Kerala : conflits de pouvoir sur fond d’abus sexuels
Par Régine et Guy Ringwald
Au Kerala, l’Église syro-malabare connaît une secousse sans précédent. Tout part de viols répétés sur la personne d’une religieuse, du fait d’un évêque. Il apparaît que les abus sexuels ne sont pas un phénomène nouveau, en Inde. Ce qui l’est, c’est que la victime se plaigne auprès de la hiérarchie, jusqu’au Pape lui-même, et qu’elle reçoive des soutiens, au point d’organiser une protestation publique, et d’obtenir l’arrestation de l’évêque. Mais à partir de là, c’est une dure bataille qui s’engage. Car il s’agit d’une congrégation religieuse où l’usage n’est pas de recourir à la juridiction civile, où tout doit se régler entre soi, et où l’application de la règle de l’obéissance tombe facilement dans l’arbitraire. Il s’agit aussi d’un pays où il n’est pas habituel de recourir aux tribunaux contre les autorités de l’Église. Aussi celles-ci prennent-elles une attitude de raidissement, renforcée par le contexte.
La population montre encore des réflexes « légitimistes », défendant l’institution. Les autorités civiles sont muettes. Cependant, les soutiens ne fléchissent pas et reposent le problème sous l’angle de la confiance en l’Église, gravement atteinte. La police fait son travail, et la justice se montre capable de sévir sur la personne d’un prêtre. Certes, la position des moniales est faible, leurs moyens économiques inexistants. Mais comment les choses peuvent-elles tourner si l’évêque était condamné ?
Au-delà du contexte local, se trouve encore une fois posée la question de l’abus sexuel sur les religieuses de la part de prêtres. De là, on touche au statut de la religieuse dans sa congrégation, qui peut devenir une zone de non-droit, et où l’intégrité physique et morale de la personne peut être menacée. Au vingt et unième siècle ?
« Lorsque Mgr Franco Mulakkal a accepté de célébrer personnellement la première communion pour le fils de Darly (Darly est une femme NDLR), un honneur rare dans leur Église catholique en Inde, la famille a été remplie de fierté. Pendant la cérémonie, Darly a regardé sa sœur, une religieuse (Missionnaire de Jésus) qui travaillait avec l’évêque, elle a vu ses yeux déborder de larmes – des larmes de joie, se dit-elle -. Mais ce n’est que plus tard qu’elle apprit l’accusation portée par sa sœur selon laquelle, la veille au soir, l’évêque l’avait convoquée dans ses quartiers et l’avait violée ». C’est en ces termes que le New York Times ouvrait son article sur le sujet en février de cette année.
La victime, qui garde l’anonymat, a déclaré avoir été violée treize fois de 2014 à 2016. Le hiérarque mis en cause est Franco Mulakkal, évêque de Jalandhar, au Pendjab [1]. Il niait, et nie toujours. Quand elle est sortie de son mutisme, la religieuse s’est plainte, d’abord auprès de la supérieure, puis des évêques, de la Curie, enfin du Pape François. Comme aucune réponse ne venait, cinq religieuses de la communauté sont passées à une démonstration publique, dans la ville de Kochi (Kerala), sous la forme d’un sit-in demandant « Justice », réclamant plus précisément l’arrestation de l’évêque. Elles ont été rejointes par des manifestations de laïques, auxquelles participaient des sympathisantes musulmanes, et soutenues par des prêtres, regroupés dans l’organisation SOS (Save Our Sisters). Puis des représentants de la société, d’abord pris de court par un mouvement tout à fait inhabituel, les ont rejointes. Leur détermination est totale.
La sacralisation du prêtre en question
« Si cette affaire va de l’avant, ce sera un nouveau départ, et les prêtres et les évêques seront obligés de répondre de leurs actes », selon le Révérend Augustine Vattoly, qui fut à l’origine du mouvement SOS, et qui a soutenu les religieuses, bien qu’il en ait été fortement dissuadé par ses supérieurs. C’est que le cas n’est apparemment pas isolé. D’autres religieuses, victimes de viols, se sont manifestées auprès de la police. Toujours au Kerala, selon un responsable de la police judiciaire, quatre prêtres ont été accusés d’exercer un chantage sur des femmes, à l’occasion de la confession, utilisant ce qu’ils ont appris pour les forcer à avoir des rapports sexuels.
