Une théologie cohérente avec la science
Par José Arregi
Intervention dans la cadre du “Témoignage à deux voix” : « Pourquoi l’Église catholique nous parle-t-elle de Dieu d’une façon qui ne fait plus sens pour beaucoup d’entre nous ? » lors de l’Assemblée générale de NSAE, le 3 février 2019.
Il me semble évident que les sciences actuelles nous invitent ou nous obligent à certaines transformations théologiques fondamentales si nous voulons parler un langage cohérent avec la vision du monde qui nous est commune aujourd’hui.
Je signale quelques conditions de cohérence dans cinq domaines majeurs de la théologie.
1- En général : une théologie mystagogique non dogmatique
Personne ne dirait que les mathématiques et la poésie sont incompatibles, de même que la géographie et la musique le sont. On peut dire quelque chose de semblable à propos de la science et de la religion.
Les problèmes surviennent lorsque :
- Ou bien la science devient une philosophie positiviste de la réalité dans son ensemble, quand elle prétend que la science est l’unique connaissance vraie ou que l’unique réalité véritable est celle que la mathématique est capable de mesurer et de démontrer de manière empirique.
- Ou bien quand la religion devient dogmatique et positiviste, c’est-à-dire quand elle prétend que les dogmes sont des vérités révélées et, par conséquent, l’unique vérité ultime, connue par les seuls croyants et garantie par l’autorité établie par Dieu.
- Il n’est pas déraisonnable de penser que le positivisme scientiste moderne a été une réaction contre le positivisme et l’absolutisme chrétien, puisqu’il s’est approprié du mystère en exclusif, ce qui revient à nier le Mystère.
La théologie a du sens, mais quelle théologie ? Une théologie mystique, humble, itinérante :
- Une théologie qui parle de tout du point de vue du Tout, le Tout n’étant pas la somme des parties, le Tout ou le Fond ultime de la réalité, la Présence et le Mystère dans lequel nous vivons, nous mouvons et sommes, qu’on l’appelle comme l’appelle.
- Une théologie qui ne prétend pas répondre à aucune des questions auxquelles la science ne répond pas.
- Une théologie qui n’a pas la vocation d’enseigner ou de justifier des dogmes à croire, mais la vocation d’aider à parcourir de manière raisonnable un chemin vers le Mystère.
2- Une anthropologie écologique, non dualiste, cosmocentrique
Il faut reconnaître que la culture occidentale est la plus anthropocentrique de toutes les cultures. Et que la religion judéo-chrétienne est la plus anthropocentrique de toutes les religions.
Il faut dépasser ce paradigme théologique, vers une anthropologie de la Communauté de tous les êtres vivants, de tous les êtres. La physique et la biologie nous ont définitivement décentrés et nous ont unis avec tout ce qui est, avec tout ce qui vit. Nous descendons d’une fusion de bactéries, nous partageons des ancêtres avec les chimpanzés et nous avons 99 % de notre ADN en commun avec eux. L’évolution suit, et personne ne peut prédire où elle mènera, quels nouveaux modes de vie, d’intelligence et de nouveaux sentiments vont émerger.
Une anthropologie qui dépasse le dualisme matière-esprit. L’être humain est, en tout, aussi matériel que la pierre, l’eau et l’air, la plante et l’animal. Nos pensées et nos émotions, notre peur et notre tendresse sont des formes émergentes de la matière, telles que la musique et les couleurs. Nous sommes entièrement de la matière, mais une matière complexe qui se manifeste et s’exprime sous des formes que nous appelons spirituelles et qui émerge de ce que nous appelons matière. Mais c’est aussi une façon de parler, car la matière est énergie, pouvoir pur, dynamisme, on dirait presque « esprit ».
Une anthropologie qui dépasse radicalement la dichotomie naturelle/surnaturelle, aussi bien que l’opposition naturelle/artificielle, toujours présente dans le discours de la hiérarchie catholique, en particulier dans les domaines liés à la vie et à la sexualité : moyens de contraception, procréation assistée, homosexualité… La nature ne connaît pas d’essences finies et fermées, invente sans cesse, et le « supérieur » émerge constamment de « l’inférieur ». Notre culture, comme toutes les religions, et même la « foi » et la « révélation », vient de la nature que nous sommes et qui est toujours ouverte à de nouvelles formes, animées par un dynamisme de transcendance. Le nouveau qui émerge est imprévisible, toujours unique, et toujours irréductible à la réalité (« matière », « matrice ») d’où il émerge, mais tout ce qui est nouveau, imprévisible et irréductible émerge de « quelque chose de matériel » ou « matriciel ».
Une anthropologie qui opère avec une notion de liberté cohérente avec les sciences. Il faut repenser la liberté. Les neurosciences et la génétique représentent un formidable défi pour le langage religieux traditionnel concernant la liberté, la culpabilité, le péché, la punition et le pardon. De nouveaux cadres de réflexion et de cohérence, de « crédibilité » s’imposent sur toutes ces questions. La liberté ne s’identifie pas avec le libre arbitre. Le libre arbitre (la capacité d’élire sans être déterminé) n’existe pas, mais la liberté est d’un autre ordre : elle est la faculté de s’approprier des conditions qui nous déterminent, et la faculté d’être plus à travers justement des conditions qui nous déterminent.
