Rencontrer les personnes pour apprendre à vivre l’Évangile
Entretien avec Jacques Gaillot [1]
Cet entretien a été réalisé en 2017, dans un dossier de la revue « Les Réseaux des Parvis » dont le thème était « Partir de la vie pour en faire un chemin de foi » et posait la question : Quels visages de Jésus et de Dieu rencontrons-nous ?
Le mot « visage » peut prêter à confusion. Que veut dire « visage de Dieu » ? N’est-ce pas une représentation un peu trop anthropomorphique ?
Depuis que Dieu a pris visage d’homme, on ne quitte jamais l’humain pour aller à Dieu. L’humain d’abord. Christ est le visage humain de Dieu et le visage divin de l’homme. Quand, de bon matin, je prends le RER à Paris, j’ai devant moi des visages. Des visages encore endormis, fatigués, inquiets, attentifs à la lecture d’un journal, recueillis en écoutant de la musique, amoureux… Ces visages me font prier le « Notre Père ».
L’Incarnation n’est-elle pas aussi celle de tout homme et toute femme qui a une dimension spirituelle, et pas seulement le Christ ?
Nous sommes tous à l’image et à la ressemblance de Dieu. L’Esprit agit dans le cœur de toute personne. L’homme, chantons-nous, est une histoire sacrée. Je crois en Dieu parce que je crois en l’homme. Ce qui touche l’homme touche Dieu. Ce qui blesse l’homme blesse Dieu. Il est pour moi plus difficile de croire en l’homme que de croire en Dieu.
Il arrive que ça ne se passe pas bien, il y a des tensions.
Les tensions manifestent qu’il y a de la vie. Elles font partie de la vie. Mais le « vivre ensemble », qui requiert le respect des droits de chacun, est porteur de valeurs. L’autre est mon frère. Je ne peux jamais désespérer de lui.
Revenons sur l’Incarnation qui est un mot difficile à comprendre et à expliquer. Un ami jésuite me disait : « Je suis autant fils de Dieu que Jésus l’était », mais il fut le premier à le dire.
Quand arrive le moment de fêter Noël, je me réjouis comme un enfant devant cette naissance de l’Enfant-Dieu. C’est un événement prodigieux et unique. « Le Verbe s’est fait chair. » Dieu a pris corps et s’est fait l’un de nous. Noël est la fête de l’homme, de son incomparable dignité puisque le Fils de Dieu s’est fait homme, faisant de nous des fils adoptifs.
Comment expliquer cela à des jeunes ?
Plutôt que d’expliquer à des jeunes l’événement de l’Incarnation, n’est-il pas plus vital de témoigner de notre émerveillement de la venue du Dieu fait homme ? Célébrant la messe de Noël dans une prison, il y avait des jeunes détenus. Je leur ai dit que j’étais comme un enfant devant la crèche, accueillant avec grande joie la naissance de l’enfant-Dieu qui vient partager notre humanité. Je suis venu en prison pour le leur dire.
Quand on parle aux jeunes, il faut que ce soit eux qui découvrent Jésus, et on a envie de commencer le chemin avec eux, mais ce n’est pas pour cela qu’ils iront à la messe.
Si la chance m’est donnée de parler à des jeunes, je leur partage ce qui me fait vivre. J’ai hâte aussi de leur donner la parole et de les écouter. Leur avenir ne m’appartient pas. Je sème et quitte ces jeunes sans savoir ce qui se passera pour eux.
Dieu reste mystérieux, personne ne l’a vu, personne ne l’a entendu. Citons Etty Hillesum : Dieu est ce que ni toi ni moi ne pouvons connaître qu’en devenant qui il est.
Quand quelqu’un interrogeait Maurice Zundel sur Dieu, il répondait aussitôt : Dis-moi d’abord qui est l’homme pour toi ? Les discours sur Dieu ne me disent plus grand-chose aujourd’hui. Mais quand quelqu’un parle bien de l’homme, il me dit quelque chose de Dieu. Quand Mouloud Aounit, l’ancien responsable national du MRAP, parlait avec passion de l’injustice dont étaient victimes des familles, je lui disais : « Tes paroles m’ont touché. Tu m’éclaires sur Dieu. » Albert Jacquart, qui se disait agnostique, parlait si bien de l’être humain que je ne pouvais m’empêcher de lui confier : « Avec toi, je comprends mieux qui est Dieu. »
Il n’y a pas que les chrétiens qui se mobilisent pour la justice, la vérité. Des non-chrétiens se battent aussi. Qu’est-ce que le christianisme apporte de plus ?
