Des yeux pour voir
Homélie du 4e dimanche de Carême par Michel Jondot
L’idole ou l’icône
Pendant plus d’un siècle, l’Église fut divisée à propos d’un problème de regard. Beaucoup prétendaient qu’il était impie de représenter le Christ ou les saints : « Tu ne te feras pas d’image taillée ni de représentation quelconque des choses qui sont dans les cieux… Tu ne te prosterneras pas devant elles », disait le livre de l’Exode. Si l’on reconnaît que Jésus est Dieu et si les élus règnent avec lui, on se doit de respecter cet interdit. En vénérant une image, on sombre dans l’idolâtrie, disaient certains. Cette manière de voir a été écartée par d’autres qui prétendaient rendre un culte à des images saintes ; ils en sont venus à distinguer deux mots qui ont en grec à peu près la même signification (image ou portrait) : idole et icône. On a réservé le premier mot pour désigner les statues païennes des dieux et l’autre pour la représentation des saints, du Christ et de l’univers divin que celui-ci est venu révéler.
En fin de compte l’Église s’est ralliée au culte des icônes pour sauver le regard que le chrétien doit porter sur la création. Certes, même si le Christ a quitté ce monde il en demeure inséparable. Le monde n’est pas Dieu, mais Dieu le rejoint ; l’homme de Nazareth l’a manifesté et l’icône prolonge cette manifestation. Si l’on croit à cette « épiphanie », si l’on croit que la création non seulement chante la gloire de Dieu, mais la fait apparaître, le bois sur lequel sont peintes les icônes mérite d’être vénéré. Une icône n’est pas le Christ, mais elle dit le lien au Christ et à son Père.
Voir la parole
C’est un débat de ce genre que rapporte l’Évangile de ce jour. « Le Verbe s’est fait chair », avait dit Jean aux premières lignes de son livre. De ce fait, la Parole est devenue visible : « Nous avons vu sa gloire… Nul n’a jamais vu Dieu… Le Fils lui l’a fait connaître. » Très symboliquement, Jean insinue ce mystère en soulignant le geste étrange de Jésus. Comment un aveugle pourrait-il « voir la parole » « envoyée » par le Père ? La Parole sort des lèvres et « touche le regard » : Jésus touche les yeux de l’aveugle rencontré sur le chemin avec la salive qui, comme les mots, sort de la bouche. Jésus est envoyé par le Père et le récit le fait entendre. Qu’est-il besoin, en effet, de souligner ce que veut dire le mot hébreu désignant la piscine (« Va te laver à la piscine de Siloé – le mot se traduit Envoyé ») ?
Crois-tu au Fils de l’Homme ?
Ce miracle est la première étape du récit. L’événement éveille la curiosité et oriente les regards de tous sur celui en qui il faut bien reconnaître un miraculé. Les Juifs ne voulaient pas croire qu’il s’agissait du personnage qu’on avait coutume de voir en sortant du Temple. Les parents ne veulent rien savoir : « Interrogez-le ; nous ne savons pas. » Les Pharisiens ont le même réflexe que les disciples au début de l’histoire : la première réaction, en ce monde, est de voir le mal partout. « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Et les autres concluent cette fois l’affaire en convoquant l’intéressé : « Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur. »
On arrive alors à la deuxième étape où se produit un retournement. D’emblée Jésus avait disculpé l’aveugle et les parents (« Ni lui ni ses parents n’ont péché »). Après l’affaire, c’est l’aveugle qui disculpe Jésus : « …Il m’a ouvert les yeux ; Dieu n’exauce pas les pécheurs. » Et le voilà dans le même camp que Jésus, celui que l’on s’efforce d’exclure. Pour cette raison ils peuvent se reconnaître. « Crois-tu au Fils de l’Homme ?… Je le suis moi qui te parle » lui dit Jésus ; et l’autre lui répond « Je crois, Seigneur ! ».
La dernière étape donne la clef pour comprendre l’ensemble du récit. Les Pharisiens ont entendu la conversation qui suit l’acte de foi et ils s’insurgent : ils croient qu’on les prend eux aussi pour des aveugles, mais ils se trompent : « Si vous étiez aveugles, vous seriez sans péché ; mais du moment que vous dites “nous voyons”, votre péché demeure. » Pour comprendre ce propos, il faut se rappeler le début de l’histoire. Jésus avait prévenu ses amis : la rencontre de ce pauvre homme allait montrer que « les œuvres de Dieu se manifestent en lui ». Ses adversaires avaient des yeux, mais ils n’ont pas vu le travail de Dieu. « Ils ont des yeux et ne voient pas » répète souvent Jésus.
Le regard du croyant
L’histoire de l’aveugle nous conduit à mieux écouter la lecture de la Passion de Jean qui sera faite au vendredi saint. Le quatrième évangile a cette originalité de faire jouer les regards. Deux moments, lors du procès et de la mise en croix, méritent d’être corrélés. Jésus est montré à la foule, ridiculisé, déguisé en roi avec un manteau de pourpre et une couronne d’épines sur la tête : « Voici l’homme. » Sur la croix, Jésus est exposé aux regards et on décrit sa mort. La foule, en voyant celui que Pilate leur présente, hurle « A mort ! A mort ! ». Jean, devant le coup de lance – le coup de grâce -, prend conscience que l’événement est aussi important que celui de la Résurrection ; il veut en témoigner. Une même vision entraîne pour les uns la condamnation ; pour l’apôtre, le supplicié manifeste « les œuvres de Dieu » et la victoire de la vie.
André Malraux affirme que ce qui touche les yeux du profane est « apparence » ; l’artiste est en un lieu où il perçoit « le réel ». Quelque chose de semblable se produit pour le croyant ; il est appelé en un lieu où le regard décèle un monde autre que ce qu’il paraît, un « Au-delà » que l’on attend et qu’on rejoint. Les chrétiens d’Orient ont le culte des images qui disent cette présence étrange. Les chrétiens d’Occident ont bâti des cathédrales dont les tympans chantent le mystère. Par-delà ces œuvres, le croyant regarde l’histoire sans rien se cacher. Il est vrai que la mort fait des ravages et pourtant ce monde est rejoint par l’Esprit de Jésus et de son Père, par l’amour qui les unit. Tournons-nous vers nos proches et vers le monde ; avec l’amour qui nous est donné nous ferons reculer la mort et, mieux que des icônes ou que des pierres, nous manifesterons le visage de Dieu.