Entretien avec Élisabeth Saint-Guily
Babeth a été co-présidente de David & Jonathan. En répondant aux questions de Fabrice, elle nous raconte son engagement bénévole auprès des migrants.
Peux-tu te présenter ?
J’ai 35 ans, j’habite dans le Nord de la France à Avesnes-sur-Helpe. J’ai fait des études d’ingénieure en agriculture et en économie rurale et j’ai travaillé dans une association d’aide aux agriculteurs en difficulté. Je pense que cela m’a bien aidée dans mon engagement bénévole auprès des migrants…
Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’engager auprès des migrants ?
Pendant mes études, j’ai voyagé dans plusieurs pays et j’ai beaucoup aimé la rencontre interculturelle. Au départ, je voulais travailler dans une organisation non-gouvernementale pour lutter contre la pauvreté et contre la faim dans le monde. Et puis j’ai côtoyé des jeunes de mon âge qui faisaient les mêmes études que moi en agronomie au Niger et au Pérou et qui m’ont fait comprendre que c’est à eux de bosser pour aider les paysans et les familles rurales de leur pays. Et moi il fallait que j’aide les gens en Europe…
… Je pense aussi que c’est lié à ma foi chrétienne. Tous les humains sur cette terre ont droit à une alimentation de qualité. Cela a trait à la liberté, à la paix, ce sont des choses importantes… Le pape a dit que chaque paroisse devait aider les migrants. Cela m’a intéressée, car cela pouvait renouveler mon engagement. Et cela a attiré d’autres jeunes de ma paroisse.
Comment avez-vous procédé ?
On pensait que personne ne voudrait venir chez nous, car on est très loin de Calais. On pensait qu’il n’y avait pas de migrants à Avesnes-sur-Helpe. Mais comme on était plusieurs à avoir une expérience d’éducation populaire ou d’action catholique, on a fait un état des lieux au début de notre projet, et on a découvert qu’il y avait plein de migrants sur notre territoire, qu’on ne voit jamais parce qu’il y a des politiques locales d’accueil sans aucune publicité. Les élus ne veulent pas « faire le jeu du FN ».
Cela m’a profondément révoltée. Il y avait des gens accueillis à Emmaüs, ou dans des familles à leur initiative personnelle, sans aide ni formation… On s’est rendu compte qu’il y avait différentes sortes de statuts de migrants, entre les sans-papiers, les mineurs, les demandeurs d’asile, les réfugiés, mais que dans tous les cas ces étrangers ont une vie extrêmement difficile et que leur accès aux droits fondamentaux est loin d’être facile. Il y avait du boulot pour des bénévoles comme nous.
« La première chose, c’est de témoigner de l’amitié »
(photo Élisabeth Saint-Guily)
Aujourd’hui, je côtoie surtout des gens d’Afghanistan, du Soudan, de la Syrie et d’Afrique de l’Ouest (Côte-d’Ivoire, Guinée). Ce sont des situations très différentes. Ce sont des personnes qui ont fui la guerre, des persécutions, des famines, des dictatures politiques, ou bien des situations familiales compliquées. Il y a des femmes qui ont peur que leur petite fille soit excisée. Il y a des gens qui fuient la misère. Certains se retrouvent alors en Libye, où la situation est catastrophique, avec beaucoup de violence, de la mafia, de l’esclavage. Ils ne veulent pas forcément venir en Europe, mais pour fuir cette violence, ils sont prêts à s’échapper et montent dans des bateaux vers l’Italie. D’autres sont passés par les Balkans et ont vécu aussi des choses très violentes sur le chemin. Des familles syriennes sont passées dans des camps de réfugiés en Turquie avant d’être réinstallées en Europe à la suite des accords passés avec la Turquie…
La première des choses, c’est de témoigner de l’amitié. Nous vivons sur un territoire où il y a une certaine défiance des gens envers des personnes qui ont une apparence physique orientale ou africaine. Quand des migrants arrivent, on essaye de le savoir, notamment par les réseaux sociaux, de les rencontrer, d’échanger, de créer de la convivialité, de se mettre en lien, et du fait qu’on les connaît et qu’on leur rend visite de temps en temps, on essaye de se rendre compte de leurs besoins selon leur situation propre. Concrètement, cela peut consister à chercher un avocat, prendre des rendez-vous médicaux pour des personnes ne parlant pas français, trouver des chaussures, leur expliquer leurs droits, essayer de démêler les blocages administratifs… Ce qui m’intéresse, c’est d’aider la personne à devenir autonome. Je suis très touchée quand elles ont le souci de réciprocité et veulent m’offrir un café. C’est très important pour les personnes qu’on aide de donner quelque chose en échange.
Quelle est leur situation professionnelle ?
