Par René Poujol
La démission du porte-parole de la CEF remet sous les projecteurs un épiscopat pour le moins controversé.
Difficile d’imaginer le Trombinoscope de la revue Golias sous le titre « Le dictionnaire amoureux des évêques de France », dans la collection éponyme des éditions Plon [1]. Cette « institution » née en 1990 à l’initiative du magazine « contestataire » vient de paraître dans son édition bisannuelle 2020-2021. L’ouvrage fait plus de cinq cents pages. Il regroupe les notices biographiques de chacun des cent six évêques répertoriés, classés sur une grille qui va de – 2 à + 5. Et quel que soit le « couvre-chef » choisi pour chacune de leurs excellences : mitres pour les bien notés, serre-tête à plumes pour les autres, on peut dire que c’est là une lecture qui décoiffe [2]. Âmes sensibles s’abstenir ! Pourtant, la lecture, au moins partielle, de l’ouvrage, introduit par une synthèse en forme d’état des lieux, peut fournir une grille de lecture intéressante où resituer l’annonce faite par le père Thierry Magnin, ce 11 mai, de sa démission anticipée des postes de Secrétaire général et porte-parole de la .
Des portraits d’une étonnante précision, mais qui peuvent déranger
Les « notices », on l’a dit, sont la substance même du livre. Deux impressions dominent, à la lecture. La première est la richesse de la documentation accumulée pour chacun d’eux. À croire que leurs moindres faits et gestes sont observés et collationnés dans une base de données permettant, tous deux ans, la mise au point d’une nouvelle édition du Trombinoscope. Faits et gestes donc, tels qu’ils sont rendus publics par les médias ou, parfois, rapportés par des informateurs. À cela il faut ajouter un dépouillement très poussé de leurs écrits pastoraux. Avant de rédiger cette recension, j’ai pris la liberté de demander à quelques amis, situés en divers diocèses de France, de lire la notice concernant leur évêque. Tous m’ont dit leur stupéfaction de la précision du portrait – même si elle est parfois jugée sévère – ce que résume bien le commentaire de l’un d’eux : « C’est à croire qu‘ils ont un informateur au sein du Conseil épiscopal. »
La deuxième impression, plus déstabilisante par moments pour le lecteur, vient du style même de l’écriture des portraits. Ici, point de censure, point de concession, pas de jardin secret ou de traits de caractère qui ne soient, au besoin, révélés s’ils viennent éclairer – parfois d’un jour impitoyable – l’action publique de l’évêque. De ce possible malaise, les auteurs sont bien conscients qui écrivent dans l’introduction : « Des lecteurs trouveront peut-être que nous sommes allés trop loin, et cette question nous est venue aussi à l’esprit. D’autres estimeront que nous sommes encore en deçà de la réalité et… cette interrogation est légitime : nous la partageons également. » Un seul exemple : l’homosexualité suggérée d’un certain nombre d’évêques dont les propos publics sont extrêmement durs à l’égard de la revendication ou du comportement homosexuels, tels que condamnés « officiellement » par le catéchisme de l’Église catholique.
Une grille de lecture : la fidélité à l’héritage conciliaire
Il y a là une difficile ligne de crête… D’autant plus difficile à tenir que les faits rapportés – qu’ils touchent au caractère, au comportement, aux amitiés politiques… – sont bien souvent connus du milieu journalistique et que la question posée est plus d’opportunité que d’exactitude. Je me souviens à ce propos d’une confidence d’un ancien Président, aujourd’hui décédé, de la Conférence des évêques de France : « Golias, c’est l’art du mentir vrai, sans jamais publier quoi que ce soit qui soit contraire à la réalité. » L’exégèse est délicate ! Qu’entendre par là ? Sans doute que les faits rapportés, pour incontestables qu’ils fussent, venaient en soutien d’une grille de lecture de ce que devait être un « bon évêque », grille que, d’évidence, il ne ratifiait pas !
Golias s’est toujours situé dans la ligne de Vatican II et de son ouverture au monde. Et de « l’esprit de Vatican II » plus que de sa « lettre ». A partir de là, cinq critères sont retenus par les rédacteurs pour élaborer la notation de chaque évêque : sa politique pastorale, son ouverture d’esprit, son répondant intellectuel, sa prise de risques et d’innovation, sa communication. Il n’y a donc rien d’étonnant à retrouver en tête les pasteurs les plus ouvertement « conciliaires » et en fin de classement les plus proches d’un « noyau dur » du catholicisme français que le sociologue Yann Raison du Cleuziou qualifie d’observant et qu’il considère comme étant celui qui résiste le mieux à la crise.
Du portrait des évêques à celui de l’épiscopat
L’intérêt du Trombinoscope, au-delà des notices biographiques des évêques, est d’esquisser un état des lieux, sinon du catholicisme français, du moins de l’épiscopat. État des lieux renouvelé, actualisé lors de chaque édition puisqu’il tient compte des sortants, partis en retraite, et des entrants, nouvellement nommés, ce qui représente environ une quinzaine de « nouveaux visages » tous les deux ans ! Ce n’est pas rien !
Les auteurs rappellent, ici, le rôle central du Nonce apostolique en poste à Paris, dans le choix des nouveaux évêques, le pape choisissant in fine parmi les trois candidats qui lui sont proposés par ses soins. Ainsi : « En presque dix années, Luigi Ventura aura permis la nomination d’une quarantaine d’évêques et transféré une trentaine d’entre eux d’un diocèse à un autre. » Or, Luigi Ventura, dont la démission « pour raison d’âge » a été acceptée le 17 décembre dernier par le pape François, reste poursuivi, en France, pour agressions sexuelles sur de jeunes hommes.