C’est plus grave qu’on ne pourrait le penser pour l’Église catholique. Certes, elle est une petite minorité à l’échelle de l’Inde. Mais au Kerala, l’Église syro-malabare [2] représente 20 % de la population, et jouit d’une forte considération, et d’une certaine influence. Elle est surtout l’héritière d’une très vieille implantation chrétienne : la tradition fait remonter sa fondation à l’apôtre Thomas [3]. Augustine Vattoly s’inquiète : « L’Église est en train de perdre son autorité morale… Nous perdons la confiance du peuple. L’église deviendra un lieu sans personne, si cela continue. Comme en Europe, les jeunes ne viendront plus. » Or, devant la chute de l’influence de l’Église dans nos pays occidentaux, les autorités du Vatican comptent sur des pays plus éloignés pour faire « reverdir » la foi et la pratique.
La perte de confiance est en train de gagner, dans un pays où il est jusqu’ici presque impossible de porter des accusations contre les clercs, les religieuses et les institutions ecclésiales. La sacralisation du prêtre atteint des sommets. C’est peut-être en train de changer, comme le dit Darly : « Nous avions l’habitude de voir les prêtres de l’Église comme l’équivalent de Dieu, mais plus maintenant ». Mais il y a encore du chemin à faire. Un exemple du caractère sacré du prêtre : l’un d’eux vient d’être condamné à vingt ans de prison pour avoir violé une jeune de seize ans qui s’est trouvée enceinte. Il a fallu lutter contre des parades inattendues : le père a d’abord dit que c’était lui qui avait violé sa fille, et non pas le prêtre. Puis la jeune femme, elle-même, a dit que le rapport était consenti, et qu’elle était majeure. C’est un rapport médical qui a prouvé qu’elle était bien mineure.
L’évêque arrêté, puis libéré
Le 21 septembre, soit au bout de deux semaines de protestation, les sœurs obtiennent gain de cause : l’évêque est arrêté, inculpé de viol et d’agression sexuelle avec violence. S’il est déclaré coupable, il est passible d’une peine minimum de 10 ans, mais cela peut aller jusqu’à la perpétuité. Il avait été remplacé par un administrateur provisoire – officiellement sur sa demande -. Le 15 octobre, il est libéré sous caution et rejoint son évêché. Il est accueilli en héros, avec banderole, un grand portrait affiché à la cathédrale, et une pluie de pétales de roses.
La bataille, le mot n’est pas trop fort, ne fait que commencer. Les accusations se multiplient, contre les victimes et leurs soutiens. Les arguments d’autorité et les mesures disciplinaires semblent être la seule réponse que les autorités sont capables d’imaginer. « Comment pourrais-je intenter une action contre Son Excellence, écrit la supérieure, Regina Kadamthottu, alors que nous sommes sous son autorité, et que nous avons besoin de son soutien pour l’existence même de notre congrégation ? » C’est le devoir d’obéissance et d’allégeance à l’évêque qui prime. On aurait envie de demander jusqu’où doit aller l’obéissance.
L’évêque contre-attaque, accusant la plaignante de vouloir se venger d’une ancienne mesure disciplinaire. Il rapporte aussi une accusation dont lui aurait fait part une femme, selon laquelle la sœur aurait une liaison avec son mari. Un peu plus tard, la sœur et des membres de sa famille sont accusés de menacer de mort l’évêque Mulakkal.
Les sœurs qui se sont livrées à la protestation sont l’objet d’une mesure d’éloignement dans une autre communauté, ce qu’elles refusent. Elles veulent rester auprès de la victime pour protéger sa sécurité. Ce n’est peut-être pas superflu. En effet, le 22 octobre, un prêtre, le père Kuriakose Kattuthara, qui avait témoigné à charge contre l’évêque, faisant état de ce que lui avaient rapporté des religieuses sur son comportement, a été retrouvé mort dans sa chambre. Les causes du décès n’ont pas été éclaircies, mais la famille fait état de menaces que le prêtre aurait reçues de l’entourage de l’évêque. Les sœurs ont finalement obtenu de rester dans leur communauté, au moins le temps du procès, mais elles sont ostracisées, c’est la loi du silence, et privées de toute activité : pour elles « la pire des punitions ».
