L’encyclique post-COVID du Pape envisage un monde moins populiste et moins capitaliste
« Fratelli Tutti » conteste la répartition injuste des richesses, la guerre juste et la peine de mort
Par Joshua J. McElwee
Exposant une vision globale de la manière dont le monde devrait changer après la pandémie de coronavirus, le pape François imagine des sociétés plus humaines, plus soucieuses d’aider ceux qui sont dans le besoin et fondamentalement moins attachées aux principes du capitalisme de marché.
Dans une longue et vaste lettre encyclique publiée le 4 octobre, le pontife affirme que la crise sanitaire mondiale persistante rend « d’autant plus urgent de repenser nos modes de vie ».
Parmi les sujets que le pape met en discussion : l’économie du ruissellement, la distribution injuste des richesses dans le monde, le recours continu à la théorie de la guerre juste et à la peine de mort, et les dirigeants populistes qui font appel aux « inclinations les plus basses et les plus égoïstes » des gens.
La lettre, intitulée Fratelli Tutti en référence aux liens familiaux qui unissent tous les peuples du monde, articule parfois des points de vue qui pourraient bien s’aligner sur un manifeste socialiste démocratique. Elle est également marquée par la tristesse, voire l’indignation, face au nombre de personnes qui sont mortes pendant la pandémie faute d’une meilleure répartition des ressources sanitaires.
« Une fois cette crise sanitaire passée, notre pire réaction serait de plonger encore plus profondément dans un consumérisme fébrile et de nouvelles formes d’autopréservation égoïste », écrit François dans le premier chapitre, qui traite des « nuages noirs » dont le pape dit qu’ils planent sur le monde.
« Si seulement cela pouvait s’avérer ne pas être une autre tragédie de l’histoire dont nous n’avons rien appris », écrit le pontife. « Si seulement nous pouvions garder à l’esprit toutes ces personnes âgées qui sont mortes par manque de respirateurs, en partie à cause du démantèlement, année après année, des systèmes de santé ».
« Si seulement nous pouvions redécouvrir une fois pour toutes que nous avons besoin les uns des autres », poursuit-il. Si Dieu le veut, après tout cela, nous ne penserons plus en termes d’« eux » et de « ceux-là », mais seulement de « nous ».
Fratelli Tutti est la troisième encyclique des sept années de la papauté de François, après Laudato Si’ en 2015, qui traitait de la crise climatique mondiale persistante, et Lumen Fidei en 2013, qui célébrait la foi chrétienne et qui était en grande partie un produit du pape Benoît XVI à la retraite.
Le nouveau texte tire son titre d’une des admonitions de saint François d’Assise aux premiers membres de son ordre religieux du XIIIe siècle, auxquels il s’adressait en latin comme à ses frères.
D’éminentes femmes catholiques avaient émis des objections au titre avant la publication de l’encyclique, notant que bien que « fratelli tutti » puisse sonner à une oreille italienne moderne comme « tous les frères et sœurs », la traduction exacte est « tous les frères ».
Bien que le pape François ouvre l’encyclique avec les deux mots italiens, il précise que le saint s’adressait à la fois à « ses frères et sœurs ». Le pape déclare également qu’il entend que le texte soit « une invitation au dialogue entre tous les hommes de bonne volonté ».
L’encyclique est assez longue, avec 287 paragraphes numérotés sur plus de 43 000 mots. Elle contient également 288 notes de bas de page, qui font principalement référence aux discours et aux écrits du pape dans toute sa papauté.
Le texte se déroule en huit chapitres. Le deuxième chapitre, qui est une réflexion détaillée sur l’histoire évangélique du bon Samaritain, apparaît comme une sorte de pierre de touche de l’encyclique, fournissant un modèle clair de la façon dont François pense que les gens devraient prendre soin les uns des autres.
Politique, propriété privée
Le cinquième chapitre, intitulé « Un meilleur type de politique », contient ce qui semble être certaines des plus fortes critiques jamais formulées par un pape à l’égard du système de marché mondial et des mouvements politiques populistes et nationalistes.
En des termes qui seront certainement considérés comme des références indirectes à des hommes politiques tels que l’Américain Donald Trump, le Brésilien Jair Bolsonaro et l’Italien Matteo Salvini, Francis dénonce avec force les dirigeants populistes qui « sont capables d’exploiter politiquement la culture d’un peuple, sous quelque bannière idéologique que ce soit, pour leur propre avantage personnel ou pour maintenir leur emprise sur le pouvoir ».