3- Une christologie mystique, spirituelle et non jésucentrique
Le christianisme a encore renforcé la dignité et la centralité de l’être humain dans le cosmos du fait que son dogme central confesse que Dieu s’est incarné dans un être humain ; pas dans une pierre ni dans une plante ou un animal quelconque ; et justement dans un Homo Sapiens juif né il y a 2000 ans.
L’astrophysique, la paléoanthropologie, la biologie évolutive nous invitent à dépasser cette vision étroite. Il suffit de penser que l’espèce Homo peut évoluer comme elle l’a fait depuis 3 millions d’années, mais aujourd’hui par l’entremise de la biotechnologie et de la neuro-technologie. D’autres espèces physiques et spirituelles beaucoup plus développées (organismes altérés, cyborgs ou robots…) peuvent émerger.
4- Autre eschatologie
Les religions ne sont pas nées de l’obsession de la mort, mais du miracle de la vie. Je ne pense pas qu’elles aient surgi pour soulager le vertige du néant après la mort, mais pour exprimer l’admiration d’être et de vivre et pour transformer l’admiration en vénération et en bonté. Mais il est vrai que les religions ont façonné les peurs de la conscience et fabriqué des croyances sophistiquées de l’au-delà : immortalité de l’âme, résurrection des corps à la fin des temps, jugement du ciel ou de l’enfer, réincarnation de la conscience individuelle dans des nombreuses vies et corps jusqu’à la libération complète… Il s’agit d’images et de croyances, et elles ne sont valables que si elles aident et n’entravent pas la joie et la liberté de vivre dans le présent. La foi n’offre aucune information de l’au-delà.
Comment parler de l’au-delà ? Si nous ne savons pas vraiment ce qu’est la vie, nous ne pouvons pas imaginer ce que pourrait être la « survie » (appelez-la immortalité, résurrection ou mémoire), mais cela ne doit pas être en contradiction avec la science.
Je pense que nous devrions dépasser la notion même d’au-delà. Ou la rupture entre le temps et l’éternité. C’est dans la vie mortelle que se trouve la vie éternelle et « dans la mort elle-même est l’immortalité », comme l’a dit R. Panikkar, évoquant une pensée des Védas hindous.
Vivons une vie telle qu’elle vaudrait la peine d’être pour toujours : voilà la vie éternelle, ou la vie pleine.
5- Le mystère de Dieu au-delà de ses images créées
En ce qui concerne Dieu, la Réalité Ultime ou la Réalité Première, le Mystère du monde, les sciences n’affirment ni ne nient rien, mais elles imposent un certain cadre de cohérence et de raisonnabilité à notre langage, si nous voulons dire sur LUI/ELLE quelque chose qui ne rabaisse pas le mystère.
Ce que nous comprenons par « Dieu » est une construction humaine. Tout ce que nous pensons et imaginons en tant que Dieu n’est que « dieu » : une construction culturelle humaine. Nous ne pouvons pas imaginer ou croire en un Dieu à l’image et à la ressemblance de l’être humain, avec une psychologie humaine… La théologie doit penser et dire à Dieu dans la conscience du caractère créé de toutes ses images.
La théologie doit en particulier dépasser la notion de Dieu comme cause. Un « Dieu » qui répondrait à toutes les questions sera toujours un dieu créé par nous, comme les sculptures de Nippour.
Il faut donc surmonter l’image traditionnelle du dieu interventionniste des miracles. Nous ne pouvons pas croire au Dieu des miracles compris de manière traditionnelle : comme des événements qui enfreignent les lois de la nature par une intervention divine. Nous ne pouvons jamais dire : « Ici les lois de la nature ont été enfreintes », car nous ne connaissons pas toutes les lois et possibilités de la nature. Et on ne peut pas croire en un Dieu arbitraire qui intervient quand il veut.
Nous ne pouvons pas non plus croire au « Dieu dessinateur intelligent ». Le scientifique n’a pas besoin de Dieu pour sa tâche d’expliquer la structure physique de l’univers qui englobe tout ce qui est, et s’il était informé qu’il y a quelque chose en dehors de l’univers, il entrerait également dans son domaine d’étude. En outre, quiconque veut continuer à soutenir que ce monde est le fruit d’un dieu dessinateur doit accepter que ce dieu a été un très mauvais dessinateur.
Tout cela met en évidence la nécessité de surmonter le dualisme Dieu-monde. Dieu et le monde ne sont pas deux, et ils ne sont pas non plus un. Dieu n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur du monde. Dieu n’est ni comptable ni localisable. Il n’est pas possible de lui appliquer le schéma du nombre, de l’espace et du temps. Qu’est-ce que Dieu, alors ? Nous ne savons pas comment le dire. C’est le Tout qui est plus que la somme des parties. C’est l’interrelation, l’Inter-être. Dieu est un nom – un simple nom commun, créé – de la créativité sacrée, une façon maladroite de dire le Mystère infini ou innommable, le Souffle ou l’Esprit qui crée et fait que tout soit en mouvement, l’Être et le Pouvoir d’être de ce qui est, le présent ou le silence, la force et la douceur, le pouvoir et la tendresse, le pouvoir de la tendresse.
Lorsque nous disons « Dieu », nous n’expliquons pas ce qu’est le monde ni pourquoi il existe, mais nous reconnaissons que tout est un miracle et que le Fond et la Source sont bons, dignes de confiance et qu’il ne nous appartient pas de le rendre manifeste et efficace.