L’homme qui donne une sépulture aux migrants
Par Audrey Lebel
« Depuis le début de l’année, j’en ai enterré une dizaine, calcule Chamseddine Marzoug. Et la saison n’a pas encore commencé », se désole cet ancien pêcheur de cinquante-deux ans, bénévole au sein du Croissant Rouge à Zarzis, station balnéaire du sud-est de la Tunisie, tout près de l’île de Djerba, et à une soixantaine de kilomètres de la frontière libyenne.
Ici, les touristes côtoient les morts sans s’en apercevoir. Karim Gherbi, vingt-huit ans, est un des plagistes du coin. Par 40 °C, en ce début juillet, il arpente la plage pour proposer des excursions aux vacanciers. Il est loin pour lui le temps de Lampedusa, la traversée de la Méditerranée, les vingt-trois heures en mer quand le bateau est tombé en panne, l’attente des secours, le renvoi au point de départ. C’était en 2012. Depuis quelques semaines, il a repris du service auprès des touristes. La haute saison a commencé.
Pour Mohammed Boulaaba aussi. Ce Tunisien est le gérant de la résidence-hôtel Les Berbères, dans la région touristique de Zarzis. C’est là, à quelques mètres des complexes touristiques barricadés, coupés du reste de la ville, que Mohammed fait parfois des découvertes macabres. Celles de corps échoués, ceux de migrants qui ont tenté de rejoindre l’Europe sur des bateaux pneumatiques à peine gonflés et surchargés, et qui n’y sont jamais parvenus. « C’était un Noir, explique ce Zarzisien de soixante ans. Ce sont tous des Noirs, les cadavres, ici. Il était blanc à force d’être resté dans la mer, à cause du sel. Avec ma femme, on l’a sorti de l’eau, on l’a enveloppé dans une fouta, et on a appelé la garde nationale. »
Quatre cents enterrements depuis 2011
Ensuite, la procédure est toujours la même : c’est Chamseddine qui prend la relève. Après l’appel des gardes maritimes tunisiens, ce croque-mort improvisé se rend sur le lieu où le cadavre a été trouvé. En général, il emprunte le Berlingo de son cousin ou le 4×4 du Dr Slim, un autre bénévole du Croissant Rouge. « Sa famille n’est pas au courant, d’ailleurs. Il ne veut pas qu’elle sache que la voiture transporte des morts. Après chaque enterrement je lave sa voiture de fond en comble pour qu’il n’y ait pas d’odeur, pas de traces. » On lui a fait don d’un corbillard, mais il est bloqué à la douane depuis un mois.
Aux côtés des gardes maritimes, il déshabille entièrement le corps « pour voir s’il a un tatouage ou un signe distinctif ». Puis le lave sur la plage, avec des seaux d’eau, en retirant les algues à la main, avant de l’envelopper dans un sac mortuaire. Le transporte à l’hôpital où un médecin légiste procède à un constat de décès quand il est en état d’être déplacé. Attend pour obtenir l’autorisation du procureur d’enterrer. Puis enterre le cadavre. Celui d’un homme, d’une femme, d’un enfant. Ou leurs restes : un tronc, un bout de jambe, un pénis. De jour comme de nuit. L’an dernier, il en a enterré environ quatre-vingts. Pour la plupart découverts durant l’été.
Depuis 2011, il met un point d’honneur à enterrer dignement les dépouilles des migrants échouées sur les plages de Zarzis. À leur offrir une sépulture, un endroit où reposer en paix.
En sept ans, il a enterré environ quatre cents cadavres, « ou bouts de cadavres », dans un cimetière improvisé. Une ancienne décharge qu’il a lui-même nettoyée, arrangée, pour y créer « le Cimetière des inconnus ». C’est le seul terrain qu’il est parvenu à obtenir de la municipalité de Zarzis. Il y met toute son énergie, tout son temps, tout son argent. Au point de crisper sa femme, Moufida, qui avoue : « Même si je suis fière de son engagement, je suis en colère quand on reçoit une facture et que je m’aperçois que la moitié de nos revenus sont destinés aux migrants ».
