Chili : un accord entre l’Église et la justice tourne au fiasco.
Par Régine et Guy Ringwald
Par un motu proprio rendu public le 9 mai, le Pape François vient d’énoncer des règles plus claires quant à la prise en charge des plaintes pour abus sexuels. Il prévoit notamment l’accélération des procédures, et apporte aussi des mises au point qui devenaient urgentes concernant la responsabilité des évêques [1].
Les règles énoncées dans le motu proprio ne concernent que la règlementation interne à l’Église : il est dit qu’elle ne doit pas interférer avec les procédures judiciaires, mais rien sur une éventuelle obligation de dénoncer à la justice civile. Ce qui s’est passé au Chili, dans les jours qui ont précédé, illustre la nécessité d’aller plus loin pour clarifier les relations entre l’Église et les États. Là, c’est plutôt une confusion organisée qui a été mise en échec par les réactions des victimes et des laïcs.
Après les visites, apparemment sans complaisance, de Mgr Scicluna, et quelques déclarations de principes, on pouvait espérer que la hiérarchie jouerait le jeu, qu’elle y serait bien obligée. On pouvait aussi faire confiance, pour ce qui la concerne, à la justice chilienne pour faire son travail, ce qu’attendent d’ailleurs les Chiliens [2]. Une tentative d’organiser les rapports de l’Église avec la justice selon des normes dérogatoires a échoué, mais elle a montré la nécessité de modifier profondément les mentalités. On en est encore loin. Dans cette affaire, les deux parties ont trouvé le moyen de se ridiculiser, tout en donnant à penser que l’Église n’avait toujours rien compris, et que la justice pourrait transiger. Un désastre, pour (presque) rien.
Le 30 avril, la conférence des évêques achève sa réunion annuelle. Le communiqué final est rédigé sur le mode « plutôt content de soi » : ils viennent de signer une convention avec le Procureur national, accord censé faciliter l’échange d’information, et la prise en compte des plaintes des victimes. Cet accord fait l’objet d’une annonce solennelle, avec photos dans la presse, et donnée sur un ton avantageux. Tout le monde est content. Enfin, pas tout à fait, comme nous allons le voir.
Arrêtons-nous un instant sur les protagonistes du côté de la hiérarchie :
• Fernando Ramos, secrétaire de la Conférence, évêque auxiliaire de Santiago, maintenant administrateur du siège de Rancagua. Ce sont les deux évêchés où ont eu lieu, il y a un an, des perquisitions menées durement et qui ont donné des résultats, dont certains touchent… Fernando Ramos. C’est lui qui avait préparé la visite du Pape en janvier 2018, pas exactement un succès. C’est lui qui, dans une conférence de presse tenue au retour de Rome [3], ne parvenait pas à dire que les évêques avaient une responsabilité dans la situation, et c’est encore lui qui n’a jamais eu connaissance d’une lettre, trouvée au cours de la perquisition à Santiago, qui mettait en cause le Cardinal Ezzati dans l’affaire Karadima.
• Ignacio Gonzalez, évêque de San Bernardo, mais surtout membre de l’Opus Dei. Après la parole particulièrement mal venue du Pape à Iquique, traitant les victimes de calomniateurs, il avait cru triompher en disant « qu’on le veuille ou non, l’Église est hiérarchique ». C’est un membre éminent de la commission de protection des mineurs dont il a, un temps, assuré la présidence par intérim.
• Ana Maria Celis, nommée présidente de ladite commission après le passage de Mgr Scicluna, enquêteur envoyé par le Pape pour deux missions, en 2018. Sa nomination avait été bien accueillie : une laïque remplaçait un évêque. Le Pape l’avait reçue à Rome. C’est elle qui a joué le rôle central dans la négociation. Négocier au nom de la Conférence des évêques n’est pas exactement le rôle d’un organisme qui devrait être autonome dans sa tâche de surveillance et de protection.
Dans une déclaration commune, les signataires présentent l’objectif principal de la convention : il s’agit d’« encourager le développement des enquêtes passées, en cours ou à venir, concernant des crimes sexuels commis par des membres de l’Eglise contre des enfants, des adolescents et des personnes handicapées ». Le texte est lourd : 7 pages, plus deux annexes, la seconde (9 pages) décrivant en détail les procédures de contact et de collaboration. Il doit favoriser les échanges d’information entre l’Église et le Procureur sur les cas d’abus. Il présente comme des avancées des dispositions qui n’en sont pas, il institue le secret des perquisitions.
