Face à l’accélération, la résonance
Par José Arregi
Nous avions invité Esther pour qu’elle nous informe sur la manière dont la jeunesse actuelle vit la spiritualité, l’intériorité, la sagesse vitale… ou qu’on l’appelle comme on veut. Elle nous a proposé quelque chose de mieux : le récit de sa propre vie, illustré avec des poèmes, des chants et des danses, qui, en des moments sombres, ont ravivé chez elle la flamme vacillante.
Comme lorsque, à l’âge de 17 ans, se sentant tout à fait perdue, retentit soudain, dans la radio de la cuisine, le poème de Machado par la voix de Serrat : « Tout passe et tout demeure/ Mais notre affaire est de passer. / De passer en traçant des chemins/ des chemins sur la mer. / Voyageur, le chemin c’est les traces de tes pas/ Et c’est tout. / Quand le poète est un pèlerin,/ quand il ne sert à rien de prier,/ toi qui marches, il n’existe pas de chemin, le chemin se fait en marchant ». Ce fut comme un rite initiatique, une révélation. Rien n’était écrit. Elle se sentit adulte, libre, elle. La vie l’appelait. Remplie de joie, elle dit « me voici », elle entreprit de marcher par elle-même et se tourna vers le yoga, qui résonna harmonieusement avec son éducation chrétienne.
Cependant, durant de longues et intenses années, elle crut que la vie exigeait d’elle avant tout qu’elle étoffe son curriculum : huitième année de violon, langues, philologie française, institut, bourses, enseignement universitaire à Lyon, amours, ruptures, retours, master de musicothérapie, concours, Ecole Officielle de Langues, thèse en quatre mois, professeure à l’Université du Pays Basque, toujours plus et encore plus. « Je suis l’exemple – en aucun cas le modèle – de l’individu postmoderne dans cette société basque, occidentale, capitaliste et concurrentielle ». Plus elle courait, plus la hâte la gagnait. A plus d’accumulation, plus de vide. A plus d’effort, plus de failles.
La musique, poème chanté, est toujours venue à sa rencontre, à chaque fois elle a été sa lampe, son ange gardien aux croisées de chemins les plus difficiles. Ainsi lors du concert vivant en direct de Leonard Cohen qui inonda le BEC de Bilbao avec son bouleversant Anthem, torrent d’espérance dans le drame : « Sonnez les cloches qui peuvent encore sonner. Oubliez vos offrandes parfaites. Il y a une fissure en toute chose. C’est ainsi qu’entre la lumière ». Des larmes irrépressibles de lumière et de réconfort la submergèrent. Par nos fissures entre la lumière, emplissant tout de paix irrésistible. Ou comme lorsqu’elle découvrit Christine de Christine and the Queens, la danse dans sa pureté, sans artifice ni posture. Nouvelle épiphanie de l’Infini, du Fond sans fin de tout ce qui existe, de son propre fond véritable fait de liberté et d’amour.
De sorte que, regardant en arrière, elle peut dire : « J’ai l’impression que jamais je n’ai été perdue ». Il y a des sillages dans la mer. Aujourd’hui sa voix intérieure précise et irrécusable l’appelle à poursuivre sa route, sans peur ni chemins tracés. Et elle sent l’impérieuse nécessité de s’arrêter un peu, de calmer le rythme, de respirer à fond, de trouver son équilibre profond. C’en est assez de courir, assez de curriculums. Il est l’heure d’approfondir, d’accueillir, de prêter attention. De se laisser atteindre par l’esprit qui vibre dans tout ce qui l’entoure : les personnes, les tâches, l’art, la campagne et la mer. De vivre en résonance.
Elle portait avec elle précisément le dernier livre, volumineux, du sociologue Harmut Rosa, Résonance, une analyse de notre société gravement affectée par l’accélération aliénante, cette nécessité croissante de domination qui nous isole, aliène, nous éloigne de tous les autres et de notre être profond, au point de nous faire perdre contact avec la vie. Le remède contre l’accélération, le chemin pour une « bonne vie », c’est la résonance, une relation résonante avec le monde qui ne cesse de sonner, de parler, d’appeler. Tout parle.
Résonance. Esther a trouvé le mot et la métaphore qui expriment le mieux l’expérience profonde qui l’a guidée jusqu’ici et indiquent le chemin à suivre à l’avenir.
Elle veut vivre en résonance : s’ouvrir pleinement au Mystère fondateur de la réalité qui, aux croisées de chemins les plus difficiles de sa vie, lui a été révélé et continue de se révéler dans la musique, la poésie, la danse, les balades nocturnes le long de la baie de Lekeitio, les chênaies silencieuses d’Ereño à travers lesquelles elle conduit en retournant à Bilbao après avoir accompagné sa mère, veuve depuis peu. Elle veut se tenir réceptive, laisser la réalité résonner. Que tout parle. Écouter et prendre soin. Sortir d’elle-même et se rendre disponible : « Me voici ».
J’aurais aimé lui demander : « Qu’est-ce que Dieu pour toi ? » et écouter sa réponse. Mais dans l’air résonnait la réponse : « Tout ce qui a été dit est une manière de dire DIEU ».
Source : https://www.religiondigital.org/el_blog_de_jose_arregi/Espiritualidad-Musica-Danza-Poesia-Dios_7_2213548643.html
Traduit de l’espagnol par Peio Ospital