Une personne qui demande l’asile a juste le droit d’attendre. On lui conseille d’apprendre le français le plus vite possible, mais c’est difficile à mettre en œuvre, car rien n’est prévu officiellement, et c’est tout le travail des bénévoles. Au bout d’un an ou deux, la personne reçoit une réponse, et si elle a un statut de réfugié, elle a accès aux minima sociaux. Mais en France, les jeunes de moins de 25 ans n’ont pas accès au RSA (sauf s’ils ont déjà travaillé l’équivalent de deux années). Elle peut s’inscrire à Pôle emploi comme demandeur d’emploi. On voit des gens qui ont fait déjà plein de choses dans leur vie, mais qui ne savent pas ce que c’est qu’un CV. C’est une magnifique occasion de leur montrer qu’ils savent faire des choses et que cela a de la valeur… L’AFPA propose à certains jeunes des formations dans les métiers du bâtiment ou de l’industrie, pour lesquels la France manque de bras. La liste de ces métiers sous tension est précisément définie au Journal Officiel. Et ces jeunes trouvent du travail très facilement. En un an, il y a des progrès spectaculaires.
Mais s’ils n’obtiennent pas l’asile, ils sont sans papiers et dans une situation très difficile. S’ils apprennent le français et qu’ils cherchent un travail, soit ils travaillent « au noir » en attendant de pouvoir régulariser leur situation, soit ils trouvent une petite entreprise ou un particulier qui accepte de les déclarer même sans papiers, et ils se débrouillent petit à petit. Mais cela reste très compliqué pour eux.
Une des choses pour lesquelles on a le moins de solutions est la situation des gens qui sont restés dans une dynamique de partir en Angleterre et une stratégie de combat, mais qui attendent dans un centre. Il y a aussi des problèmes psychologiques qui apparaissent, liés au stress posttraumatique après les épreuves que les migrants ont traversées…
La prise en charge psy des gens qui ont vécu des traumatismes est l’une des choses les plus difficiles à faire quand on est bénévole… Or passer d’une vie de migrant qui lutte pour voyager et survivre à une vie de demandeur d’asile qui attend une réponse de l’administration, c’est difficile. Ils n’acceptent pas toujours d’arrêter de fuir et d’essayer de partir pour l’Angleterre. Ils sont devenus accros à l’instabilité et à la fuite.
Qu’est-ce qui leur est le plus difficile dans leur intégration ?
Je crois que c’est le sexe et l’argent. Deux sujets difficiles pour tout le monde en fait ! L’argent parce qu’ils pensent que par un bakchich ils vont pouvoir accélérer les procédures, alors que cela ne marche pas comme ça ici… Et puis les jeunes hommes parmi eux ont très envie d’avoir une vie affective et sexuelle, et alors là, pour le coup, on a un gros décalage de cultures.
Comment vois-tu la situation plus largement en France aujourd’hui ?
L’été dernier, nous sommes allés avec des migrants à Taizé pour une semaine spéciale sur les migrations, avec des intervenants très intéressants, c’était génial. Je pense que ce n’est pas une question française, c’est une question européenne. Je suis assez révoltée, car je côtoie des migrants qui essayent de s’en sortir et c’est une chance pour notre pays, y compris dans une région comme la nôtre où il y a beaucoup de chômage.
Je suis effarée par le manque de réactivité et de décision politique. J’en veux beaucoup aux élus locaux qui ont cette politique d’aider sans le dire, car je pense au contraire que ce qui permet de lutter contre le racisme, c’est de le dire et de témoigner…
Ce qui me met en colère, c’est que les droits humains paraissent complètement secondaires en Europe et qu’on est dans des calculs d’apothicaires, à vue électoralistes. Je trouve qu’on a une vision de très court terme, et j’aspire à ce que des femmes et des hommes politiques aient de la grandeur, de la dignité, et parlent de valeurs, de philosophie, d’altruisme et de vivre ensemble. Par ailleurs, il est urgent de mieux former les bénévoles aux décalages culturels, à l’interculturalité, car cela suscite des situations violentes de part et d’autre…
Que retires-tu de ton engagement ?
La raison pour laquelle je me suis engagée, c’était lutter contre le FN, par l’action. Mais ce que j’en retire, c’est des nouveaux amis, de toutes sortes. On fait société ensemble, cela me passionne. Il y a de l’intensité émotionnelle, de l’action, j’en suis très heureuse… Je ne peux pas vivre sans me sentir utile aux autres, j’essaye de le faire de manière intelligente, en visant leur autonomie et en me gardant des périodes où je peux réfléchir au sens politique de tout cela. C’est ma manière de suivre le Christ.
Propos recueillis par Fabrice et retranscrits par Nicolas
Source : Revue « Les réseaux des Parvis n° 84 : http://revueparvis.blogspot.com/2013/09/articles-en-consultation-libre.html