En Colombie, la laïcité malmenée par la pandémie
Par Juan Correa [1]
En décidant en 2012 d’entamer des négociations de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), l’ex-président Juan Manuel Santos a fait entrer le pays dans le XXIe siècle. Depuis soixante ans, le conflit opposant l’armée à cette guérilla d’origine communiste accaparait le débat public, ne laissant aucune place à des propositions politiques étrangères à la question de la défense nationale.
En 2016, les négociations aboutissent enfin à la signature des accords de paix à La Havane. L’organisation illégale la plus importante du pays décide de déposer les armes, après un demi-siècle d’une confrontation qui a fait des millions de déplacements forcés et de 220 000 morts – la plupart étant des civils, selon les statistiques du rapport ¡Basta Ya !.
La démobilisation d’environ 12 000 combattants a depuis pacifié beaucoup de régions dans le pays et le débat politique s’est métamorphosé. La participation de groupes politiques émergents est devenue plus visible. Des leaders communautaires, notamment dans les régions où le conflit a existé autrefois, ont finalement pu exprimer leurs réclamations. Bref, la guerre intérieure ne monopolise plus le débat politique.
Dans ce nouveau paysage, les liens entre religion et politique demeurent forts, comme l’ont révélé plusieurs épisodes au cours des dernières années, et plus encore la pandémie actuelle.
Prêtres insurgés, guerres civiles et laïcité
Depuis 1991, la Constitution du pays consacre la laïcité comme position officielle de l’État colombien face à la diversité religieuse de ses ressortissants.
Pour autant, l’ancienne alliance entre l’Église et l’État n’est pas encore définitivement dépassée. Au XIXe siècle, plusieurs guerres civiles ont été suscitées par des questions religieuses, et de la fin du XIXe siècle à 1930, l’archevêque de Bogotá devait donner son placet au candidat présidentiel du parti conservateur.
Pendant la période connue comme La Violencia (1946-1958), au cours de laquelle le pays a été déchiré par un conflit entre les deux partis traditionnels, des prêtres sont devenus chefs de groupes d’insurgés ou même inquisiteurs de la pensée libérale, considérée comme un péché.
À la fin du XXe siècle, les prélats se tournent davantage vers l’appareil social de l’Église (écoles, hôpitaux, banques alimentaires, assistance sociale) et s’engagent pour la réconciliation des Colombiens. L’Église catholique a aussi joué un rôle important comme intermédiaire dans les conflits, pour promouvoir le dialogue et intervenir dans la libération d’otages.
Depuis une vingtaine d’années, elle est pourtant concurrencée par l’émergence de nouveaux acteurs religieux dans le pays. Bien que la Colombie demeure majoritairement catholique (73 % de la population en 2016), les courants évangéliques et les nouveaux mouvements religieux (comme les pentecôtistes ou les témoins de Jéhovah) gagnent de plus en plus d’adeptes (16 % en 2016 selon la même étude).
Des partis politiques ont même été créés dans les rangs des mouvements pentecôtistes, et la visite des candidats politiques à leurs « mega-churches » fait désormais partie des parcours de campagne. Le soutien des pasteurs peut aider à compléter les voix manquantes pour une victoire électorale. Certaines décisions politiques restent largement influencées par des intérêts religieux.
Le langage religieux instrumentalisé en politique
Le 2 octobre 2016, les accords conclus entre l’État colombien et les FARC à La Havane sont rejetés par 50,2 % des électeurs lors d’un référendum. Sous l’impulsion de l’ex-président Alvaro Uribe (droite), les opposants ont réussi à rallier de nombreux catholiques et pentecôtistes, sous le faux motif que les accords prônaient une certaine « idéologie de genre » et que les écoles seraient des lieux d’endoctrinement en faveur de l’homosexualité et de la pornographie.
