Par Ilia Delio

Nous vivons au cœur de plusieurs crises majeures, notamment celles de l’environnement et de l’Église institutionnelle. La théologie universitaire joue-t-elle également un rôle ici ? Eh bien oui. En tant que co-créateurs, nous pouvons commencer à résoudre certains problèmes en intégrant mieux la théologie et la science.
Teilhard de Chardin est l’un des penseurs les plus importants du XXe siècle, car il a intégré la théologie au courant plus large de la science moderne. Il a déclaré à juste titre que la religion ne pouvait être pratiquée ni en dehors ni indépendamment des idées de base de la science moderne.
Combien de fois ai-je entendu des déclarations telles que « L’évolution n’est pas une théorie prouvée » ou « Il existe différentes théories de l’évolution » ou « La physique quantique est une théorie incomplète ». Si la science avait réellement suivi ces idées étroites, nous n’aurions ni électricité ni eau courante, et certainement pas d’ordinateurs ni de téléphones portables. Nous vivrions des vies agraires, voyagerions à cheval et en cabriolet et mourrions très jeunes.
Albert Einstein était un jeune agent suisse des brevets inconnu qui avait osé réfléchir différemment à l’espace et au temps et avait contesté les idées d’Isaac Newton, renversant finalement le cadre newtonien. Avait-il toutes les réponses avant de publier son article ? Absolument pas. Ses théories ont ouvert de nouvelles fenêtres et de nouveaux conflits.
Les scientifiques continuent à se disputer à propos de la physique quantique et d’un univers dynamique en expansion, mais à mesure que les preuves s’accumulent, la théorie de la relativité d’Einstein est considérée comme adéquate. L’espace et le temps absolus n’existent pas et la matière est une forme d’énergie.
La science n’a jamais attendu que toutes les données soient disponibles, parce que celles-ci sont en cours de collecte. Il n’y a pas de terminus ad quem. Cependant, il arrive un moment où l’expérience apporte une quantité suffisante de données nouvelles et où le paradigme dominant change de direction, comme l’a écrit Thomas Kuhn dans The Structure of Scientific Revolutions. (La Structure des révolutions scientifiques).
Le scientifique, comme le théologien, doit analyser les outils et les méthodes en présence pour déterminer si une intuition est vraie, c’est-à-dire si elle est cohérente avec d’autres données et avec des phénomènes expérimentaux plus vastes. Mais on n’arrive pas à un ensemble final de données approuvé à 100% par des scientifiques. Au contraire, chaque idée est un nouveau départ et chaque découverte est une nouvelle question. Si la science procédait comme une religion, nous serions toujours quelque part dans l’âge des ténèbres.
Alors pourquoi les théologiens résistent-ils aux idées de la science moderne ou les contournent-ils ? C’est une question complexe, car elle reflète l’évolution de la théologie dans l’Église, les fondements philosophiques de la théologie, l’appropriation de la théologie par l’Église et la manière d’intégrer la théologie à l’enseignement de l’Église.
L’institution protège le dépôt de la foi – mais qu’est-ce qui est vraiment protégé si cette foi n’est plus vitale ni essentielle à la vie des gens ? Raimon Panikkar a soutenu qu’une christologie qui ne peut pas prononcer une Parole divine tombe dans l’oreille d’un sourd. Notre théologie est devenue trop petite et trop étriquée et nous ne traitons pas du livre de révélation le plus fondamental, qui est le livre de la nature, comme la science la comprend aujourd’hui.
Teilhard prit du recul et vit que religion et évolution allaient de pair. C’est-à-dire que l’évolution cosmique et biologique revêtent une dimension religieuse qui apparaît dans la montée de la conscience humaine, d’abord parmi les religions pré-axiales, puis dans l’âge axial [1] et l’émergence des religions du monde. Le christianisme est une première religion axiale marquée par la montée de l’individu et la montée de l’institution.

