Langue maternelle du sens, laïcité et spiritualité
Par BernardGinisty
La question de la laïcité continue à susciter dans notre pays et en Europe des débats d’importance majeure. L’Observatoire de la laïcité a pour ambition de comprendre l’évolution de l’opinion à ce sujet. Pour cela, il publie chaque année un « baromètre ». Dans sa livraison de 2020, il est constaté que 74 % des Français sont très attachés à la laïcité telle que définie par le Droit. Ceci dit, l’enquête montre un décalage très fort entre l’adhésion à la laïcité définie « en théorie » et un jugement assez négatif sur sa « pratique ». En effet, si 43 % de nos concitoyens pensent qu’il s’agit d’un principe qui rassemble « en théorie », ils ne sont que 19 % à dire qu’elle le réalise « en pratique », tandis que 35 % estiment qu’elle divise [1].
Nous avons tous appris une langue maternelle du sens faite d’une synthèse implicite de traditions locales, d’éléments religieux, de principes généraux éthiques, sans lesquels une vie humaine ne peut se construire. Cette langue maternelle tente de « relier » la disparité du monde pour lui donner une unité de sens. Chacun, à un moment donné, est conduit à en faire l’épreuve personnelle. Les sociétés traditionnelles avaient des rites d’initiation très cadrés. Ces rites se font très rares et c’est l’affrontement aux différentes crises qui constitue aujourd’hui le lieu majeur d’initiation. Toutes les grandes écoles de spiritualité indiquent, pour ce passage, la nécessité d’une prise de distance par rapport à son milieu d’origine et d’une transformation de sa conscience.
En langage chrétien, cela se dit ainsi : nul ne peut faire partie du Royaume s’il ne renaît de l’Esprit. L’Évangile refuse de faire de la géographie ou de la généalogie d’un être humain un destin. S’y enfermer conduit non seulement aux aberrations personnelles, mais au fondamentalisme « national-religieux ». À ceux pour qui la filiation abrahamique constituait en soi une justification, il ne cesse de rappeler que le donné de l’histoire ou de la géographie ne saurait constituer quelque privilège que ce soit : « Ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : “nous avons pour père Abraham”. Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham » (Mt 3,9). Revendiquer sa généalogie comme porteuse, par elle-même, de justification a autant de « sens » que la pierre que les hasards et la pesanteur ont fixée à tel ou tel endroit.
Nous ne sommes pas condamnés à osciller entre l’identitaire communautariste et l’individualisme régulé par le seul marché mondial. À égale distance de l’intégriste religieux, idéologique, nationaliste ou ethnique et de l’individu consommateur avançant avec son caddie vers les nouveaux lendemains des croissances qui chantent, la voie spirituelle amène à passer du particularisme des langues maternelles à la nouvelle naissance. C’est ce qu’écrivait le poète Rainer Maria Rilke : « Nous naissons pour ainsi dire provisoirement quelque part. C’est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine pour y naître après coup, et chaque jour définitivement » [2].
On ne dira jamais assez à quel point l’espace laïc qui sépare les pouvoirs religieux de celui des sociétés politiques est fécond pour les itinéraires spirituels. Car la laïcité n’est pas un pis-aller, elle est le lieu de la pensée critique et de la responsabilité comme l’écrit Gabriel Ringlet : « Je suis intimement convaincu que le christianisme a besoin de la laïcité, de sa vigilance critique, de son attention aux droits de l’homme, en un mot de son sens aigu des valeurs républicaines. Je les vois bien, ensemble, replonger dans un terreau sémitique commun, réentendre le “tutoiement des prophètes”, accueillir la protestation de Job et retrouver le sens biblique de la responsabilité » [3].
Notes :
[1] https://www.gouvernement.fr/etat-des-lieux-de-la-laicite-en-france-2020-sondage-realise-par-viavoice-pour-l-observatoire-de-la
[2] Rainer Maria RILKE (1875-1926), Lettres milanaises 1921-1926, éditions Plon 1956, p. 27-28.
[3] Gabriel RINGLET (vice-recteur honoraire de l’université catholique de Louvain) : L’évangile d’un libre penseur, éditions Albin Michel, I998, p. 169.
Source : http://www.garriguesetsentiers.org/2020/07/langue-maternelle-du-sens-laicite-et-spiritualite.html