Des réactions très vives
À peine annoncée, la signature du texte a provoqué la révolte des victimes d’abus sexuels sur mineurs : les trois victimes de Karadima qui poursuivent le combat, mais pas seulement eux. Ils accusent la convention d’instituer des protections indues et de donner des privilèges à l’Église. Ce qui révolte le plus les victimes, c’est que l’accord « est fondé et s’appuie sur la bonne foi que toutes les parties déclarent et s’engagent à maintenir ». Selon le texte, l’interaction entre l’Église catholique et le ministère public sera désormais « amiable » et se fera par négociations directes. Hamilton fait remarquer que c’est une erreur d’accepter une telle collaboration, « prenant pour acquis qu’ils se comporteront en conséquence alors que, précisément, ce qui doit faire l’objet d’une enquête, c’est qu’ils n’agissent pas comme ils le devraient. » Pour Juan Carlos Cruz, « Ces délinquants de l’épiscopat ont recours à tout pour éviter de faire l’objet d’une enquête… C’est désolant de voir le procureur Abbott signer un pacte, et être trompé par l’épiscopat, Ramos, Gonzalez, Ana Celis et d’autres ».
Selon la revue CRUX, Jaime Concha, un médecin qui a dit avoir été abusé sexuellement alors qu’il était étudiant dans une école dirigée par les frères maristes, a qualifié de « barbare » cet accord : « Le procureur national outrepasse les limites de ses compétences », dit-il. « Comment peut-il s’associer à une organisation accusée de camouflage systémique pour des causes encore en suspens ? »
Le Parlement a aussi réagi : « Impossible de trouver quelque chose de plus illégal et immoral que l’accord de collaboration » selon le député René Saffirio. Le Procureur Abbott a été appelé à venir s’expliquer devant une Commission de l’Assemblée.
Dès le 2 mai, les deux victimes de Karadima qui résident au Chili, Hamilton et Murillo, accompagnés de deux autres victimes, représentant le Réseau des Survivants d’Abus ecclésiastiques, Silvana Borquez et Helmut Kramer, ont rencontré le Procureur Abbott pendant une heure et demie. À la sortie, devant les micros de la télévision, ils estimaient que, du fait de cet accord, la confiance avait été rompue. Hamilton explique : « Il doit être clair que la justice au Chili n’a pas besoin d’accords spéciaux ». Il annonce : « nous leur avons demandé de laisser cela sans effet », précisant : « nous pensons qu’il s’agit d’un acte grave… qui porte atteinte symboliquement à l’autonomie du ministère public, et du Procureur général ».
La justice embourbée
À la suite de cela, le Procureur a regretté que la convention ait à ce point blessé les victimes, et a décidé de réévaluer le texte. Le 6 avril, il faisait savoir qu’il n’appliquerait pas la Convention. Mgr Ramos, de son côté, assurait que l’Église catholique appliquerait toutes les dispositions la concernant. Voilà qui se termine par un beau fiasco : heureusement que le ridicule ne tue pas. La hiérarchie peut trouver là une nouvelle occasion de réévaluer à quel point elle est déconsidérée, et ses façons de faire dépassées. Mais ce sont les mêmes qui sont toujours là, et brillent par leur entêtement à ne pas comprendre.
Mais de l’autre côté, le résultat n’est guère plus présentable. L’Association des Procureurs a qualifié d’erreur cet accord de collaboration signé avec la Conférence épiscopale du Chili. Le Procureur Abbott, qui avait laissé à la manœuvre ses subalternes, n’a pas su évaluer la situation, et il est maintenant mis en cause par le procureur régional de la Région des Lacs (sud du pays) Marcos Emilfork. Le 3 mai, il adressait un courriel au négociateur, Ymay Ortiz, directeur du service spécialisé. Pour lui, ce type d’accord « porte atteinte à l’autonomie institutionnelle ». Il précise sa critique : « je ne peux qu’exprimer ma préoccupation quant à la formule utilisée dans cette affaire, à savoir la signature d’un accord-cadre de collaboration, car elle implique des obligations pour le ministère public à l’égard d’une institution dont les membres font actuellement l’objet d’enquêtes précisément pour des crimes sexuels ».
Le sens d’une révolte
Mais qu’y avait-il donc dans cet accord, et que lui reproche-t-on ? La première chose qui le rend inacceptable aux yeux de ses critiques, c’est qu’il existe. Car il ne se justifie pas, en droit, de traiter l’Église Catholique, et ses membres, en marge des lois. Quant au contenu, distinguons :
• ce qui est présenté comme des avancées au bénéfice des victimes, mais qui n’en sont pas ; par exemple le devoir de dénoncer dans les 24 heures des faits dont on a connaissance, c’est déjà dans la loi ; informer la victime qu’elle peut saisir la justice : c’est vrai pour tout le monde ; connaître l’existence d’affaires prescrites, cela a déjà été fait.
• ce qui serait à l’avantage de la Conférence des évêques : le secret des perquisitions, et c’est sans doute un point central. Mais c’est une entrave évidente à la liberté d’informer, et encore une limitation à l’accès des victimes au dossier. Au printemps 2018, au plus fort de la crise, des perquisitions avaient été menées, sans ménagement, devant les caméras de la télévision d’info en continu. Elles avaient permis la découverte de nombreux documents concernant des affaires d’abus, et des responsables ; citons : les cardinaux Errazuriz et Ezzati, mais aussi Mgr Ramos [4].