L’ouverture du procès de l’évêque a été retardée plusieurs fois : des documents disparaissaient. Récemment, le dossier était contenu sur trois CD, mais deux ont été trouvés en blanc. Il est maintenant prévu qu’il puisse s’ouvrir, l’acte d’accusation vient d’être transmis au tribunal.
Sr Lucy, Sr Lissy
Dans la congrégation des Missionnaires de Jésus, où se sont produits les faits incriminés, c’est statu quo, dans les conditions que nous venons de décrire. Mais depuis quelque temps, c’est Sœur Lucy Kalapura qui retient l’attention. Elle appartient à la congrégation des Franciscaines Clarisses, donc une autre communauté, mais elle s’est jointe à la protestation publique. Depuis, elle est l’objet d’attaques, de diffamation sur les réseaux sociaux. Elle a même été expulsée de sa communauté. Elle se bat contre la situation qui lui est faite, et veut demeurer dans son couvent, où elle a prononcé des vœux qu’elle continue à assumer. Elle a fait appel au Vatican.
Ce qu’on lui reproche : avoir acheté une voiture en souscrivant un crédit, avoir publié un livre, enfreint les règles vestimentaires, donné des entretiens à la télévision, où elle défend la victime de l’évêque Mulakkal. Pour elle, ses initiatives n’ont d’autre but que d’assurer ses missions. Sr Lucy a 54 ans, elle est professeur de mathématiques, mais assure en plus un service auprès des personnes pauvres ou fragilisées, son action est connue et appréciée, mais fait peut-être un peu d’ombre à certaines. Sur le site Global Sisters Report, elle s’exprime sur son expérience [4] : « j’ai réalisé que notre présence physique non seulement réconforte les gens, mais renforce leur confiance en eux… je suis en liaison avec les bureaux du gouvernement, je conseille également des familles catholiques qui se sentent négligées par les prêtres et les religieuses de leur paroisse ».
Et si elle a pris certaines initiatives sans autorisation, c’est que ses demandes ne recevaient jamais de réponse. C’est une pratique qui se rencontre dans certaines communautés pour mettre quelqu’un en situation de marginalisation. Il ne fait pas de doute que ces critiques sont nées après la participation de Sœur Lucy à la protestation d’octobre 2018. Elle se trouve maintenant au centre de la controverse, condamnée par les autorités, défendue par les soutiens à la victime.
Sœur Lissy Vadakel, elle, a une ancienne proximité avec la victime qu’elle a côtoyée en diverses circonstances. Elle était très bien considérée par les autorités et par sa congrégation, pour ses capacités de prédication. Malheureusement, si l’on peut dire, elle a pris le parti de la victime. De ce jour-là, son travail a commencé à être déprécié, et sa présence dans sa communauté mise en cause. Elle a été mise à l’écart et confinée au « guest house » du couvent. Elle est l’objet de la protection de la police, la première en Inde à bénéficier de cette récente disposition pour les personnes menacées.
Une lettre au Pape
Le 9 novembre 2018, l’Indian Women Thelogians Forum [5] a envoyé une lettre au Pape François. Elle est appuyée par des catholiques de 24 pays, principalement des États-Unis, d’Australie et du Brésil, par des Indiens de 15 États, dont 500 du Kerala. 71 prêtres indiens, plus de 50 religieuses et 16 avocats ont également signé. Dans un souci de transparence, la lettre est envoyée à 250 représentants de l’Église Catholique dont tous les évêques indiens. Elle exprime une vive inquiétude devant l’absence de réponse aux différentes démarches. Elle rappelle les protestations, les manifestations ostentatoires lors du retour de l’évêque Malukkal, dénonçant l’inaction de l’administrateur en cette circonstance, la mort du Père Kattuthara. Elle dénonce l’absence d’un dispositif de défense des victimes dans les institutions de l’Église, cela en dépit de l’existence d’un guide pour le traitement des cas d’abus sexuels, adopté en septembre 2017 par la conférence des évêques indiens, mais pas réellement appliqué.