Extrait de Une spiritualité pour vivre avec ou sans religion (ajouté par la rédaction)
Nous vivons à l’aube d’un nouvel âge axial, ce que Ewert Cousins a appelé « la deuxième conscience axiale ». Ce nouveau niveau de conscience diffère de la première période axiale en ce qu’il ne s’agit plus d’une conscience de l’individu, mais de l’ensemble collectif. La deuxième conscience axiale est cosmique, collective, communautaire et écologique et constitue la conscience des jeunes générations.
Teilhard définissait l’évolution comme l’élévation de la conscience et considérait le problème du christianisme au XXesiècle (avant le Concile Vatican II de 1962-1965) comme une question de perte de pertinence : le christianisme « isole [ses disciples] au lieu de les fusionner avec la masse. Au lieu de les atteler à la tâche commune, il leur fait perdre tout intérêt pour elle. » Dans le Milieu divin, il a déploré que « beaucoup trop de chrétiens ne soient pas suffisamment conscients des responsabilités “divines” de leur vie (…) ne vivant jamais l’éperon ou l’ivresse de l’avancement du royaume de Dieu dans tous les domaines de l’humanité. »
Lynn White a affirmé de manière similaire que le christianisme est ambigu face au monde ; il est anthropocentrique, d’un autre monde et dualiste. Pointant constamment vers le ciel, nous avons appris à ignorer la terre.
C’était aussi la perspicacité de Teilhard. La religion devrait dynamiser et activer le potentiel créatif humain dans la construction de la Terre, a-t-il déclaré, ne pas nous empêcher de susciter des idées et des relations nouvelles. La religion en tant que dimension de l’évolution est concernée par le développement de la communauté humaine, un développement intégré qui respecte la terre et notre environnement global.
Teilhard ne voyait pas l’évolution comme un mouvement avançant sans résistance. Au contraire, les forces de l’histoire agissant sur l’humanité doivent soit complexifier et faire évoluer l’humanité soit la faire dépérir. Il a estimé que sans un engagement collectif envers l’avenir, le processus d’évolution pourrait finalement s’effondrer sur lui-même et entraîner la mort cosmique.
La seule solution qu’il a indiquée n’est pas « une amélioration des conditions de vie », aussi souhaitable que cela puisse être ; au contraire, l’évolution doit aller vers plus d’être, c’est-à-dire non seulement une évolution de la conscience, mais une nouvelle phase de la vie dans l’univers, vers l’unification de l’esprit par laquelle toute l’évolution cosmique progresse vers une plus grande unité.
Ce genre de rhétorique est complètement en dehors du canon théologique et pourtant, il va brillamment au cœur du problème. Nous devons accepter le fait que nous sommes en évolution et c’est un point difficile pour l’Église institutionnelle et pour l’académie.
L’évolution n’est pas une théorie ou une idée. C’est notre réalité la plus fondamentale. Teilhard était conscient du fait qu’une planète de vie renouvelée ne se créerait pas si la religion ne subissait pas une transformation radicale des idées, n’acquérait pas de nouvelles métaphores et ne racontait pas une nouvelle histoire capable de maîtriser l’esprit de la terre selon les lignes de l’évolution. Il s’est consacré au développement d’une nouvelle théologie de l’évolution dans le but de renouveler la dimension religieuse vitale de la vie cosmique et il a parlé de la vitalité de l’Église dans le mouvement, une christogenèse.
Le type de religion que nous recherchons aujourd’hui, a-t-il estimé, ne se retrouve pas dans les traditions religieuses du passé liées aux catégories statiques. « Dieu est devenu trop petit pour nourrir en nous le désir de continuer à vivre et de vivre à un niveau supérieur », a déploré Teilhard. La science nous dit maintenant que le cosmos est devenu une cosmogenèse et que ce seul fait « doit conduire à une modification en profondeur de toute la structure non seulement de notre pensée, mais également de nos croyances ».
