Au cœur de la galaxie catho réac. Qui sont les « cathos observants »
Par Philippe Ardent.
Petite tentative de recension désabusée en quête de sagesse du livre de Yann Raison du Cleuziou : Une contre-révolution catholique – aux origines de la Manif pour Tous, Le Seuil, 2019. « Pour voyager loin il n’y a pas de meilleur navire qu’un livre », écrivait la grande poétesse Emily Dickinson. Pas certain qu’elle aurait apprécié pourtant la croisière que nous propose le sociologue Yann Raison du Cleuziou où l’on se retrouve à prendre le large en compagnie des Eugénie Bastié, Fabrice Hadjdaj, Tugdual de Derville, Jacques de Guillebon, Charlotte d’Ornellas ou autres chroniqueurs de Famille Chrétienne, Limites, La Nef et Valeurs actuelles qui ont patiemment tissé l’idéologie encadrant La Manif pour Tous. Une traversée qui sera remplie probablement des meilleures blagues du XVIe arrondissement et des mêmes éléments de langage : les migrants vont nous importer l’islam et on détruira les églises pour les remplacer par des minarets, cette société marchandisée et mondialisée veut détruire la famille catholique de toujours, les féministes sont les « idiotes utiles du système », ce sont nous, les cathos observants, qui sommes le dernier rempart face au système épaulé par la Franc-maçonnerie internationale…
Le livre de Yann Raison du Cleuziou constitue une épreuve en soi pour tout fidèle de la revue Golias. Et pourtant il faut le lire. Il faut bien comprendre à un moment cette alliance qui s’est nouée (avant que les divisions ne la submergent) entre les différentes branches de la droite catho. Il faut comprendre pourquoi, alors que le vote FN était minoritaire chez les cathos, il y a vingt ans, la courbe s’est soudain inversée [1]. Yann Raison du Cleuziou abuse parfois d’un tropisme trop parisien qui donne à son ouvrage des airs de Si Versailles m’était conté [2] et qui lui fait rater quelques analyses (comme le succès très relatif de la liturgie tridentine auprès des jeunes générations de cathos qui préféreront toujours une messe avec batterie + guitare au Tantum Ergo…), il n’étudie pas assez l’impact qu’a pu avoir Éric Zemmour comme tribun médiatique des valeurs « observantes », ou bien le succès du site d’Alain Soral Égalité et Réconciliation qui a réussi ce tour de force de faire lire le communiste Clouscard [3] à des maurrassiens, tout en faisant de Georges Soros une sorte d’épouvantail calqué sur le modèle du baron de Rothschild dans les années 1930.
À chaque époque son Juif Süss [4] ! Si Yann Raison du Cleuziou met en avant la politique éditoriale de la prestigieuse maison d’édition du Cerf qui a voulu surfer sur la vague « observante » en publiant Eugénie Bastié parmi d’autres [5], il n’interroge pas assez l’éviction de Frigide Barjot de la Manif pour Tous, notre bonne Frigide coincée entre sa conversion papiste et ses amitiés branchouilles trop « gay-friendly »… Ce qui ne devait pas être la tasse de thé de Ludovine de La Rochère. Pas de mention chez Yann Raison du Cleuziou des envolées lyriques d’un cardinal Barbarin comparant les hérauts de la Manif pour Tous aux héros de la Résistance, ni du soutien univoque d’un épiscopat français qui de toute façon avait été programmé depuis plusieurs décennies pour épouser ce genre de cause et ne pas voir combien elle est clivante au sein du catholicisme français. Un catholicisme bien plus complexe dans sa réalité où les mères de familles chrétiennes acceptent, de mieux en mieux, que leurs garçons homosexuels préfèrent vivre avec leur conjoint plutôt que de rentrer au séminaire. Yann Raison du Cleuziou ne se situe pas assez dans le courant des « identités pulvérisées » comme le définissait Danièle Hervieu-Léger où il n’est pas rare de voir des familles non croyantes insister pour que leur rejeton soit inscrit dans l’enseignement catholique et y reçoive une initiation catéchétique, où les pièces de théâtre et les livres consacrés à Etty Hillesum se multiplient, où le cinéma poursuit sa quête de l’invisible, où les marcheurs vers Compostelle n’ont jamais été aussi nombreux. Mais malgré ses défauts, il faut lire Une contre-révolution catholique. D’abord parce que si on veut combattre l’idéologie des cathos observants, il faut la connaître et la comprendre. Ne pas faire preuve de paresse, ne pas se limiter aux forums d’invectives que sont devenus les réseaux sociaux.
Il faut lire l’essai de Yann Raison du Cleuziou, ne serait-ce que pour les dernières pages qui démontrent, de façon lapidaire, le peu d’avenir de ce catholicisme « patrimonial » qui n’envisage plus l’avenir autrement que sous la forme d’une inévitable décadence. Ce qui donne à penser que ce catholicisme observant répète le même pessimisme foncier du courant montaniste et connaîtra inévitablement le même sort. Un jour, il nous appartiendra d’écrire une autre histoire : celle du christianisme progressiste et social qui n’a pas manqué de mystiques, de martyrs, où l’on a vu ces moments effarants où de piteux évêques ont fait la leçon aux jeunes du MRJC. Une autre histoire reste à raconter, faite de transmissions et de filiations, mais surtout de confiance en l’avenir. Il nous appartient de bâtir d’autres navires et de proposer d’autres traversées. Le devoir insigne nous revient de permettre une autre parole qui ne naîtra pas avec en fond sonore le bruit des cocktails des salons du XVIe arrondissement de Paris.
Pour aller plus loin : https://www.golias-editions.fr/produit/615-golias-hebdo-n-615-fichier-pdf/
Notes :
[1] Lire le chapitre : « Une banalisation du FN dans le catholicisme », pp. 311-318.
[2] Film de Sacha Guitry, sorti en 1954.
[3] Michel Clouscard (1928-2009) sociologue et philosophe, auteur notamment de Critique du libéralisme libertaire : généalogie de la contre-révolution, éd. Delga. 1986.
[4] Le Juif Süss, film de propagande nazi, tourné en 1940 par Veit Harlan et supervisé par Joseph Goebbels.
[5] Ibid. p. 340.