Au Chili, les survivants des abus craignent que la crise du COVID ne mette fin aux enquêtes sur les membres du clergé accusés
Lorsqu’a éclaté le scandale qui avait impliqué le pape lui-même, en 2018, une multitude de cas d’abus sexuel, souvent sur mineurs, se sont trouvés mis au jour. La justice civile s’était un temps montrée active dans la recherche de preuves, et parfois de façon spectaculaire, soutenue d’ailleurs par l’opinion publique. On se souvient que l’Église du Chili s’était alors trouvée au bord de l’effondrement, et le pape en bien mauvaise posture.
Les laïcs d’Osorno, en organisant une résistance étonnante contre la nomination de l’évêque Barros, et les trois victimes de Karadima qui poursuivaient leur combat avaient su joindre leurs efforts, être à l’origine d’un mouvement international de rejet des abus du fait du clergé [1], et finalement faire reconnaître la triste vérité. Le pape ayant reconnu s’être trompé avait tiré au clair la lamentable situation, et changé plusieurs évêques, Barros en tête.
Ces événements font l’objet d’un livre de Régine et Guy Ringwald : « La bataille d’Osorno [2] », qui sort en librairie le 8 octobre, et qui remet les événements en perspective.
Aujourd’hui, les victimes de différents prédateurs sexuels peuvent se demander s’ils n’avaient pas rêvé.
Un peu plus de deux ans après, le réseau des victimes d’abus [3] qui continue à recenser et publier les nouveaux cas, et il y en a toujours, se plaint du silence qui entoure les investigations en cours. Il craint, et le mot est un peu faible, que ces enquêtes soient en fait gagnées par une douce torpeur. La puissance de l’Eglise, très émoussée dans la population reste-t-elle assez forte vis-à-vis du pouvoir pour laisser s’éteindre les actions ? On notera que le procureur qui perquisitionnait dans les évêchés de Rancagua et Santiago a été déplacé.
Dans l’article qu’on lira ci-dessous, le représentant des victimes des maristes (une des congrégations les plus gravement accusées) se demande si le Covid 19 n’est pas un alibi bien venu pour expliquer la « léthargie judiciaire ».
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La pandémie du COVID-19 sert-elle à retarder le règlement du scandale des abus cléricaux au Chili ?
Par Inés San Martín
« Les courriels du Réseau des survivants [aux ecclésiastiques chiliens] sont à feu et à sang, vu la situation des allégations au bureau du procureur », a déclaré Eneas Espinoza, survivant des frères maristes qui attend toujours que justice soit faite. « L’attente grandit et on craint beaucoup que la pandémie soit le monceau de terre dont a besoin l’Église catholique pour couvrir ses crimes ».
« Si l’État chilien ne fait pas son travail, nous nous tournerons vers les tribunaux internationaux. Nous avons besoin d’un État qui garantisse les droits de l’homme, et non d’un État complice passif de crimes », a-t-il déclaré à El Mostrador.
« Nous irons aussi loin qu’il le faut pour la mémoire de tous ceux qui sont morts sans avoir eu la possibilité d’obtenir justice et les réparations justes et nécessaires », a-t-il ajouté. « Rien que dans le cas des maristes, deux victimes de ces crimes, survenus dans leur enfance, sont mortes cette année sans avoir vu la justice rendue ».
Le scandale des abus maristes est l’un des pires au Chili : sur une période de plusieurs décennies, au moins une demi-douzaine de frères ont abusé sexuellement des dizaines de mineurs dans les écoles de l’ordre au Chili.
« En voyant la réponse de l’État chilien, le réseau des survivants ainsi qu’un groupe de survivants des cas maristes se préparent à présenter nos cas devant des tribunaux internationaux », a déclaré Espinoza à Crux.
Il a déclaré qu’ils ne le feront que si la « léthargie judiciaire » soupçonnée d’être « bénéfique pour les crimes commis par l’Église catholique au Chili se poursuit ».
