Par Régine et Guy Ringwald
Au Prieuré Sainte-Marie, à Malèves, dans la campagne du Brabant wallon, Gabriel Ringlet anime un lieu de rencontre. Ses célébrations pascales réservent toujours une part d’imprévu. Les trois jours du triduum sont vécus en progression d’un après-midi de témoignage et de réflexion jusqu’à la célébration du soir. Le repas en commun fait partie du programme.
Chaque journée est animée par un(e) invité(e) qui a quelque chose à dire, pas toujours ce qu’on attendrait. Pour avoir participé, les années précédentes, à ces fêtes pascales, nous témoignons de la richesse de ces journées. le déroulement sur l’après-midi et la soirée fait qu’on pourrait se sentir retirés du monde, et pourtant les liturgies nous y replongent avec force. La composante artistique, le témoignage sur l’actualité, les compositions florales, les chants offerts par « les Muz », les musiciens et chanteurs, donnent son rythme à la journée.
Cette année, sur le thème « prendre soin au féminin » on attendait :
- le jeudi : Christine Pedotti, pour sa proximité avec « Jésus, l’homme qui préférait les femmes »,
- le vendredi Amélie Nothomb, auteure de « Soif » qui parle du Vendredi Saint, mais autrement ;
- le samedi, Isabelle Le Bourgeois, religieuse et psychanalyste, qui a pris soin des personnes détenues.
Mais cette année, le Prieuré demeurera silencieux, pour cause de confinement. Pourtant, le prieuré ne se tait pas, il envoie aux participants confinés une méditation chaque jour. Celle de ce Jeudi Saint, est proposée par Christine Pedotti. Nous la publions ici.
LE JEUDI SAINT OU LA CÉLÉBRATION DE LA MÉMOIRE
Par Christine Pedotti
Le Jeudi saint est une célébration de la mémoire ; un mémorial. Et la mémoire a fort peu à voir avec les souvenirs.
Lorsque la Bible nous raconte la sortie des Hébreux de l’esclavage en pays d’Égypte et leur marche vers la liberté, elle fait état de leur nostalgie : « Ah, les oignons rôtis, ah, les viandes goûteuses… voilà ce que nous avons laissé ». Et ces souvenirs les attachent au passé, les lient à la servitude plus sûrement que les chefs de corvée et leurs fouets. Il va leur falloir, nous dit le texte, quarante années de désert, de plaintes, de lamentations et de récriminations pour réussir à quitter le pays du malheur, des coups, de l’injustice, de l’arbitraire, pour nettoyer et purifier leur mémoire. Les psychanalystes pourraient nous dire qu’il s’agit d’une forme de cure. Une longue cure pour accepter de laisser là les névroses qui nous détruisent et que cependant nous chérissons.
Mais tandis que nous laissons là les souvenirs, les soupirs, la langueur et la mélancolie qui nous attachent au passé, nous entrons dans le pays de la mémoire. Tandis que les souvenirs appartiennent au passé, la mémoire elle est au présent et nous permet d’envisager le futur.
Aussi, faire mémoire n’est-il pas se souvenir, mais rendre présent ce qui ne cesse d’être. Les oignons et les viandes grillées de nos chers Hébreux appartiennent définitivement au passé, en revanche, leur libération est devenue leur liberté. Et en faire mémoire est rendre présent ici et maintenant cet évènement fondateur. C’est pourquoi le texte du livre de l’Exode contient un ordre de mémoire : « Ce jour-là, tu parleras ainsi à ton fils : “C’est à cause de ce que le Seigneur a fait pour moi lors de ma sortie d’Égypte.” Ce sera pour toi un signe sur ta main, un mémorial sur ton front, afin que la loi du Seigneur soit toujours dans ta bouche, car c’est à main-forte que le Seigneur t’a fait sortir d’Égypte. Tu observeras cette loi au temps prescrit, d’année en année. » Ex 13, 8-10.
Faire mémoire de l’évènement qui libère, c’est célébrer la liberté. La tradition juive, la Hagada précise que chaque croyant célèbre Pâque, Pessah, comme s’il était lui-même sorti d’Égypte. Chacun et chacune fête bien sa propre libération aujourd’hui.
Nous chrétiens, nous célébrons la dernière « heure » de Jésus avec les siens et c’est l’heure de la mémoire. Nous faisons mémoire de ce jour, de cette heure où Jésus sachant que pour lui est venue l’heure du passage, laisse à ses proches les clés de la compréhension de l’évènement.
Aujourd’hui, il ne s’agit pas de nous souvenir que Jésus a fait ceci ou cela, dit ceci ou cela, nous faisons mémoire de cette heure où par avance, il nous donne la capacité de comprendre ce qui va arriver.Il faudra aux disciples du temps pour comprendre. Il leur faudra vivre l’effroi de l’arrestation puis la nuit, le vide et le silence du jour d’après avant que ne commence à naître la possibilité d’imaginer, d’envisager que la mort ne serait pas le point final de leur histoire.
Aujourd’hui, nous aussi, nous pouvons accompagner Jésus dans la salle haute du Cénacle, nous pouvons nous laisser laver les pieds comme on laisserait s’estomper les souvenirs qui nous attachent, qui nous lient, les oignons d’Égypte de nos vies, toutes les mélancolies, les frustrations, les rancunes, les peurs, les deuils, parfois qui nous retiennent, nous paralysent, nous empêchent de vivre au présent, ici et maintenant, de répondre « me voici » à la vie qui vient.
Alors, comme Pierre, nous pourrions dire « pas seulement les pieds, mais tout entier ». Comme Pierre, nous en voudrions trop, car il ne s’agit pas de tout effacer, de tout oublier, mais de laisser seulement ce qui nous empêche de marcher, d’avancer.
Aujourd’hui, nous pouvons rejoindre Jésus dans la salle haute du Cénacle et nous attabler avec lui. Nous pouvons comme les disciples recevoir la promesse de la vie, même si nous ne comprenons pas tout, pas encore, pas assez.
Aujourd’hui, nous recevons la mémoire, c’est-à-dire un présent qui ne cesse pas de l’être, qui ne glisse pas vers le passé, qui ne nous échappe pas dans un futur insaisissable. Ici et maintenant, aujourd’hui, nous faisons mémoire de celui dont la présence trouble le temps, qui nous fait promesse au goût d’éternité, celle du présent éternel. Telle est en ce jour l’œuvre de la mémoire.
Lire : NE PAS SÉPARER LES MÉMOIRES
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Lire : UN RITE: LE PARFUM DE LA MÉMOIRE
Lire : la PRIÈRE DE BÉNÉDICTION DU PARFUM
Écouter le chant Only time
Pour un témoignage plus complet des célébrations de Gabriel Ringlet qui travaille à « réenchanter les rites », lire « La grâce des jours uniques » publié chez Grasset.