La dernière personne qu’il a mise sous terre ? C’était le 4 juin. Une femme. Il sait que bientôt, il y en aura d’autres. Le 3 juillet, un naufrage au large de la Libye fait 180 morts. « C’est chez nous que ça va arriver », soupire-t-il en scrutant les informations sur Internet et en regardant inlassablement les photos des cadavres qu’il prend chaque fois avec son smartphone. Au 1er juillet, l’Organisation internationale des migrations (OIM) annonçait un millier de morts en Méditerranée en 2018. « Évidemment, la première fois que tu trouves un cadavre, tu es choqué. Mais il faut bien que quelqu’un s’en charge, assure-t-il. Personne ne voudrait être laissé à l’abandon sur une plage. Même les gardes maritimes me demandent comment je fais. » Comment fait-il, justement, face à ces défunts ? « Je n’ai pas peur des morts. J’en ai vu tant que je n’ai plus peur. J’ai peur des vivants. » Tout juste concède-t-il être incommodé par l’odeur des cadavres : « C’est inimaginable, indescriptible », reconnaît-il. Une question d’habitude. Pas un corps n’échappe à sa mémoire. En 2014, avec d’autres bénévoles du Croissant-Rouge, ils ont enterré cinquante-quatre cadavres en trois jours. « Sans doute le moment le plus difficile », se confie-t-il. « Parmi ces défunts, il y avait une femme et son enfant. Elle l’avait mis sur un bout de bois, qu’elle tenait grâce à une corde qui était encore dans sa main. Comme si, même dans la mort, elle protégeait son fils. »
Des tests ADN pour nommer les morts
Quand Chamseddine n’enterre pas des cadavres, il rend visite aux migrants dans des centres d’accueil de la région. Mais son autre combat est avant tout d’obtenir des tests ADN que ces morts ne restent pas qu’un chiffre parmi d’autres. Il ne sait pas qui sont les personnes qu’il enterre. Impossible de savoir d’où elles viennent, de connaître leur identité. À une exception près. Rose Marie est la seule à avoir son nom dans le cimetière. Elle fuyait le Nigeria. Elle est décédée avant le sauvetage du bateau par les ONG internationales en mai 2017. Il a pu l’enterrer en présence de son petit ami, avec qui elle avait fait la traversée. Pour le reste, c’est l’anonymat. « Même, juste avoir le nom, la date de naissance et la date de décès, parfois ce serait énorme. Tu rêves de pouvoir appeler ses parents et de leur dire : votre fils, votre fille est chez nous. Il, elle est bien enterré-e, il, elle repose en paix. Avec les tests ADN, on pourrait les identifier. »
C’est aussi pour cette raison qu’il conserve chez lui le peu de documents qu’il retrouve auprès des cadavres de migrants. Il aimerait créer un mémorial aux migrants. Une idée qu’il partage avec Mohsen Lihidheb, un quinquagénaire qui a créé à Zarzis le Musée de la mer et de l’homme en 1993. Depuis près de dix ans, il amasse les biens de ceux qui ont tenté la traversée au péril de leur vie, qu’il a trouvés sur la plage, et qu’il conserve au sein d’un musée dédié qu’il a lui-même créé, lui aussi avec ses propres moyens.
Pour lui, « ce qui se passe à l’heure actuelle dans la Méditerranée – le plus grand cimetière du monde –, c’est une nouvelle forme de destruction de masse ». Alors, voir ce que Chamseddine fait pour les migrants le réconforte. Ils se sont rencontrés il y a tout juste deux ans. Pour le Cimetière des inconnus, Mohsen a réalisé à la demande de Chamseddine une œuvre d’art qui surplombe le terrain : des bouées de signalisation noires et blanches, dont le tout forme un cœur. Histoire de rappeler que « Blanc, Noir, ça n’a pas d’importance. On est tous des êtres humains. On est tous égaux. Juifs, musulmans, chrétiens, on est tous identiques. C’est la politique qui crée tous ces conflits. » Chamseddine abonde : « Moi j’enterre toutes les religions. Ce qui m’intéresse, c’est l’être humain. » Et de ponctuer, sérieux : « En 2018, le prix Nobel, c’est pour moi ». Car aussi engagé soit-il dans sa cause, il entend bien que « son nom reste gravé dans l’histoire ».