« Nous craignons que la pandémie ne devienne une excuse parfaite pour retarder l’enquête, pour ne pas avancer dans les procédures, et que les dossiers qui impliquent l’Église ne dorment dans les tiroirs des bureaux judiciaires du Chili », a-t-il déclaré lors d’une conversation sur WhatsApp.
« Personne, et je dis bien, personne, ne peut ignorer l’immense pouvoir du lobby des institutions religieuses, particulièrement en Amérique latine », a-t-il déclaré.
Espinoza s’est récemment rendu, avec d’autres survivants, au bureau du procureur à Santiago, et il n’en est pas sorti satisfait.
« Nous sommes sortis très inquiets alors que l’attitude du bureau du procureur était du style “oh, il y a des dossiers ouverts dans nos bureaux qui impliquent des abus de la part de membres de l’Église catholique au Chili”. Nous parlons d’affaires qui ont choqué le pays et qui sont toujours ouvertes, sans justice », a-t-il déclaré.
Espinoza déplore que le système juridique chilien puisse être soumis à des « groupes de pression » et que l’Église continue à exercer une influence.
Pour donner un exemple, il a évoqué les défis qu’ont eus à se manifester certains des premiers survivants au Chili : bien que disposant de ressources sociales et économiques, ils ont dû eux aussi « mener une bataille énorme et il a fallu des années pour obtenir une justice minimale ».
Bien qu’il ne les ait pas nommés, il faisait référence à Juan Carlos Cruz, James Hamilton et Jose Andres Murillo, abusés par l’ancien prêtre Fernando Karadima. Ils ont été rendus publics pour la première fois il y a plus de dix ans, mais ce n’est que l’année dernière que Karadima a été retiré de la prêtrise et que l’Église a été contrainte par les tribunaux d’accorder une compensation financière aux survivants.
« En cours de route, les affaires sans gloire ni fortune se diluent », a déclaré Espinoza à Crux. « Ceux d’entre nous qui font partie du Réseau des survivants appartiennent à une nouvelle vague de dénonciateurs, qui cette fois-ci, ont choisi de s’organiser pour que personne ne soit laissé au bord du chemin. »
Il a fait remarquer que si une personne est abusée par un prêtre jésuite ou un frère mariste, on « fera pression sur l’État pour qu’il fasse son travail, mais si vous êtes victime d’un prêtre rural inconnu, vous ne retiendrez guère l’attention ».
Et c’est pourquoi le Réseau des survivants a été créé.
Le temps joue toujours en faveur des criminels, mais nous sommes organisés en réseau et accompagnés de professionnels ce qui nous permet d’exiger avec plus de force que de nouvelles enquêtes soient menées et que la vérité juridique soit faite sur les crimes commis », a-t-il déclaré.
L’affaire chilienne est sans doute actuellement l’une des plus complexes pour l’Église. Bien qu’il y ait eu quelques changements depuis l’explosion de l’affaire en 2018, il reste de nombreuses questions à régler.
D’un côté, depuis sa visite dans ce pays d’Amérique latine au début de 2018, le pape François a accepté la démission d’un tiers de la conférence épiscopale, mais il n’a créé qu’une poignée d’évêques.
L’un de ceux qu’il a nommés a dû démissionner avant d’entrer en fonction pour des propos sexistes et antisémites.
Les évêques contraints de démissionner ont tous fait face à des allégations d’abus ou de dissimulation, y compris le cardinal Ricardo Ezzati, archevêque émérite de Santiago, qui a été poursuivi pour dissimulation d’un viol dans la cathédrale de la capitale du pays.
Selon une carte interactive du Réseau chilien des survivants d’abus sexuels commis par des membres du clergé, mise à jour en juillet dernier, il y a eu dans le pays 360 allégations publiques d’abus sexuels contre des représentants de l’Église.
Notes :
[1] ECA Ending Clergy Abuse,
[2] Éditions Temps Présent/ Golias
[3] Chilean Network of Clerical Sexual Abuse Survivors
Source : https://cruxnow.com/church-in-the-americas/2020/09/chilean-abuse-survivors-fear-covid-crisis-will-stop-investigations-into-accused-clergy/
Traduction : Lucienne Gouguenheim