Réjouissons-nous qu’il en soit ainsi. Tant de gens aujourd’hui se mobilisent pour la justice et la vérité ! Dans les associations où je suis, les chrétiens se comptent sur les doigts de la main. Mais il est stimulant de voir la solidarité qui unit tous les militants pour défendre les droits de ceux qui en sont privés.
Ceci veut dire qu’on n’a pas à s’inquiéter que les églises se vident ou se remplissent d’intégristes ?
Je n’ai pas cette expérience… Mon regard ne se porte pas d’abord sur l’Église Institution. Il se porte sur des femmes, des hommes, des enfants qui sont laissés de côté dans la société. Vous parliez d’Etty Hillesum. Dans le camp où elle se trouvait, Etty passait ses journées à écouter la détresse des gens. Elle était une présence à tous et à chacun. Elle était là pour eux.
Elle s’adresse à Dieu : C’est nous qui pouvons t’aider et ainsi nous nous aidons nous-mêmes.
Effectivement. Le Christ a besoin de notre humanité, de notre regard, de nos mains. Etty était habitée par la présence de Dieu. Présence qui ne la quittait pas. Elle demandait à Dieu que les gens du camp puissent accueillir cette présence en eux. Elle s’y employait.
Certains ne se prétendent plus chrétiens ?
« Ne jugez pas », dit Jésus. Et l’apôtre Paul nous invite à considérer les autres comme supérieurs à nous. J’ai appris à recevoir Jésus des malades, des prisonniers, des incroyants, des musulmans… Personne n’a la vérité. Cela nous rend humbles.
Pour nos petits-enfants, on voit que ce n’est pas par des grands discours qu’on va les amener à l’amour, mais plutôt par des actes, des attitudes.
Une vie animée par l’amour est source de fécondité. La façon dont on mène sa vie, en harmonie avec l’environnement, les engagements que nous prenons, la solidarité que nous pratiquons au quotidien… sont des signes qui ne laissent pas indifférents.
Qu’est-ce qui fait que l’Évangile, c’est quelque chose de plus que simplement une éthique de vie ? Que peut-on répondre à la question « Quel Évangile écrivons-nous ? » ?
N’est-ce pas préférable de se demander : « Qu’est-ce que l’Évangile fait de nous ? » « Sommes-nous devenus plus humains ? » Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là, portera beaucoup de fruits, dit Jésus. Une femme demanda un jour au Dalaï-Lama : « Quelle est pour vous, la meilleure religion ? » Le chef religieux lui répondit : « Celle qui vous, rendra plus humaine. »
C’est quelquefois difficile à expliquer, car l’Évangile a été écrit il y a, deux mille ans, dans un contexte très différent de celui d’aujourd’hui. Un contexte rural, difficile à percevoir dans notre monde urbain.
L’Évangile se vit aujourd’hui, en pleine vie. Il est vécu par des enfants, des femmes, des hommes, de toutes conditions, de tous âges, dans le monde entier. Ils sont comme de petites lumières qui brillent dans la nuit.
Pourquoi les Évangiles conservent-ils leur force aujourd’hui ?
Les paroles de l’homme de Nazareth ont une puissance qui nous ébranle. L’homme qui est l’envoyé du Père prononce des paroles qui font corps avec ce qu’il vit et ce qu’il fait. Ce sont des paroles créatrices de vie, de sens, de pardon, d’ouverture. Aujourd’hui, des femmes et des hommes continuent de croire que Jésus est vivant de la vie de Dieu, qu’il est ressuscité.
Mais on ne sait pas très bien ce que veut dire le mot…
Dès maintenant nous sommes appelés à être des vivants avant la mort. Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie quand nous aimons nos frères, dit saint Jean. C’est l’amour qui gagne dans nos vies.
L’amour qui gagne, ce n’est pas une exclusivité des chrétiens, c’est quelque chose que d’autres peuvent exprimer et vivre…
Réjouissons-nous de voir que l’amour se répand, se communique partout comme un feu. Ce sont des petites lumières qui brillent dans la nuit.
Le rôle des Églises ne devrait-il pas être surtout d’accompagner celles et ceux qui cherchent ?
Le rôle de l‘Église est de se porter là où des enfants, des femmes et des hommes sont maltraités, délaissés, exclus. C’est le signe du Royaume de Dieu qui vient parmi nous. L’Église n’est jamais elle-même sans les pauvres.
Note :
[1] Propos recueillis par Françoise Gaudeul et Jean-Pierre SchmitzSource : « Les Réseaux des Parvis » n° 83 : http://revueparvis.blogspot.com/2013/10/numeros-complets.html