Le même Alvaro Uribe déclare sur Twitter le 1er mai 2018 que son candidat pour l’élection présidentielle qui se tiendra le mois suivant, Iván Duque (qui sera effectivement élu), construira une « économie chrétienne, solidaire, unissant employeurs et employés, sans aucune haine de classes ». La phrase est utilisée à plusieurs reprises pour attaquer l’adversaire de Duque au second tour, Gustavo Petro (gauche), désigné par Uribe comme un socialiste héritier de Fidel Castro et de Hugo Chávez – le terme de « castro-chaviste » est créé pour l’occasion. L’adjectif « socialiste » est parfois remplacé par celui de « communiste », les deux étant utilisés de manière très floue. Ces catégories renforcent le discours politique de la droite colombienne, et soutiennent un programme idéologique qui fait de la religion une alliée dans le débat politique.
Les catégories de « castro-chaviste », « socialiste » et « communiste », utilisées indifféremment, visent à renforcer un discours anticommuniste qui, dans le cas colombien, s’appuie sur le message de Fatima datant de 1917, dans lequel la Vierge Marie aurait dénoncé l’idéologie à l’origine de la révolution russe. Mettre sur le même plan le communisme soviétique et le prétendu communisme des opposants politiques en Colombie est une stratégie peu honnête du point de vue intellectuel, mais qui a son succès dans les urnes.
Par ailleurs, la fabrication de catégories économiques comme celle d’« économie chrétienne », ou d’étiquettes politiques comme « castro-chaviste » ou programme éducatif de « l’idéologie de genre » n’est pas suivie d’un approfondissement théorique sur un plan discursif. Ces éléments de langage ne servent qu’à disqualifier des opposants politiques de manière émotionnelle et non argumentée. Or le vote de beaucoup de citoyens est fondé sur la colère, comme l’a révélé le référendum sur les accords de paix.
La foi pour masquer l’incurie du gouvernement
La pandémie du Covid-19 a permis de dévoiler certains aspects de cette instrumentalisation du langage religieux au service de la politique. En premier lieu, le confinement obligatoire pour réduire la contamination du virus n’a pas été respecté par les 47 % de travailleurs colombiens qui occupent des emplois informels. Faute de ressources, ils ont dû continuer à gagner leur vie, accélérant la propagation du virus dans leurs quartiers.
Si cette forme d’emploi a chuté de dix points depuis dix ans selon l’Organisation internationale du travail (OIT) et l’Institut de statistiques colombien (DANE), la corruption de son côté n’a pas bougé dans la dernière décennie, et absorbe selon Transparency International 4 % du PIB. La crise sanitaire a également durement touché les prisons, suscitant des mutineries dans tout le pays et dévoilant que la fraternité chrétienne dont s’enorgueillit le gouvernement n’est pas réelle.
Malgré la situation et l’impréparation manifeste de la présidence, des membres du gouvernement n’ont pas hésité à recourir à nouveau au langage religieux pour tenter de conjurer sinon la pandémie et ses conséquences, du moins l’animosité des Colombiens insatisfaits de la gestion de la crise : la maladie du Covid-19 a montré la précarité d’emploi de la moitié des travailleurs du pays, l’oubli de certaines régions du pays – comme l’Amazonie, frontalière du Brésil, dépourvue d’infrastructures adéquates –, la corruption dans la gestion des aides de l’État ou même les fréquents scandales d’écoutes illicites réalisées par des militaires, entre autres.
Pour le président et le vice-président, l’une des réponses a été de consacrer le pays à Notre-Dame de Fatima, le 13 mai 2020, ou de prier Notre-Dame de Chiquinquirá, la patronne du pays. Bien qu’elles soulèvent des critiques de la part des opposants au gouvernement, ce genre d’initiatives, en jouant sur l’émotion, ravivent en même temps l’adhésion d’une partie de la population – plutôt pratiquante – à un gouvernement qui utilise la morale chrétienne comme outil électoral.
Notes :
[1] Doctorant en histoire moderne et contemporaine, Sorbonne Université