apercevoir de rien. Que penser d’une telle nomination ? Maladresse, ou provocation ?
Zanchetta
Par ailleurs, est apparu récemment un autre personnage embarrassant : l’Argentin Gustavo Zanchetta. Sous-secrétaire de la Conférence épiscopale argentine, au temps où Bergoglio en était président, les deux hommes étaient proches. Celui qui allait devenir le Pape François le considérait comme son fils spirituel, et fut son confesseur. Il le nomma, en novembre 2013, évêque d’Oran [4]. Zanchetta démissionna en août 2017, prétextant des problèmes de santé, le Vatican parlant d’autoritarisme avec vis-à-vis des prêtres de son diocèse. En décembre, un poste était créé pour lui au Vatican: assesseur de l’APSA [5]. Il est finalement démis de ses fonctions en décembre 2018, après que des accusations d’abus sexuels furent devenues publiques. Or l’ancien vicaire général du diocèse d’Oran, Juan José Manzano, dit avoir fait parvenir au Vatican des documents compromettants en 2015, et en avoir parlé au Pape [6]. François pourrait bien avoir à clarifier sa position sur le cas de Zanchetta, qu’au moins, il connaissait personnellement.
Et maintenant les religieuses
Dans l’avion qui le ramenait d’Abou Dhabi, le 5 février, le Pape François a ouvertement dénoncé les abus sexuels dont sont victimes les religieuses de la part de certains prêtres, et même d’évêques. Il a même parlé d’« esclaves sexuelles ». Quatre jours avant, le supplément mensuel de l’Osservatore Romano « Women Church World » était consacré à ce sujet. On peut donc y voir une volonté délibérée d’évoquer ce problème, à deux semaines de l’ouverture du « sommet » de Rome. Un porte-parole du Vatican a voulu préciser, comprenons « édulcorer » le propos du Pape : par esclavage sexuel, il fallait entendre « manipulation » ou « abus de pouvoir qui se traduit par des abus sexuels ».
Mais voyons de quoi il s’agit. Si c’est la première fois que le pape, et par lui l’institution, traite publiquement du problème, ce n’est pas pour autant qu’il vient d’apparaître. De plus, il est loin d’être confiné à quelques pays ou régions, même s’il est plus répandu en Afrique, par exemple. À la fin des années 80, une enquête approfondie avait été menée, aboutissant, en 1994, à la remise au Vatican de plusieurs rapports signalant des cas de viols et d’abus sexuels dans au moins 23 pays. L’un d’eux, traitant plus spécialement de l’Afrique, avait été établi par Sœur Maura O’ Donohue, médecin, coordinatrice du programme SIDA de Caritas : tout ce qu’il y a d’officiel [7]. Et instructif. Pas nécessaire de donner ici plus de détails, c’est un tissu d’horreurs qui ne laissent pas indifférent.
Quand ces faits ont été publiés [8], ils ont été minimisés et sont tombés « dans des oreilles de sourds », comme le dit un responsable de Caritas.
Ces derniers mois, un scandale a été mis au jour dans l’État de Kerala, en Inde. Brisant la loi du silence, une religieuse accuse l’évêque de Jalandhar, Franco Mulakkal, de l’avoir violée 13 fois en deux ans. Elle a reçu des soutiens malgré les pressions et les sanctions. Des musulmanes se sont jointes à leur mouvement. Le cas se complique de considérations politiques, car le parti au pouvoir est hindouiste intégriste, et l’Eglise craint que le scandale donne des arguments contre elle. Un prêtre qui témoignait contre l’évêque a été trouvé mort dans des circonstances mal élucidées.
De quoi parlera-t-on à Rome ?
Parlera-t-on au « Sommet » de Rome, de ces malheureuses « esclaves » ? Car le mot est bien le bon. En principe, la réunion a été convoquée pour traiter de la pédophilie. Hans Zollner a confirmé, le 14 février que l’objet de la rencontre était bien limité à ce sujet.
S’il s’agit d’adultes dont la position de dépendance est évidente par rapport à l’autorité, la contrainte par un prêtre ou un évêque, pourra-t-on longtemps ignorer qu’il s’agit, là aussi, d’« abus de pouvoir, abus de conscience, conduisant à des abus sexuels [9] »?
Cela vaut aussi pour les séminaristes, objet des attentions de Mgr Mc Carrick.
À quoi pouvons-nous nous attendre ?
La clarté sur les objectifs et sur la méthode pour les atteindre n’est pas, on le voit, ce qui caractérise l’opération lancée par le Pape François. Sur un sujet majeur et urgent, l’assemblée qui est convoquée, dont la composition est une première, ne se réunira que trois jours et demi. Un synode dure plusieurs semaines et fait l’objet d’une préparation de plusieurs mois. Quand on sait que, dans certains pays, on nie encore le problème, tandis que d’autres sont dans la tourmente, on peut s’interroger sur l’accord qui pourra se faire. Pourtant, depuis que dure le scandale, les attentes sont vives, non seulement des catholiques, mais de la société, malgré les appels à la patience. Une vraie prise de conscience au niveau mondial est-elle possible, qui déboucherait sur des principes d’action vraiment nouveaux ?
On peut encore se demander si le pape François n’a pas l’intention de décocher une action déterminée, de sa propre volonté, lui qui dit pourtant rechercher la collégialité.
Notes :
[1] Golias Hebdo 559
[2] Golias Hebdo 473
[3] c’était sur ce point qu’elle avait été en désaccord avec le Cardinal Müller
[4] près de la frontière avec la Bolivie, à 1400 km au nord de Buenos Aires
[5] APSA Administration du Patrimoine du Saint Siège
[6] source : Associated Press
[7] Golias avait d’ailleurs publié, en 2001, les documents envoyés au Vatican.
[8] Golias a publié tout récemment le témoignage d’une religieuse française : Golias Hebdo 562
[9] notamment par National Catholic Reporter
Source : Golias Hebdo n°564