Ce dont nous avons besoin, pensait-il, est une nouvelle religion qui puisse utiliser toute « l’énergie libre » de la terre pour construire l’humanité dans une plus grande unité. Il a suggéré que les différentes religions doivent se réunir et trouver un axe de convergence à travers le respect, le dialogue et la rencontre, se rencontrant au niveau du mysticisme et de l’action. Sans convergence religieuse, nous nous retrouvons avec un « théisme peu convaincant ».
Teilhard ne considérait pas le christianisme comme normatif de religion, mais normatif d’évolution et de la direction de l’évolution vers la personnalisation cosmique, qui est la construction du corps du Christ dans l’univers. L’évolution future de l’humanité vers une plus grande unité, at-il déclaré, « ne se matérialisera que si nous développons pleinement en nous les pouvoirs unificateurs exceptionnellement puissants exercés par la sympathie entre les hommes et les forces religieuses ».
Plutôt qu’une religion qui se concentre sur les individus et le ciel, a-t-il déclaré, les gens recherchent une religion de l’homme et de la terre qui donne un sens aux réalisations de l’homme, une religion qui ancrera l’évolution cosmique et humaine et un profond sentiment d’engagement envers la terre.
Teilhard a estimé que toute religion qui reste détachée de la terre et du mouvement d’évolution mène à un « théisme peu convaincant » ou à un « a-théisme », qui n’est pas un rejet de Dieu, mais un rejet de la religion déconnectée des impulsions de la vie cosmique. Parce que la religion est une dimension vitale de l’évolution, il a pensé que la religion était l’énergie nécessaire pour donner vie à la Terre dans une nouvelle unité, une nouvelle planétisation qui se déroule actuellement au niveau de l’internet et de la communauté mondiale.
Teilhard a indiqué que sans la vitalité de la religion au cœur de l’évolution, nous n’avons pas de direction réelle et donc pas de futur ensemble. Nous avons donc besoin d’une théologie capable de parler à un monde en évolution et d’une Église capable de donner vie à un monde en mouvement.
Si l’Église souhaite véritablement changer le monde à travers un évangile vivant, il est temps de faire dialoguer la théologie avec les sciences. Plus encore, nous devons accepter l’évolution comme notre réalité la plus profonde et comprendre le travail de Dieu dans un monde en mutation et se complexifiant. Chaque étudiant en théologie et chaque séminariste devrait s’inscrire à des cours de sciences pendant au moins la première année d’études, et tout théologien qualifié devrait faire de la théologie basée sur l’évolution. Des mots comme « être » et « nature » appartiennent à la première période axiale. Le deuxième langage axial comprend la complexité, la cybernétique, l’information et les systèmes.
Si nous pouvons réaliser que nous vivons dans un très grand univers dynamique, que l’évolution et l’élévation de la conscience ont une incidence sur notre compréhension de Dieu, et que, sans la science moderne au cœur de notre pensée théologique, nous ne pouvons pas prêcher adéquatement l’Évangile, alors une nouvelle Église peut émerger.
Dans le gâchis dans lequel nous sommes, comme l’a dit Alfred North Whitehead, « la religion ne retrouvera pas son pouvoir tant qu’elle ne pourra faire face au changement dans le même esprit que la science ».
Note :
[1] Entre le VIIIe et le IIIesiècle avant notre ère sont apparues parallèlement dans plusieurs régions du monde des spiritualités nouvelles portées par des sages et prophètes d’un genre nouveau : les taoïstes Confucius et Lao-tseu en Chine, le Bouddha en Inde, les sages et philosophes en Grèce, Zoroastre en Iran. Cette époque de l’histoire de l’humanité a été qualifiée de « période axiale » par le philosophe Karl Jaspers.
Traduction : Lucienne Gouguenheim
Lire aussi :
• https://nsae.fr/2019/07/06/la-theologie-a-besoin-dune-revision-radicale/
• https://nsae.fr/2019/02/21/la-theologie-nest-plus-accordee-a-la-pensee-scientifique/