Mais pour le moment, sa préoccupation principale consiste à trouver un nouveau terrain pour enterrer les défunts. Le Cimetière des inconnus est plein. Il a déjà fait tout ce qu’il pouvait pour gagner un maximum de place : construction d’un second étage, distance entre les parcelles de sépultures réduite au possible. Le crowdfunding qu’il a lancé pour récolter l’argent nécessaire à l’achat de ce nouveau bout de terre n’a pas abouti. Il manque toujours 35.000 dinars (environ 10.000 euros) pour l’acquérir. Il enchaîne les rencontres avec les responsables municipaux de Zarzis, les religieux. Le père Mathieu s’est dit prêt à donner une partie du cimetière des chrétiens provisoirement. « Inch’ Allah, souffle Chamseddine. Il va bien falloir trouver une solution. »
« Protéger les gens, pas les frontières »
Même s’il ne les déteste pas, il reconnaît être parfois amer à la vue des « touristes qui peuvent venir librement bronzer sur nos plages alors qu’on laisse mourir les autres dans la mer ». Il a été un professionnel du tourisme quand « c’était un jeune beau gosse », assure Mohammed Boulaaba. « Mais c’était il y a bien longtemps. Tu te souviens des petites Suisses ? », se remémore, espiègle, l’hôte de la plage Sangho. « Justement, déplore Chamseddine, si c’était une blonde aux yeux verts qu’on découvrait sur la plage, il y aurait des hélicoptères, un vrai cercueil, tout. Parfois, je me dis que cette vie n’a aucun sens. » Il est fatigué par ce combat qu’il n’a pas choisi.
Pour faire entendre son indignation, Chamseddine s’est rendu au Parlement européen à Strasbourg, sur l’invitation du Front de gauche, en avril dernier. Il y a reconstitué le périple d’un migrant, avec un cercueil pour bateau.
Avec les pêcheurs de Zarzis, Chamseddine n’hésite pas à nommer les responsables. Ou plutôt le responsable : Nicolas Sarkozy. « Pourquoi Sarkozy s’est mêlé des affaires de la Libye ? », lance-t-il. Et de continuer : « Il a tué Kadhafi, et maintenant ? Et maintenant, on fait quoi ? Il a oublié que 60 % des migrants qui sont désormais en Europe vivaient bien en Libye, avaient un travail sous Kadhafi. » Il se révolte aussi contre les passeurs libyens, issus des milices, « qui gonflent à peine les canots, avec des pots d’échappement de voiture », ceux-là mêmes avec qui l’Italie et l’Union européenne ont signé en octobre 2017 des accords occultes pour stopper l’afflux de migrants. « Tout ça, c’est du business. »
Pour Moufida, son épouse, l’immigration depuis la Libye n’est pas près de cesser : « Dans tous les cas, ils arriveront. Alors, permettez-leur d’arriver dans de bonnes conditions. » Elle sait de quoi elle parle. Leurs deux fils ont quitté la Tunisie de façon clandestine l’an dernier. « Chamseddine n’était pas au courant. J’ai fait deux fois les demandes de visa pour le plus grand, j’ai payé plus de cent euros à chaque fois, ça n’a rien donné. Je le savais, je n’en ai pas dormi de la nuit, mais je ne lui ai pas dit, explique Moufida. Il ne m’a pas adressé la parole pendant une semaine. »
Chamseddine se souvient leur en avoir voulu. Avant de comprendre « qu’ils n’avaient pas les mêmes chances ici ». « Ça fait huit ans qu’il y a eu la révolution et il n’y a rien de positif depuis. Juste plus de voleurs, plus de chômage, plus de pauvreté. » Ses garçons ont eu de la chance et sont arrivés sains et saufs en Europe. « Souvent, je me dis que ce sont peut-être les âmes de ceux que j’ai enterrés qui ont demandé à Dieu de les sauver. » Aujourd’hui, pour offrir un avenir meilleur à ses deux petits-enfants, il se dit même prêt à faire lui-même la traversée pour les amener en Europe.
Karim Gherbi, le plagiste de Zarzis, n’a plus les moyens de financer une nouvelle traversée. Il touche à peine deux cents euros, les bons mois d’été. Il sait pourtant qu’à la plage d’Ogla, à quatre kilomètres des hôtels vacances « all-inclusive », il pourrait prendre un bateau pour rejoindre l’Italie. « On connaît les tuyaux, nous. Il y a encore quelques jours, un bateau est parti de là-bas », explique-t-il avant de repartir à la rencontre des touristes.
En quittant Zarzis, sur la route de l’aéroport de Djerba, un 4×4 Mercedes flambant neuf croise les cars de touristes et autres taxis. « Tu vois ces plaques d’immatriculation blanches ?, lance Mohammed. Ça vient de la Libye. Ces nouveaux riches, ce sont les passeurs libyens, les marchands de morts. On dit merci, les migrants. » Au grand dam de Chamseddine qui va continuer, dans l’ombre, à enterrer ces désespérés de la Méditerranée.