LE VATICAN NE S’EST PAS BAIGNÉ DANS L’AMAZONE
Par José Arregi
J’ai demandé à un ami théologien espagnol : « Que penses-tu de l’Exhortation post-synodale du pape “Querida Amazonia” ? » « C’est un document bipolaire », m’a-t-il répondu.
Il avait raison. Les trois premiers chapitres des quatre dont se compose l’Exhortation décrivent le rêve éthique, culturel, et écologique d’une autre Amazonie. Avec un ton à la fois énergique et poétique, le pape exhorte à lutter pour les droits des individus et des communautés les plus pauvres, à défendre leurs cultures, à protéger la vie de leurs fleuves et de leurs forêts. Il dénonce la colonisation et la complicité de l’institution ecclésiale dans ses horribles crimes : génocides, esclavage, soumission, misère. Il accuse d’une cupidité assassine les entreprises minières, pétrolières, hydroélectriques, les exploitations forestières et d’élevage qui dévastent et tuent sans pitié. Il pointe du doigt le modèle technocratique et consumériste qui sacrifie rivières, forêts vierges et peuples, la planète entière, au profit des intérêts égoïstes de quelques-uns. Il appelle à s’indigner, rêver, se réveiller et se lever ; il invite à écouter le cri de souffrance et d’allégresse de l’Amazonie que nous sommes, les vers de l’eau, le poème de la flore et de la faune, les pleurs et les rires de ses enfants ; à contempler l’Amazonie comme un lieu théologique où Dieu, ou le Souffle créateur se révèle et s’incarne dans la communion fraternelle et sororale de tous les vivants.
Ce sont des chapitres vibrants. Un oracle provocateur et inspiré. Un rêve prophétique, spirituel et politique, d’une Amazonie libre, équitable et pacifique, dans la justice et la paix de la Terre, notre mère commune.
Mais vient ensuite un quatrième chapitre, présenté comme le rêve d’une « Église au visage amazonien », et soudain, le rêve se transforme en assoupissement clérical, théologie endormie dans le passé, dépourvu de tout rêve de futur. On nous avait annoncé que le pape François allait faire un pas décisif vers la réforme du modèle clérical de l’Église, en assumant les deux propositions phares que le Synode avait approuvées à une très ample majorité : l’ordination comme prêtres d’hommes mariés, et de femmes comme diacres. Et il n’était pas absurde de penser que tout le gigantesque et dispendieux montage synodal avait précisément comme principal objectif la légitimation de cette double mesure.
Pourtant, ma foi, la proposition des évêques synodaux n’était pas grand-chose : ils demandaient simplement d’ordonner prêtres des hommes mariés « dans les régions éloignées de l’Amazonie », et n’exigeaient pas que l’ordination de femmes diacres fût « sacramentelle » (il faut connaître beaucoup de mauvaise théologie pour saisir cette nuance…). Eh bien, même cela n’a pas été obtenu. Arrivés au chapitre IV, silence absolu : pas la moindre allusion aux mesures mentionnées.
Mais, pire que ce silence retentissant est l’argument qui le rompt. Il affirme, en effet, que la caractéristique « la plus spécifique » du prêtre est « le sacrement de l’Ordre sacré qui le configure au Christ prêtre », qui le revêt d’« un caractère exclusif », et « le rend capable, seulement lui, de présider l’Eucharistie » et d’« absoudre les péchés » (87-88). Et que, par conséquent, il est urgent de « promouvoir la prière pour les vocations sacerdotales » (90), de célibataires, bien entendu. Et masculines, car c’est seulement « à travers la figure d’un homme » que « Jésus Christ se présente comme Époux de la communauté qui célèbre l’Eucharistie » (101). C’est la consécration du cléricalisme dans le langage médiéval, fondé sur un vieux mécanisme inconscient bien étudié : le renoncement (du moins en tant qu’idéal) à l’exercice de la sexualité est compensé par la libido du pouvoir, exactement le contraire de ce que préconisent Jésus et l’Église primitive. Et tout cela au nom de Dieu.
Et les femmes ? Les femmes peuvent « baptiser, être catéchistes, prier, être missionnaires » (99), il ne manquerait plus que cela, mais jamais représenter Jésus à la table du pain et du pardon. Et si quelqu’un continue de revendiquer la possibilité des femmes à présider l’Eucharistie et à prononcer l’absolution, tout comme les hommes, on lui dit que cela « nous conduirait à cléricaliser les femmes » et « provoquerait un subtil appauvrissement de son apport indispensable » (100), ses tâches de femme… Dieu le veut ainsi, vient à dire le pape.
Comment cela est-il possible ? Des experts vaticanistes l’excusent en disant qu’il a voulu ainsi éviter un schisme. Cela est possible. Ou que, peut-être, il va laisser aux évêques de chaque lieu le soin de mettre en œuvre ces mesures réformatrices. Qui sait ? Pour ma part, j’adhère au diagnostic de Nicolás Castellanos, évêque de Palencia, qui a démissionné pour partir en Amazonie : « Les attentes sont restées dans le chemin enchevêtré de la Curie » (Ce qui mettrait en évidence la voie sans issue dans laquelle est engagée la papauté en tant que système : un pouvoir absolu soumis à des pouvoirs incontrôlés et incontrôlables).
Quoi qu’il en soit, l’Amazone est passée par Rome, mais le Vatican a refusé de s’y reconnaître et de s’y faire baptiser. Il a peur de rêver et de se mouiller. Il préfère le passé au futur, il opte pour la fidélité à la Curie face à la liberté évangélique, il craint davantage la perte d’obéissance de la part d’une poignée de cardinaux que celle d’une immense majorité d’hommes et femmes de notre chère Amazonie ancestrale et de notre perplexe et orphelin XXIe siècle.
Néanmoins, l’Esprit anime la vie palpitante des eaux, des forêts et de l’air, ainsi que celle du cœur de tous les êtres. L’institution ecclésiale passera, mais le Souffle de la vie ne cessera d’agir et de créer du futur.
Source : https://www.deia.eus/opinion/columnistas/reflexiones/2020/03/01/vaticano-bano-amazonas/1021491.html
Traduit de l’espagnol par Edurne Alegria