« Ils recherchent la popularité en faisant appel aux penchants les plus bas et les plus égoïstes de certains secteurs de la population », déclare le pontife, ajoutant : « Cela devient d’autant plus grave lorsque, sous des formes plus grossières ou plus subtiles, cela conduit à l’usurpation des institutions et des lois. »
Plus loin dans ce chapitre, Francis utilise de façon frappante la terminologie catholique pour critiquer les idéologies néolibérales ou libertaires qui appellent à un système de libre marché non réglementé.
« Le marché, par lui-même, ne peut pas résoudre tous les problèmes, même si on nous demande de croire à ce dogme de la foi néolibérale », déclare le pontife. « Quel que soit le défi, cette école de pensée appauvrie et répétitive propose toujours les mêmes recettes ».
Le néolibéralisme se reproduit simplement en recourant aux théories magiques du « débordement » ou du « ruissellement » », poursuit le pape. On ne comprend guère que la prétendue « contagion » ne résout pas l’inégalité qui donne naissance à de nouvelles formes de violence menaçant le tissu social ».
François a commencé Fratelli Tutti plus tôt dans l’année, apparemment dans l’intention de centrer davantage le texte sur le dialogue interreligieux à la lumière d’une déclaration commune historique que le pape a signée en février 2019 avec le cheikh Ahmed el-Tayeb, le grand imam de la mosquée d’Al-Azhar en Égypte et l’une des plus hautes autorités de l’islam sunnite.
Le pontife cite à huit reprises ce texte, connu sous le nom de « Document sur la fraternité humaine ». En ouverture de l’encyclique, le pape fait également référence à la rencontre sans précédent de saint François d’Assise avec le sultan égyptien Malik al-Kamil pendant la cinquième croisade comme modèle de rencontre interreligieuse.
Mais l’émergence de la pandémie de coronavirus semble avoir modifié de manière significative les plans du texte de l’encyclique. Dans l’introduction, Francis dit que la pandémie a « éclaté de façon inattendue » au moment où il écrivait.
« En dehors des différentes manières dont les divers pays ont réagi à la crise, leur incapacité à travailler ensemble est devenue tout à fait évidente », déclare le pape. « Quiconque pense que la seule leçon à tirer soit la nécessité d’améliorer ce que nous faisions déjà, ou d’affiner les systèmes et les réglementations existants, nie la réalité ».
François fait référence à un large éventail de questions sociales et politiques tout au long du document. Il évoque la question de la répartition des richesses dans le troisième chapitre, qui s’ouvre sur une critique des mentalités individualistes.
« L’individualisme ne nous rend pas plus libres, plus égaux, plus fraternels », déclare le pontife. « La simple somme des intérêts individuels n’est pas capable de générer un monde meilleur pour toute la famille humaine ».
« L’individualisme radical est un virus extrêmement difficile à éliminer, car il est intelligent », poursuit-il. « Il nous fait croire que tout consiste à donner libre cours à nos propres ambitions, comme si en poursuivant des ambitions toujours plus grandes et en créant des filets de sécurité, nous servions en quelque sorte le bien commun ».
En ce qui concerne la répartition des richesses et la propriété privée, François se réfère à l’exemple des premiers écrivains chrétiens qui, selon lui, ont compris que « si une personne ne dispose pas de ce qui est nécessaire pour vivre dans la dignité, c’est parce qu’une autre personne le détient ».
François cite l’encyclique Centesimus Annus du pape Jean-Paul II, qui dit que la tradition chrétienne « n’a jamais reconnu le droit à la propriété privée comme absolu ou inviolable », et semble ensuite pousser cet enseignement un peu plus loin.
« Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire, dérivé du principe de la destination universelle des biens créés », affirme François. « Cela a des conséquences concrètes qui devraient se refléter dans le fonctionnement de la société ».
Guerre juste et peine de mort
Dans le septième chapitre de l’encyclique, le pape semble également mettre à jour l’enseignement de l’Église catholique concernant la possibilité d’une guerre dite « juste ».
François est sur le point de rejeter la théorie de la guerre juste, qui a été évoquée pour la première fois au IVe siècle par l’évêque Saint-Augustin d’Hippone et qui utilise une série de critères pour évaluer si le recours à la violence peut être considéré comme moralement justifiable.
Le pape affirme que les armes nucléaires, chimiques et biologiques, ainsi que les nouveaux systèmes de combat technologiques « ont conféré à la guerre un pouvoir destructeur incontrôlable sur un grand nombre de civils innocents ».