Autant dire que la personnalité, très controversée, du Nonce rejaillit forcément sur les nominations intervenues durant son mandat. Et accentue le sentiment, déjà présent chez nombre d’observateurs, que le choix des évêques, au cours des derniers pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI, s’est opéré de manière prioritaire sur des critères de docilité et d’alignement sur une ligne restauratrice du catholicisme, parfois sous couvert de grande piété. Même s’il faut se garder de toute généralisation. Les auteurs évoquent à ce propos : « Cette hiérarchie particulière qui tient – selon la tradition – son pouvoir de Dieu certes, mais surtout des mules du pape. »
Des « hommes de Dieu » désormais évalués sur leurs compétences et leur mode de gouvernance
Le commentaire devenu récurrent ici et là est que : « Les meilleurs candidats à l’épiscopat ont été écartés du fait de leur indépendance d’esprit. » Dès lors, dans un monde catholique où le nombre de laïcs formés est devenu conséquent, il est clair que la vision « sacrée » de l’évêque, qui est encore celle de nombreux fidèles, est aujourd’hui tempérée par un jugement moins amène sur ses compétences et son mode de gouvernance. Ce que traduit parfaitement le Trombinoscope. Conséquence ultime : dans une Église qui a longtemps plaidé pour la formation des laïcs, la recléricalisation en cours tant des évêques que d’un certain clergé nourrit le soupçon qu’« un chrétien formé est un chrétien dangereux ». Parce qu’il peut se montrer rebelle. Il est ainsi des diocèses de France où, à leur tour, pourrait-on dire : « les meilleurs laïcs sont écartés du fait de leur indépendance d’esprit », quand ce n’est pas simplement découragés de poursuivre leur mission. Approfondissant un peu plus encore la crise !
Invisible à force d’être incolore
« Cette présente édition du Trombinoscope des évêques de France, lit-on encore en introduction, demeurera, assurément, dans l’histoire du journal, comme l’une des pires. »
Parce que les auteurs, attachés on l’a dit à l’héritage de Vatican II, voient une génération d’évêques conciliaires quitter la scène, remplacée par une nouvelle génération plus proche de la pensée de Jean-Paul II et de Benoît XVI qui les ont choisis, sans que la « marque François » apparaisse encore vraiment ! Au niveau d’un épiscopat, le mélange devient paralysant faute de pouvoir être explosif. Conscients de leurs divergences, voire de leurs oppositions, les évêques choisissent de se réfugier collégialement dans une forme de silence prudent, sauf pour réaffirmer, de loin en loin, quelques grands principes. Chacun retrouvant avec soulagement ses terres diocésaines où il est seul maître après Dieu. De l’épiscopat en tant que collectif, sans doute pourrait-on dire ce que François Mauriac écrivait en son temps d’un homme politique célèbre : « Il est devenu invisible à force d’être incolore. » [3] Une invisibilité qui naît aussi parfois du cafouillage. Nous en avons eu une illustration ces dernières semaines, à la faveur du commentaire des uns et des autres sur le refus opposé par le gouvernement d‘ouvrir les églises au culte – tout comme les mosquées, les temples et les synagogues – avant la fin mai. Sans doute ne faut-il pas chercher ailleurs la cause immédiate de la démission du père Thierry Magnien, Secrétaire général et porte-parole de la CEF, quelles que soient les raisons de convenance personnelle avancées. Certains sites traditionalistes ou intégristes l’affirment même ouvertement.
Pas de sursaut sans transparence
Au moment de conclure ce billet, le 300e de ce blog, j’ai conscience des critiques qu’il est susceptible de nourrir. Le risque ici, j’en suis conscient, est de paraître injuste à force de globalisation. Or il y a, d’évidence, dans l’Église de France, de belles figures épiscopales, comme de prêtres, indépendamment de leur appartenance générationnelle ou de leurs différences de sensibilité. Mais dans une Église universelle en crise, la quasi-paralysie de l’épiscopat interroge. Au-delà du dossier ultra sensible sur la pédocriminalité qu’il semble prendre à bras le corps – quelles que soient les réserves de nombre de ses confrères – le nouveau Président de la CEF et son conseil parviendront-ils à redresser la barre ?
Enfin, fallait-il faire une telle « publicité » au Trombinoscope de Golias au risque d’affaiblir un peu plus encore une Église déjà mal en point ? La réponse se trouve dans l’existence même des lignes qui précèdent et leur mise en ligne. Le discrédit jeté sur l’Église par le tsunami de la pédocriminalité n’est en rien imputable à ceux qui depuis des années – des décennies parfois – jouaient en vain les lanceurs d’alerte. Si, comme l’analyse le pape François, la cause première de ces dérives est une mauvaise compréhension de l’autorité dans l’Église, qui ne saurait se confondre avec un quelconque pouvoir clérical… alors, le sursaut devra passer par un effort de transparence. Ne pas « jeter le trouble parmi les pauvres et les petits » ne peut être une excuse pour fermer pudiquement les yeux et se réfugier dans le silence. Les évêques aujourd’hui les mieux à même de faire face sont ceux qui l’ont compris et accepté !
Notes :
[1] Trombinoscope des évêques 2020-2021, Gino Hoel et Philippe Ardent, sous la direction de Christian Terras, Ed. Golias 2020, 536 p. 24 €. En vente chez l’éditeur : www.golias-editions.fr
[2] Dans le présent recueil, soixante-douze évêques sont gratifiés d’une note positive, dont six de la note maximale (cinq mitres) et trente-quatre de notes négatives dont dix-sept de la note minimale (2 serre-têtes à plumes).
[3] Jean-Luc Barré, François Mauriac biographie intime t.2 p.338, à propos de Félix Gaillard, Président du Conseil sous la IVe République.