On s’est demandé si l’origine de cette initiative, pour le moins malheureuse, remontait à la visite de Mgr Scicluna. Celui-ci avait rencontré le Procureur Abbott, et l’avait assuré de la collaboration de l’Église. À ce moment-là, cela n’avait pas été interprété autrement que comme une visite de courtoisie et d’apaisement. De plus, les positions officielles du pape et de la Congrégation pour la Doctrine de la foi s’attachent plutôt en ce moment à privilégier l’accueil et l’écoute des victimes qui, dans le cas présent, n’ont pas même pas été consultées. Il est donc plus probable qu’il s’agit d’une initiative du trio présenté ci-dessus.
L’aspect politique
Les réactions des parlementaires ne sont peut-être pas anodines. Outre qu’elles montrent une fois de plus la sensibilité de la société chilienne à ces questions qui ne peuvent plus être seulement l’affaire de l’Église, il convient de signaler qu’un débat est en cours au Parlement sur la dénonciation des abus sur mineurs. Un amendement visant à exclure le cas de la connaissance acquise lors d’une confession a été rejeté à l’assemblée, ce qui revient à lever le secret de la confession. La loi doit maintenant aller au Sénat. Voilà qui pourrait ne pas simplifier les rapports entre l’État et l’Église. D’ailleurs, les évêques sont déjà montés au créneau. Il ne manque pas de voix pour remarquer que la date à laquelle a été annoncée la convention n’est peut-être pas le fruit du hasard. Elle était censée donner une bonne image de l’attitude de l’Église. C’est raté ! Et le motu proprio que vient de publier le pape reste fermé sur ce sujet.
Poblete : l’horreur
Ne rangeons pas notre plume avant d’avoir signalé un nouveau scandale qui ne paraît pas lié directement à ce qui précède, mais défraie la chronique sur le même sujet. En plus des prêtres diocésains et des évêques, plusieurs religieux, surtout parmi les congrégations enseignantes : maristes, Schönstatt, salésiens, sont l’objet de plaintes. Récemment, les jésuites ont été touchés. Le dernier cas en date est particulièrement douloureux, en même temps qu’horrible. Il s’agit d’un « saint homme », , mort en 2010, qui a été le chapelain de la fondation « Hogar de Cristo »[5]. Sa réputation était telle que son nom avait été donné à un magnifique parc de Santiago, où il avait sa statue [6]. Une dizaine de plaintes sont déposées contre ses abus, et contre ceux qui savaient (plus ou moins, laissons-leur le bénéfice du doute). Le 30 avril (décidément tout arrive en même temps), dans une interview à une chaine de télévision, « Ahora noticias », Marcella Aranda a révélé ce qu’elle avait eu à subir de la part de Poblete. Prise en charge à l’âge de 19 ans, elle a été violée pendant 10 ans, a dû avorter trois fois. J’ai compris, dit-elle, quand il m’a lâchée, que c’était parce qu’il en avait trouvé une autre. Permettez-nous d’épargner aux lecteurs de Golias les détails les plus pervers. « Pire que Karadima », dit l’avocat de Marcella [7]. Mais sachons qu’au Chili, c’est dans tous les journaux, sur tous les écrans de télé. Il y a longtemps que ces choses-là font partie des informations.
Notes :
[1] la question était épineuse du fait que l’évêque est maître dans son diocèse et ne répond qu’au Pape. Une tentative d’instituer une juridiction concernant les évêques avait échoué en 2017, provoquant une crise à la Commission Pontificale de protection des mineurs (Golias Hebdo n° 473). Le motu proprio élabore une procédure, mais ne crée pas d’instance autonome traitant le problème.
[2] nous ne confondons cependant pas le travail de la justice qui concerne les crimes, ceux des ecclésiastiques comme ceux de tous les autres, et le travail des responsables de l’Église qui est d’ordre pastoral.
[3] voyage au cours duquel les évêques avaient été durement tancés par le Pape, et avaient « démissionné ».
[4] actuellement, dix évêques sont l’objet de poursuites dans le cadre des abus sexuels.
[5] fondée par Alberto Hurtado que nous avons plus d’une fois cité ; c’est un lieu symbolique de l’engagement social ; c’est aussi là que s’est réuni, en janvier dernier, le synode des laïcs.
[6] la statue a été déboulonnée, et le parc débaptisé.
[7] il faudrait nuancer : les faits sont pires, mais chez Karadima, il y avait l’aspect institutionnel, l’implication de la bourgeoisie de Santiago, de la haute hiérarchie et de la politique.
Source : Golias Hebdo n° 576