La lettre demande notamment : un accusé de réception, cité en premier lieu, la mise en place d’un comité comprenant au moins 50 % de femmes pour évaluer les défaillances de l’Église dans cette affaire, examiner les faits et les accusations, prendre des mesures de sécurité pour les plaignants et les témoins. S’adressant spécifiquement au Pape François, elle lui demande d’engager l’Église Indienne à traiter la situation pour restaurer « notre foi en l’Église ».
Nous n’avons pas connaissance qu’il y ait eu une réponse.
Les dernières nouvelles ne sont guère encourageantes. Le synode de l’Église syro-malabare, réuni à Kakkanad, une banlieue de Kochi, a déclaré tout à fait légale l’exclusion de la sœur Lucy des Franciscaines Clarisses, qui a été prise avec toutes les conditions canoniques, et avec l’approbation du Saint Siège. Il menace d’actions disciplinaires les prêtres et les moniales qui protestent contre la congrégation clarisse. L’organisation SOS est même qualifiée de « terroriste ». Mais celle-ci, qui qualifie de risibles ces accusations, maintient son action pour le respect du droit des femmes. On se menace réciproquement d’actions en justice.
Tout y est, mais en pire
Dans cette affaire, menée très durement par l’Église, au mépris des multiples engagements, demandes de pardon et autres, on retrouve tous les ingrédients connus d’une crise qui apparaît de plus en plus comme universelle, parce que liée au système de pouvoir : structure verticale, allégeance à la hiérarchie, sacralisation du prêtre, et plus encore de l’évêque, absence de recours pour les victimes, dénigrement et accusation des victimes, et non pas des agresseurs, volonté de garder l’affaire entre soi, « culture de l’abus » pour reprendre les termes du Pape François (bien silencieux en l’occurrence). Les mêmes ingrédients, certes, mais replacés dans un contexte qui aggrave la situation : la vie des congrégations religieuses, et une culture où la femme est dans une position clairement seconde. L’abus de pouvoir est renforcé par l’abus de l’exigence d’obéissance, mal compris, et qui devient l’arbitraire. Dans le cas qui nous occupe, les accusations en tout sens, la référence à des supposées sanctions contre lesquelles on ne peut se défendre, l’ostracisme et la relégation de fait, le dénigrement public, voilà qui dépasse l’injustice ou la mauvaise manière, et qui touche au harcèlement moral et à la manipulation mentale. On a attenté à la dignité de religieuses, on s’attaque à leur intégrité mentale.
A quand la fin des abus sur les religieuses, qui provoquent la réprobation, qui ont été dénoncés, rappelons-le, il y a vingt-cinq ans dans des rapports au Vatican, et dont le pape lui-même a reconnu avoir connaissance ?
Pour finir, citons Sœur Jesme. Elle a renoncé à la vie religieuse après des années de lutte de l’intérieur [6]. Au journal numérique indien TNM, elle dit ceci : « Ils veulent des marionnettes qui obéiront même si on leur demande de faire quelque chose de mal. On n’est pas à l’époque Tuqhlaq [7] pour que les lois de l’Église soient interprétées par les autorités comme elles le souhaitent. Même le terme de discipline est dépassé… ce que les vœux nous enseignent, c’est l’obéissance responsable, pas l’obéissance aveugle. »
Notes :
[1] Jalandhar est au Penjab, à quelques 350 km au nord de New Delhi. Le Kerala est à l’extrême sud-ouest du pays. La communauté des Missionnaires de Jésus dépend de cet évêque parce qu’elle a été fondée par un de ses prédécesseurs.
[2] En communion avec l’Église catholique
[3] Nous ne garantissons pas l’authenticité historique, mais on a connaissance d’une ancienne diaspora juive.
[4] Le texte de l’entretien est disponible en traduction française sur le site NSAE : https://nsae.fr/2019/08/22/en-inde-une-religieuse-exclue-de-sa-congregation-pour-avoir-proteste-contre-un-eveque-soupconne-de-viol/
[5] Forum Indien des Théologiennes
[6] Sr Jesme a publié un livre où elle parle de son expérience, de ce qu’elle a vu et vécu dans sa congrégation.
Sr Jesme : Amen, autobiography of a nun Ed Penguin Books, 2009
[7] Dynastie musulmane qui régna sur le sultanat de Delhi entre 1320 et 1413
Source : Golias Hebdo n° 589