« Nous ne pouvons plus penser à la guerre comme une solution, car ses risques seront probablement toujours plus grands que ses avantages supposés », déclare le pontife. Dans ce contexte, il est très difficile aujourd’hui d’invoquer les critères rationnels élaborés au cours des siècles précédents pour parler de la possibilité d’une « guerre juste ». «
« Chaque guerre laisse notre monde pire qu’il ne l’était auparavant », dit le pape. « La guerre est un échec de la politique et de l’humanité, une capitulation honteuse, une défaite cuisante devant les forces du mal. »
De même, François exprime à nouveau clairement son opposition totale à la peine de mort, en citant l’encyclique Evangelium Vitae de Jean-Paul II de 1995, puis son propre changement de 2018 à l’enseignement présenté dans le Catéchisme de l’Église catholique.
« Saint Jean-Paul II a affirmé clairement et fermement que la peine de mort est inadéquate d’un point de vue moral et n’est plus nécessaire du point de vue de la justice pénale », déclare François.
« Il ne peut y avoir de recul par rapport à cette position », poursuit le pape. Aujourd’hui, nous déclarons clairement que « la peine de mort est inadmissible » et l’Église est fermement engagée à demander son abolition dans le monde entier ».
François s’adresse aussi directement aux croyants qui pourraient douter de son enseignement sur le sujet, en déclarant « Je demande aux chrétiens qui hésitent encore sur ce point, et à ceux qui sont tentés de céder à la violence sous quelque forme que ce soit, de garder à l’esprit les paroles du livre d’Isaïe : “Ils briseront leurs épées pour en faire des socs de charrue”. »
Le pape fait également référence à l’avertissement de Jésus au disciple anonyme qui a dégainé son épée pour essayer de protéger Jésus de l’arrestation : « Remets ton épée à sa place ; car tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée ».
François parle de : « La réaction de Jésus, qui a jailli de son cœur, enjambe le fossé des siècles et atteint le présent comme un appel durable. »
Les différents visages de l’humanité une
Le deuxième chapitre de l’encyclique, qui dissèque la parabole du bon Samaritain, se concentre sur l’exemple que le personnage de l’histoire pourrait donner aux gens d’aujourd’hui.
Selon François, l’histoire, qui voit le protagoniste s’arrêter pour aider une personne qui a été volée et battue après que d’autres l’aient dépassée, pose à chacun de nous une question difficile.
« Auquel de ces personnages ressemblez-vous ? » demande le pontife. « Nous devons reconnaître que nous sommes constamment tentés d’ignorer les autres, surtout les faibles. »
« Nous avons pris l’habitude de regarder ailleurs, de passer à côté, d’ignorer les situations jusqu’à ce qu’elles nous touchent directement », dit le pape. Pire encore, dit-il, « pris par nos propres besoins, la vue d’une personne qui souffre nous dérange ».
« Ce sont les symptômes d’une société malsaine », déclare Francis. « Une société qui recherche la prospérité, mais qui tourne le dos à la souffrance. »
Plus haut dans le texte, le pontife applique cet état d’esprit d’aide à la question de savoir comment les pays devraient traiter les migrants, en particulier ceux qui fuient des situations de violence ou des crises humanitaires graves.
« Certains régimes politiques populistes, ainsi que certaines approches économiques libérales, soutiennent qu’il faut à tout prix empêcher un afflux de migrants », déclare François. « Des arguments sont également avancés pour justifier la limitation de l’aide aux pays pauvres, afin qu’ils puissent toucher le fond et se voir contraints de prendre des mesures d’austérité ».
« On ne se rend pas compte que derrière de telles déclarations, abstraites et difficiles à soutenir, de nombreuses vies sont en jeu », dit le pontife. « De nombreux migrants ont fui la guerre, les persécutions et les catastrophes naturelles ».
« Personne ne niera jamais ouvertement qu’ils sont des êtres humains, mais en pratique, par nos décisions et la façon dont nous les traitons, nous pouvons montrer que nous les considérons moins dignes, moins importants, moins humains », poursuit Francis.
« Pour les chrétiens, cette façon de penser et d’agir est inacceptable, car elle place certaines préférences politiques au-dessus des convictions profondes de notre foi : la dignité inaliénable de toute personne humaine, sans distinction d’origine, de race ou de religion, et la loi suprême de l’amour fraternel », dit le pape.
S’adressant à nouveau aux croyants qui pourraient ne pas être d’accord avec lui, François déclare : « Je me rends compte que certaines personnes sont hésitantes et craintives à l’égard des migrants. Je considère que cela fait partie de notre instinct naturel d’autodéfense ».
« Je demande à chacun de dépasser ces réactions primaires », dit le pape.
François termine l’encyclique par deux prières : l’une adressée au « Créateur », qui pourrait être partagée par ceux des différentes religions ; et l’autre intitulée « une prière chrétienne œcuménique ».
La prière œcuménique demande que l’Esprit Saint montre aux peuples du monde que nous sommes tous « des visages différents de l’unique humanité que Dieu aime tant ».